Votre métier est-il un « bullshit job » ?

02 sept. 2020

4min

Votre métier est-il un « bullshit job » ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Depuis quelques années, l’expression « bullshit job » (« boulot à la con ») est utilisée dans les débats sur le travail, à la suite de la parution d’un article qui a fait grand bruit. David Graeber, un anthropologue et professeur américain, l’a d’abord utilisée dans une diatribe provocatrice, intitulée Le phénomène des bullshit jobs et publiée en août 2013 dans la revue radicale Strike!. Dans les semaines suivantes, plus d’un million de lecteurs lisent son article qui est traduit dans plus de dix langues. Aujourd'hui, sa théorie n'a jamais pris autant de sens...

De manière provocatrice, Graeber ciblait dans son ouvrage « les consultants RH, les responsables de communication, les avocats d’affaires, les lobbyistes… » qui passent leur temps de comités en réunions « sans jamais faire quoi que ce soit. » Il n’imaginait pas que sa critique d’un système capitaliste, qui récompense davantage ceux qui détruisent de la valeur que ceux qui en créent, en payant plus les consultants, les experts en marketing et les concepteurs de produits financiers que les infirmières, les professeurs et les éboueurs, allait être reçue de la sorte. L’article a mis en mots la “crise de sens” des travailleurs en col blanc.

Peu de temps après la publication de l’article, certains instituts de sondage se sont emparés du sujet. L’institut de sondages YouGov, par exemple, a sondé les Britanniques en reprenant les expressions et le postulat de Graeber : 37% des répondants ont affirmé avoir un “boulot à la con” au Royaume-Uni, et 13% ont dit n’être “pas sûrs”. Un sondage identique aux Pays-Bas a révélé que 40% des salariés néerlandais reconnaissaient que leur travail n’avait aucune bonne raison d’exister. David Graeber a admis plus tard que ces chiffres allaient bien au-delà de ce qu’il avait imaginé au moment où il avait écrit son article.

Dans Bullshit Jobs: A Theory, publié en 2018, Graeber creuse le sujet et fournit une analyse passionnante du phénomène. Il y propose une définition du bullshit job : « c’est un boulot si inutile, absurde, voire néfaste, que même le salarié ne peut en justifier l’existence, bien que le ‘contrat’ avec son employeur l’oblige à prétendre qu’il existe une utilité à son travail. » Et de compléter : « Ceux qui occupent ces boulots à la con, écrit-il encore, sont souvent entourés d’honneur et de prestige ; ils sont respectés, bien rémunérés (…). Pourtant, ils sont secrètement conscients de n’avoir rien accompli , (…), ils savent que tout est construit sur un mensonge. »

Il explique aussi que l’utilité d’un emploi est inversement corrélée à la paie de celui qui l’occupe. Plus un emploi est utile, en général, moins il sera payé, ce qu’il illustre avec le cas des infirmières, des professeurs, des professionnels de la petite enfance, ou encore des femmes de ménage (nombre de métiers d’ailleurs majoritairement exercés par des femmes).

Quels que soient les sondages ou les expressions utilisées, il apparaît que de nombreux salariés de la “classe créative” souffrent de ne pas trouver d’utilité, de sens, à ce qu’ils font. Leur “quête de sens” est devenue un thème récurrent dans les ouvrages et articles sur le travail aujourd’hui. On retrouve ce thème dans un livre du journaliste Jean-Laurent Cassely intitulé La Révolte des premiers de la classe : métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines, qui décrit les choix faits par ces jeunes actifs qui “fuient la Défense” pour se tourner vers des métiers d’artisanat.

Mais pourquoi ceux qui ont un bullshit job sont-ils si malheureux ?

Être payé à ne rien faire, la belle affaire ? Non, car ceux qui ont un bullshit job payent un prix moral et psychologique très élevé, explique Graeber. Ils ne sont pas rares à tomber dans la dépression. Non seulement les bullshit jobs n’offrent pas de sens, mais ils impliquent toujours une dose de mensonge et de fausseté, qui est particulièrement insupportable. Pire encore, dans certains de ces emplois, il faut même arnaquer le public, c’est-à-dire “vendre son âme au diable”.

La croyance sur laquelle repose ces bullshit jobs, c’est l’idée que les gens ne travaillent que s’ils sont surveillés. Laissés à eux-mêmes, ils deviennent forcément des “parasites”. Donc on doit leur dire quoi faire et contrôler qu’ils le fassent. Évidemment, c’est faux. C’est mal comprendre ce qui nous motive vraiment. Comme les psychologues l’ont démontré, les enfants prennent plaisir à “être la cause” de leurs actions. Ils apprennent que leurs actions ont des effets. C’est toujours vrai chez les adultes. C’est pourquoi « un être humain incapable d’avoir un impact significatif sur le monde cesse d’exister. »

Le fait de vendre son temps à un employeur est historiquement relativement récent. Il implique que le temps du salarié ne lui appartient plus. L’oisiveté devient du vol. Ce système, explique Graeber, est profondément aliénant et pervers. « Si vous devez pointer, ne soyez pas trop efficace, vous ne serez pas récompensé, on vous punira en vous donnant davantage de travail vide de sens. »

Pourquoi notre société crée de plus en plus de bullshit jobs ?

Graeber démontre dans son livre que le nombre de bullshit jobs est en croissance. Depuis les années 1930, et surtout la Seconde Guerre mondiale, la politique économique des pays occidentaux est basée sur l’idéal du plein emploi. L’inefficacité, voire l’inutilité, du travail est vue comme un moindre mal. Il vaut mieux des mauvais emplois que pas assez d’emplois, pense-t-on.

Alors que pendant les Trente Glorieuses, la valeur créée par les gains de productivité était partagée avec les travailleurs, depuis quelques décennies, cette valeur ne profite plus qu’aux couches managériales. Plus on a supprimé des emplois d’ouvriers (et autre emplois non bullshit), plus on a créé des couches supplémentaires de personnel hiérarchique et administratif. Graeber appelle ce phénomène la “montée en puissance du féodalisme managérial”. On s’est mis à aimer la hiérarchie passionnément.

Enfin, la prolifération des bullshit jobs a beaucoup à voir avec l’importance croissante de la finance, qui a déclenché « un cercle vicieux dans lequel les travailleurs se sont sentis de moins en moins loyaux vis-à-vis de leur employeur qui était de moins en moins loyal envers eux, ce qui a fait qu’il a davantage fallu les gérer et les contrôler. »

L’importance croissante de la finance a déclenché un cercle vicieux dans lequel les travailleurs se sont sentis de moins en moins loyaux et il a davantage fallu les gérer et les contrôler.

Mêlant anthropologie, histoire, psychologie et sociologie, Graeber fournit une analyse captivante et dérangeante du monde du travail d’aujourd’hui. À lire et à relire !