Passer des études au monde du travail : une étape souvent terrifiante

21 sept. 2022

7min

Passer des études au monde du travail : une étape souvent terrifiante

Covid, guerre en Ukraine, inflation… Ces dernières années, l’incertitude est devenue maître mot quand il s’agit d’évoquer notre futur proche ou lointain. Peut-être est-ce la raison qui a poussé certains jeunes à repousser toujours plus leur entrée dans la vie active. Mais ce contexte occulte un phénomène qui existe depuis toujours avec deux profils d’étudiants bien distincts : les impatients qui ont hâte de se lancer et les frileux qui repoussent leur entrée dans la vie active. Nous avons voulu comprendre les craintes des seconds pour les aider à appréhender avec douceur cette transition.

Aurélie fait partie de ceux qui ont rallongé leurs études pour « gagner du temps. ». Après quatre années d’études d’histoire de l’art, elle a décidé de jouer les prolongations en école de commerce, à l’EM Lyon. Elle explique, avec un petit sourire en coin, que ces années d’études supplémentaires lui laissent le temps nécessaire pour réfléchir à ce qu’elle veut vraiment faire. Elles lui apporteront aussi de l’assurance et de la crédibilité pour le milieu qu’elle convoite, celui du marché de l’art : « Je gagne trois ans, dont une année de césure à l’étranger, pas mal non ? ». À 23 ans et malgré un diplôme Bac+5 dans la poche, elle doute toujours de son avenir professionnel, mais elle a une certitude : elle aime être étudiante. « L’année dernière, j’ai fait un master de recherche et j’ai beaucoup aimé écrire mon mémoire. En fait, je savais que c’était le seul moment de ma vie où j’allais pouvoir me poser pour écrire quatre-vingt dix pages sur un sujet qui me passionnait. » Elle précise par la même occasion ne pas se sentir tout à fait prête à s’immerger dans le monde de l’entreprise : « Je remarque que j’ai toujours besoin d’apprendre davantage. Si je devais travailler demain, c’est sûr que je manquerai de confiance en moi. J’ai beau avoir 23 ans, j’ai encore l’impression d’être un bébé. Je me dis que j’ai toute la vie devant moi, je profite ! »

Adrien, ancien étudiant à l’Université Paris-Dauphine, travaille depuis presque deux ans. Il se souvient avoir appréhendé son passage du monde étudiant au “monde adulte”(c’est ainsi qu’il définit la vie active). Aujourd’hui, grâce au recul et à la sérénité retrouvée, il a identifié d’où pouvait venir son angoisse : « Durant ma scolarité, je fonctionnais par année, c’était rassurant et confortable. Première année, deuxième année… et ainsi de suite. Je pouvais suivre mon développement, grâce aux notes, j’étais encadré et j’avais un objectif clair, mon diplôme. Quand j’ai commencé à postuler pour mon premier emploi en revanche, j’avais l’impression que je me lançais dans un bloc de vie qui allait durer quarante ans. » Cette appréhension, la psychanalyste Sophie Derisbourg rencontre chez de nombreux étudiants qu’elle coache dans leur orientation. Pour cette praticienne installée à Paris, le premier emploi fait peur puisqu’il semble tracer tout le reste de la vie professionnelle. Nous avons tendance à voir ce premier job comme quelque chose de l’ordre du définitif, gravé dans le marbre. Une fois « dans le monde des grands », on pense souvent et à tort, ne plus pouvoir changer d’avis. « Pourtant, on ne refait jamais sa vie, on la continue. Le mouvement de la vie est fait de ruptures, de séparations, d’évolutions,… on ne revient pas en arrière, on évolue, et ce mouvement n’est pas du tout intégré chez les jeunes. » Pour elle, chaque changement de cap dans la vie professionnelle est malheureusement trop souvent assimilé à un échec, d’où l’appréhension pour certains de se jeter dans le grand bain.

« Beaucoup ont peur car ils ne savent pas encore vraiment qui ils sont, ils n’ont tout simplement pas pu prendre le temps pendant leurs études, de mieux se connaître, observe Sophie Derisbourg. C’est l’idée de la confiance. Plus on va accepter de prendre un temps pour savoir qui on est, connaître son système de valeurs, ce qui fait qu’on se lève avec plaisir le matin, plus on se sentira en confiance dans ses choix. Quelles sont mes qualités ? Mes limites ? Mes difficultés ? Il s’agit d’accepter d’avoir peur et de se rendre compte que c’est possible d’en parler, la parole est d’ailleurs très libératrice. Si l’on n’a jamais pu échanger la-dessus, c’est très difficile de se projeter dans un monde adulte, un monde de responsabilités, parfois anxiogène. »

La vie active, un monde de requins

Adrien admet que l’écart entre les deux mondes, étudiant et professionnel, peut être un peu violent : « Il y a forcément une phase d’adaptation. Pour moi, la vie étudiante, c’était une période d’insouciance et de joie incroyable, d’interactions, d’apprentissage, de développement intellectuel et social très intéressant. C’est le moment où je me suis le plus amusé. Autant vous dire que je n’avais pas la même vision du monde professionnel ! ». À ce besoin d’adaptation vient parfois s’ajouter le souvenir douloureux d’expériences ratées en tant que stagiaire. Aurélie se souvient de son passage dans un cabinet d’architecture d’intérieur : « Ma tutrice était en guerre avec une autre fille du bureau et elle me racontait tout : pour moi, le monde professionnel était devenu synonyme d’hostilité et d’hypocrisie. » Une deuxième expérience semblable la confortera plus tard dans cette même idée. « C’était chacun pour soi, tout le monde se mettait des couteaux dans le dos. Quand on est sensible ou timide, ça marque. » Aurélie se rappelle être rentrée chez elle un soir et avoir demandé à sa mère : « C’est ça, travailler ? »

Même désillusion pour Laure, étudiante en communication et marketing, qui évoque son alternance dans une agence de communication avec un brin d’amertume dans la voix : « Ça ne s’est pas très bien passé, surtout en termes de relationnel. Ma responsable était très dure. D’après elle, je ne faisais rien de bien. Je n’ai jamais eu un seul compliment, elle avait toujours un truc à dire et pouvait parfois se moquer de mon travail. J’aurais accepté ses reproches s’ils avaient été constructifs, mais elle ne m’a jamais expliqué comment mieux faire. Je ne sais d’ailleurs pas comment j’ai tenu. » Malgré ses très bonnes notes en cours en parallèle, Laure se remettait en question et broyait du noir à la fin de la journée : « Pendant très longtemps j’ai douté de mes compétences car je n’étais pas prise au sérieux en tant que junior dans cette agence. J’ai réussi vers la fin de cette expérience à prendre du recul, en comprenant que je n’étais pas bien préparée au monde de l’entreprise. La plupart du temps, je ne savais pas comment réagir ou me comporter face à un management compliqué. »

Une manque de préparation avant le grand bain

Cette problématique managériale est très prégnante dans les entreprises avec les jeunes diplômés. Sophie Derisbourg, aussi graphologue, est souvent sollicitée pour analyser l’écriture des candidats lors des processus de recrutement. Elle explique la raison du mal-être qui émane chez certains. « Très souvent, les employeurs veulent savoir si l’écriture du candidat révèle une personnalité autonome. Mais c’est bien ça le problème : les entreprises veulent recruter des juniors sans vouloir prendre le temps de les accompagner à leurs débuts, ni de les responsabiliser que progressivement ». Elle déplore le manque d’échanges entre le manager et sa nouvelle jeune recrue ainsi que l’absence de préparation des étudiants dans certaines écoles. Selon elle, si les étudiants étaient davantage conscients de leurs qualités, leurs “soft skills”, grâce à du coaching pendant les études, la transition serait sans doute plus douce.

L’expérience de Laure le confirme. « Aujourd’hui, je sais que j’ai les compétences nécessaires, mais je ne sais pas forcément comment me comporter face à mes futurs collaborateurs ou mes boss. En tant que junior, j’ai à la fois peur de dire ce que je pense, et en même temps peur de me faire marcher sur les pieds. » Les prétentions salariale sont un exemple flagrant de ce manque d’assurance. Par exemple, elle ne sait pas combien demander, par peur de trop ou du pas assez, ce qui pourrait la passer pour quelqu’un de prétentieux ou de se dévaloriser : « Nous avons eu quelques classes où l’on faisait un peu de mise en situation et de jeux de rôles, mais c’était “l’atelier récréation”, il n’était pas pris au sérieux. » De son côté, Aurélie a eu la chance de combler ce manque grâce à son école de commerce. Elle se réjouit des workshops existants pour se préparer au monde du travail : « Il y a quelque mois, j’en ai même eu un qui s’intitulait “Comment négocier son salaire en tant que femme dans le monde de l’entreprise ?” Ce sont des outils géniaux pour me sentir plus confiante. »

Pression, quand tu nous tiens

On ne va pas se mentir, la pression vient parfois aussi de la famille. « J’ai hésité avant de m’inscrire en école de commerce, je changeais d’avis tous les trois jours. Ma mère me poussait à fond pour m’inscrire, elle me disait qu’il fallait que j’aie un autre diplôme qui puisse me faire passer sereinement en entreprise. Au début, j’ai fait un blocage, je ne voulais pas l’écouter, puis je me suis rendue compte que ce ne serait qu’un « plus », que les entreprises préfèrent un profil issu d’une école de commerce », confie Aurélie, étudiante passionnée d’art à l’EM Lyon.

Dans son cabinet, Sophie Derisbourg reçoit des appels de parents anxieux qui appréhendent des expériences professionnelles difficiles ou des périodes de chômage pour leurs enfants. Mais elle met en garde : « N’oublions pas que les émotions se transmettent, que l’on ressent l’inquiétude de nos parents. » Ces derniers lui confient qu’ils sont inquiets du manque de motivation chez leur enfant en études supérieures. « Mais comment être motivé s’il n’y a pas d’intention ni d’objectif qui émane de lui ? Si l’étudiant n’a pas pu réfléchir à qui il est, séparé de ses parents, et à quoi il aspire ?, interroge-t-elle. C’est difficile d’évoluer sereinement dans ces conditions, surtout lorsqu’on doit faire un choix dans l’urgence. La solution se trouve dans une meilleure connaissance de soi, de ses talents et de ses intentions. » Et nous pouvons apprendre à nous connaître dès le plus jeune âge, grâce à des rencontres, des discussions, ou encore de la méditation, de plus en plus répandue dans notre société.

Adrien se souvient : « J’ai mis quelque temps à comprendre ce qu’il me fallait. Je ne me suis posé aucune question pendant mes études. On nous présentait deux choix : la finance de marché, pour devenir trader, ou la finance d’entreprise, pour bosser en fond d’investissement et en M&A. Je me suis donc lancé là-dedans, sans remettre en question cette façon de voir les choses. » Il regrette ne pas avoir compris plus tôt qu’il devait chercher à adapter ses aspirations professionnelles à son caractère. « Petit à petit, je me suis rendu compte que mon premier poste ne me plaisait pas. C’est en cherchant que j’ai compris qu’il y avait tout un tas d’entreprises différentes, chacune avec leurs ambiances et missions, qui répondent à des besoins divers. Aujourd’hui, je travaille dans une grande entreprise familiale, qui répond à la fois à mon exigence de performance et à mon besoin de bienveillance et de bien-être. »

Certains, pour mieux se retrouver ou pour célébrer la fin de leurs études s’octroient plusieurs mois de voyage. Tout le monde n’a pas cette chance, ni cette envie, mais un certain rite, pour “marquer le coup” peut être bénéfique. D’ailleurs, certaines tribus primitives, souligne Sophie Derisbourg, continuent de faire vivre leurs rites pour accompagner les individus lors des passages charnières de la vie et leur donner confiance. Une confiance, comme le disait le philosophe Charles Pépin qui ne doit pas seulement être une confiance en soi, mais une confiance en la vie et en les autres, que l’on acquiert grâce au fait d’agir, de tester, de mettre la main à pâte. « N’ayez pas confiance en vous, ayez confiance en tout ce que votre action est capable de créer en vous offrant un point de contact avec le monde », écrit-il dans son livre, la confiance en soi, une philosophie.

Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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