Depuis la crise du coronavirus, ils ne veulent plus perdre leur vie à la gagner

25 jun 2020

6 min

Depuis la crise du coronavirus, ils ne veulent plus perdre leur vie à la gagner
autores
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Alors que le canapé s’est transformé en bureau et la consommation a été réduite au strict nécessaire pendant le confinement, des hommes et des femmes se sont demandé quel était le sens de tout ça. Pour la première fois de leur vie, ils ont commencé à rêver d’une vie qui se serait affranchie du travail, qui se serait reconnectée à la terre, et où l’on aurait plus besoin d’aller au supermarché pour remplir son caddie. Si pour beaucoup cette idée est restée un fantasme, certains ont déjà sauté le pas.

Mina, 41 ans, n’attend qu’une seule chose : être licenciée. Cela tombe bien, l’entreprise qui l’emploie comme acheteuse de matière première vient d’annoncer une réduction des effectifs. Après avoir traversé deux plans sociaux en cinq ans, la mère célibataire de grands ados, cette fois-ci, ne se ronge pas les sangs. Difficile d’imaginer qu’il y a quelques mois à peine, Mina ne comptait pas ses heures et faisait tout pour se faire remarquer positivement par sa hiérarchie. Ce qui a changé ? Le confinement. « J’ai très peu travaillé pendant cette période, explique-t-elle. Au début, même si j’étais au chômage partiel deux jours par semaine, je regardais mes mails tous les jours. Puis, à mesure que je m’éloignais physiquement de mon travail, j’ai relâché la pression. Les mails urgents devaient attendre. » Fin avril, elle s’est remise à retaper des meubles en bois pour les offrir à ses amis et pour la première fois, elle n’a plus eu l’impression de brasser du vent. « J’ai compris que mon travail, pour lequel j’étais investie à 100%, c’était rien, juste un truc impalpable, détaille-t-elle. Après une phase d’acceptation, j’ai réussi à faire le deuil de cette vie. » La quadragénaire n’a pas le statut cadre, n’est pas protégée par une rente et doit nourrir sa famille…, qu’importe, elle veut désormais sortir d’un système « où l’on juge la réussite d’une personne uniquement par son statut social au travail. » Elle n’a plus peur d’être au chômage et projette de se lancer dans l’ébénisterie.

« J’ai compris que mon travail, pour lequel j’étais investie à 100%, c’était rien, juste un truc impalpable » - Mina, 41 ans, acheteuse de matière première

Notre travail est ce qui nous définit le plus

Burn-out, prise de conscience écologique, naissance d’un enfant, perte de sens au travail et maintenant, crise du coronavirus. De nombreux événements peuvent déclencher le besoin de s’émanciper et de refuser la place prédominante qu’occupe le travail dans nos vies. Mais s’affranchir du « tout travail » n’est pas simple. « Dans nos sociétés individualistes, la vie est construite autour du travail : les études sont une préparation au travail, ce à quoi succède le temps du travail, puis la retraite, explique Marie Rebeyrolle, anthropologue spécialisée dans l’accompagnement du changement en entreprise. Et qu’est-ce que le travail ? C’est l’organisation du temps humain autour d’une ou plusieurs activités rémunérées ou non. En prenant un peu de recul, ce que Mina remet en cause, ce n’est pas le travail en soi, mais une forme de contractualisation du travail qui veut qu’on travaille toujours plus sans penser à son épanouissement personnel. » Et si cela fait plusieurs années que des individus rejettent ce système, la spécialiste estime que le coronavirus a bien été un accélérateur de prise de conscience chez des personnes qui n’osaient pas encore sauter le pas. « Cette crise a été très mal vécue dans un pays qui est la septième puissance mondiale, parce qu’elle a révélé de façon inédite de nombreux dysfonctionnements. Je pense ici à la pénurie de masques, au manque de moyens pour les hôpitaux et, en même temps, au sauvetage de l’économie par l’injection de milliards de certaines grandes entreprises, souligne-t-elle. « On a vu les limites du système et on s’est rendu compte que le capitalisme, c’est finalement un peu comme le vélo : si on arrête de pédaler, on se casse la figure. »

On a vu les limites du système et on s’est rendu compte que le capitalisme, c’est finalement un peu comme le vélo : si on arrête de pédaler, on se casse la figure. » - Marie Rebeyrolle, anthropologue

Un besoin urgent de ralentir

« Pourquoi je fais ça ? Dans quel but ? Est-ce que mon travail me rend heureux ? » Ces questions, Arnaud, 46 ans et webdesigner, se les ai posées dès le deuxième mois de confinement. « Même si j’étais en télétravail et que je devais parfois m’occuper seul de ma fille, je me suis retrouvé avec plus de temps libre et j’ai pensé au sens de cette épreuve que nous traversions collectivement. Le plus difficile a été de voir toutes ces personnes qui s’exposaient et prenaient des risques pour faire marcher la machine, alors que moi j’étais planqué dans mon appartement », raconte-t-il. Mais le confinement a tout de même eu une vertu : Arnaud a arrêté de courir. Courir pour aller au travail, finir ses dossiers, faire ses courses en grande surface pour acheter toujours plus de choses. Il a réussi à ralentir et a réduit sa consommation au strict nécessaire. Aujourd’hui, il questionne la finalité de son travail qu’il juge inutile : « Je suis un cadre moyen, je gagne 2400 euros par mois. Qu’est-ce que me permet ce salaire ? De me nourrir, de payer mon loyer, d’élever ma fille et de m’offrir des shoots de consommation qui peuvent me donner un peu de plaisir, mais qui ne font pas de moi un homme heureux. »

Après de longues semaines d’introspection, Arnaud sait désormais ce qu’il veut : s’éloigner de la ville pour s’installer dans une Tiny House (un mouvement social et architectural qui prône la simplicité volontaire par l’habitation de petites maisons, ndlr ) à la campagne, pouvoir se nourrir de son potager en permaculture et pourquoi pas se reconvertir dans l’artisanat. Mais deux obstacles lui barrent encore le chemin : le partage de la garde de sa fille avec son ancienne compagne qui préfère la ville et la peur de se réorienter à 46 ans. En attendant de se lancer, il va tout faire pour rester en 100% télétravail, farouchement déterminé à en faire le moins possible.

« Qu’est-ce que me permet ce salaire ? (…) De m’offrir des shoots de consommation qui peuvent me donner un peu de plaisir, mais qui ne font pas de moi un homme heureux. » - Arnaud, 46 ans, webdesigner

Le coronavirus a confirmé leur besoin de changement de vie

Si Mina et Arnaud ont vu la lumière pendant le confinement, d’autres ont vécu la crise du coronavirus comme une validation de leurs choix. Marc, 41 ans, associé dans une agence de communication, vient de démissionner. Contrairement à 18% de Français, il ne pense pas avoir perdu son temps dans un « bullshit job » - expression anglophone pour dire que son emploi manque d’intérêt ou est tout simplement inutile. Simplement, cela faisait des années qu’il souhaitait cesser de travailler, et il est désormais passé à l’acte. Mais pour faire quoi ? Souvent, on fantasme ceux qui désertent la vie active, on les voit comme des hurluberlus en sandales, un peu poètes, un peu feignants, qui ne veulent plus rien faire du tout. « Arrêter de travailler, c’est se retirer du monde », rappelle Marie Rebeyrolle. Dans le roman Libre, seul et assoupi, paru en 2010, l’écrivain Romain Monnery dressait le portrait d’une génération qui rejette le monde du travail pour trouver son bonheur dans la lecture, l’observation de la nature et les discussions de comptoir. Pas vraiment le projet de vie de Marc, qui compte au contraire s’investir dans le monde, entre son engagement dans des associations locales de protection de l’environnement et l’éducation de ses deux jeunes enfants.

Plusieurs facteurs ont joué. D’abord l’envie de concrétiser son engagement écologiste, encore renforcé par la crise du coronavirus. Et l’impression de travailler trop, depuis trop longtemps. « Après plus de vingt ans dans la même branche, je me suis rendu compte que je travaillais toujours 50 heures par semaine, tout en étant toujours plus productif. Au final, le compte n’y était plus. » Mais si Marc a pu sauter le pas, c’est surtout grâce à l’aide financière de ses parents sans laquelle sa révolution personnelle n’aurait pas eue lieu : « C’est une vraie chance que je saisis aujourd’hui », admet-il.

« Après plus de vingt ans dans la même branche, je me suis rendu compte que je travaillais toujours 50 heures par semaine, tout en étant toujours plus productif. » - Marc, 41 ans, associé dans une agence de communication

Un mois après le déconfinement, il est encore trop tôt pour dire que le coronavirus va être à l’origine d’un mouvement d’ampleur de rejet du travail salarié et de la consommation de masse qui en découle. Et si certains se sont émus d’un retour trop rapide “à la normale”, la spécialiste n’a pas été surprise de voir des queues devant les portes des commerces “non-essentiels” dès le 11 mai, mais aussi d’autres se réjouir de la fin du chômage partiel ou de la réouverture des parcs. « Plus que tout, l’humain a besoin de repères et d’habitudes pour vivre sereinement, explique-t-elle. Depuis qu’on est enfant, on vit dans un rythme qui a été choisi pour nous : il faut se lever, se brosser les dents, aller au travail… à heures fixes. Sans ça, on est perdu. Finalement, retrouver sa vie d’avant le coronavirus a été pour beaucoup une question de survie et cela explique aussi pourquoi, même si on peut rêver d’autre chose, peu sont ceux qui passent vraiment à l’acte. »

« Depuis qu’on est enfant, on vit dans un rythme qui a été choisi pour nous : il faut se lever, se brosser les dents, aller au travail… à heures fixes. Sans ça, on est perdu. » - Marie Rebeyrolle

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Photo d’illustration by WTTJ

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