Quel avenir pour les rêves de reconversion nés en confinement ? Enquête

20 mai 2020

6min

Quel avenir pour les rêves de reconversion nés en confinement ? Enquête
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

Pendant le confinement total, certains travailleurs ont sauté le pas : ils se sont (enfin) inscrits à des programmes de coaching, prêts à tout pour se reconvertir. Grâce aux heures libérées et face à des questionnements toujours plus forts, ils s’apprêtent à changer de vie. Demain et radicalement ? Pas si sûr. Car dans un monde du travail bouleversé, est-ce bien prudent de tout envoyer balader ?

Confinement : le temps de la réflexion retrouvé

Pour David, responsable administratif financier et juridique dans une PME lilloise, les choses sont claires. Sans le confinement, il ne se serait jamais inscrit à une formation de trois mois pour changer de voie. Non pas qu’il ne se posait pas déjà des questions sur sa vie pro auparavant : « C’est ma deuxième expérience qui se passe mal. Il y avait quelque chose qui n’allait pas dans mon travail, depuis un bout de temps, mais je n’arrivais pas à savoir quoi… » C’est juste que, comme beaucoup de monde, David sait qu’en temps normal, il n’aurait jamais pris le temps de se poser sur son malaise. « En début d’année, j’ai prévenu mon directeur que je quitterai l’entreprise fin juin. Mais je me connais, j’aurais cherché directement un poste en finance d’entreprise, sans remettre mon métier en cause, pour ne surtout pas rester sans activité. » Le chômage, le trentenaire l’a déjà expérimenté « huit mois il y a quelques années », et hors de question de repasser par-là. Mais quand son entreprise l’a passé en activité partielle au début du confinement, David s’est plongé dans les livres de développement personnel et a saisi l’occasion. Depuis la mi-avril et pendant trois mois, il suit un programme intensif de coaching professionnel. Le but : trouver le métier qui le rendra vraiment heureux.

À l’autre bout de la France, près de Marseille, Clémence, 38 ans, a elle aussi tenté l’aventure grâce au lockdown. « Ça faisait deux ans que je me disais qu’il fallait que je me reconvertisse, que je n’étais pas épanouie dans ce que je faisais et que ça impactait ma vie toute entière… » pose-t-elle d’une voix timide. « Mais je ne faisais rien. Et je serais encore en train de laisser traîner les choses s’il n’y avait pas eu le confinement ! » Développeuse web, actuellement en télétravail, Clémence complète donc ses longues journées par des sessions de coaching vidéos et des exercices quotidiens, week-end compris. « Même si je travaille autant qu’avant, le fait de ne plus perdre de temps dans les transports et d’avoir certaines de mes activités - comme la danse - qui ont cessé, j’ai mécaniquement plus de disponibilité pour suivre mon programme de coaching et faire mon introspection ! » Finalement, David et Clémence l’assurent : pour eux, le confinement a été une réelle chance, l’opportunité de se recentrer sur eux-mêmes, pour enfin se réinventer.

« J’ai mécaniquement plus de disponibilité pour suivre mon programme de coaching et faire mon introspection ! » - Clémence, développeuse web

Des questionnements dans l’air du temps, exacerbés par la crise

Combien sont-ils, télétravailleurs ou chômeurs partiel, à avoir profité de ces huit semaines d’enfermement pour commencer à dessiner le brouillon d’une nouvelle vie ? Si aucun chiffre n’existe, les spécialistes s’accordent : ces deux mois écoulés, propices aux questionnements individuels, ont fortement accompagné une tendance déjà bien installée dans le paysage pro. Ces dernières années, le secteur de la reconversion a le vent en poupe. Quête de sens, envie de concilier ses valeurs personnelles avec ses heures au bureau, hype de l’artisanat ou encore rêve de slow life… on ne compte plus les articles (y compris sur Welcome to the Jungle, avouons-le) qui mettent en avant les parcours de switcheurs, véritables héros de l’accomplissement professionnel. « Le confinement et la situation sanitaire globale ont d’une part amplifié des désirs latents, ceux que l’on laisse habituellement de côté car ce sont des questionnements compliqués et que c’est plus facile de ne rien faire, et, d’autre part, poussé de nouvelles personnes à questionner leur situation » relate Sylvaine Pascal, coache en plaisir au travail et spécialiste de la reconversion. « Désormais, la remise en cause est beaucoup plus globale. Ce n’est plus juste une histoire de bullshit jobs : on peut faire un travail dit “utile”, comme informaticien par exemple, et être soudainement confronté à son “moi”, à ses réelles envies, ou à la “vraie” utilité de ceux qui sauvent des vies au temps du Covid… »

« Ce n’est plus juste une histoire de bullshit jobs : on peut faire un travail dit “utile”, comme informaticien par exemple, et être soudainement confronté à son “moi” » - Sylvaine Pascal, coache spécialiste de la reconversion

Résultat : un marché de la reconversion pris d’assaut. Anne-Claire Penet, Chef de projet pour le site spécialisé dans la reconversion Nouvelle vie professionnelle, témoigne de l’engouement : « Nous enregistrons une hausse de 79% de visiteurs uniques au mois d’avril 2020, en comparaison d’avril 2019. » Et le son de cloche chez les nouveaux acteurs du secteur est le même : chez Switch Collective, la start-up parisienne qui fait le pari du coaching collectif, sa cofondatrice Clara Delétraz l’assure : depuis le début du confinement, les demandes de renseignements ont doublé, passant à 100 prises de contact par semaine. « Nos promos sont toutes pleines, et depuis le 16 mars nous avons enregistré 250 inscriptions, c’est deux fois plus qu’habituellement à cette période ! » Chez son concurrent, le pureplayer online, Chance, les chiffres ont eux-aussi explosé. Au téléphone, le cofondateur Ludovic de Gromard détaille : « Entre février et avril, la demande mensuelle sur la plateforme en ligne a fait un bond de 120%, et les webinars que nous organisons depuis février ont vu leur nombre de participants quadrupler. » Une croissance bienvenue pour la start-up lancée en décembre dernier, qui a justement levé 5,6 millions d’euros… à la mi-avril. « Le confinement a même légèrement accéléré notre closing » se réjouit le CEO. « Nos investisseurs ont compris que la période qui s’ouvrait allait être propice à l’envie de reconversion, et que Chance s’inscrivait dans cette ère. » Dans ce moment particulier, Ludovic de Gromard observe deux types de population : « Il y a ceux qui sont à la recherche de sens ou d’utilité sociale ; mais aussi, et c’est nouveau, des gens qui ont peur du licenciement et sont donc pro-actifs pour se réorienter dans d’autres secteurs. »

Tout plaquer ? L’heure est pourtant à la prudence

À 29 ans, Mylène, jeune HR project manager en est en tout cas sûre : elle se sauve enfin d’un mal-être professionnel profond. Pour elle, le changement doit être radical. « Quand je me suis inscrite à Switch Collective début avril, ça faisait tellement longtemps que j’étais malheureuse que j’étais prête à reprendre des études s’il le fallait. » Idem pour David, le Lillois, qui teste le parcours Chance : « Je ne sais pas encore vers quoi je me dirige, mais je sais que je ne veux plus jamais faire de finance d’entreprise. Je suis ouvert à tout. Par exemple j’ai toujours aimé les sciences sociales, l’histoire, la sociologie… » énumère-t-il avec enthousiasme. Mais se reconvertir totalement, en pleine incertitude économique, est-ce réellement une bonne idée ? La consultante Sylvaine Pascal met en garde : « Si le confinement était clairement le moment pour vous poser des questions et penser au futur, il n’est pas forcément le bon moment pour se reconvertir totalement » assure-t-elle. « On ne sait pas quels secteurs vont repartir et quand. La seule chose qui est certaine c’est que l’on est plutôt parti sur un chômage de masse… » Pour l’observatrice, la vague et désormais le tsunami d’envie de reconversions, c’est surtout le risque d’augmenter le nombre d’erreurs d’aiguillage. « Il faut se méfier du sentiment d’urgence qui est né de cette crise. Nous sommes tous très impactés émotionnellement, et il ne faut pas se jeter soudainement dans le vide. »

« Si le confinement était clairement le moment pour vous poser des questions et penser au futur, il n’est pas forcément le bon moment pour se reconvertir totalement » - Sylvaine Pascal

Marie-Lise, Cheffe de secteur dans le luxe et également inscrite à Switch, choisit elle la prudence. On parle alors de job crafting, et non pas de reconversion totale : « Soit je changerai de poste dans mon entreprise, soit je garderai un poste un peu semblable mais dans un autre secteur, plus en accord avec mes valeurs. Le luxe, c’est quand même assez superficiel… » murmure celle qui culpabilise désormais de gagner autant voire plus que ces deux sœurs infirmières. Pour Mylène, la presque trentenaire qui était prête à reprendre des études, les premières semaines d’introspection ont également apaisé ses ardeurs. « Finalement, je me suis rendue compte que rien ne me passionne assez pour tout reprendre à zéro, mais que c’est l’organisation de ma future structure qui va beaucoup compter. J’ai besoin d’une organisation plus agile que ce que j’ai connu jusqu’ici, style start-up, et besoin d’autonomie et de choses à créer » Une réflexion qu’encourage Sylvaine Pascal : « Les gens viennent me voir en me disant : je ne supporte plus ce métier, je veux changer du tout au tout. Mais souvent ce n’est pas le métier le problème, juste certains détails dans l’entreprise, son management, les collègues avec qui l’on travaille etc. » Un ré-aiguillage que Mylène compte tout de même mener jusqu’au bout, avec pour deadline la fin d’année : « Avec le confinement j’ai compris que si je me réveille à 65 ans avec un CV de ouf mais que je n’ai jamais fait ce qui me faisait kiffer, je m’en voudrais énormément. »

Avec le déconfinement et le retour au bureau progressif, une question apparaît. L’urgence du quotidien et de la crise reprendra-t-il le pas sur le temps long et les réflexions personnelles ? « Ce n’est pas certain, tente Sylvain Pascal. Les priorités pourraient avoir changé… »

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