Rescapé d'une vague de licenciement, comment gérer le sentiment de culpabilité ?

14 mai 2020

9min

Rescapé d'une vague de licenciement, comment gérer le sentiment de culpabilité ?

« L’impact du Covid-19 sur l’emploi est profond, d’une grande portée et sans équivalent », alertait l’Organisation internationale du travail (OIT) le 7 avril 2020. D’après l’institution, le marché de l’emploi traverse sa crise la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale avec 25 millions d’emplois menacés dans le monde. Alors que 8 000 emplois vont être supprimés chez TUI Group (une société de voyage), Airbnb vient d’annoncer qu’ils allaient se séparer d’un quart de leurs 7 500 employés dans le monde. Cette vague inédite de licenciements affecte bien évidemment les personnes licenciées, mais aussi celles qui y ont échappé. En effet, bien que le poste de ces derniers soit maintenu, le choc lié à une restructuration ou à un plan social, peut être tel que peut se développer ce que l’on appelle le « syndrome du survivant ». On fait le point sur cet état de malaise qui touche ceux qui “survivent” au licenciement. Quels en sont ses symptômes ? Et comment le prévenir, le guérir ?

Le choc, et après ?

Le « syndrome du survivant » est un état émotionnel ressenti par les personnes ayant survécu à des situations extrêmes alors que d’autres y ont laissé leur vie. On a nommé ce malaise pour la première fois après la Seconde Guerre mondiale pour parler des rescapés de la Shoah. À l’époque, ce syndrome reconnu par l’Organisation Mondiale de la Santé porte le nom de « syndrome des camps de concentration ». Aujourd’hui, son emploi a un peu évolué et nous l’utilisons pour désigner l’état de choc post-traumatique que traversent les victimes d’événements exceptionnels et désastreux tels les catastrophes naturelles, les conflits armés et les accidents collectifs… Malgré la disparité des situations, tous ces “survivants” portent en eux un sentiment de culpabilité similaire, celui d’avoir échappé au pire, contrairement aux autres. Souvent, cette culpabilité apparaît sous forme d’anxiété, de troubles du sommeil, de problèmes de concentration et peut même mener à la dépression ou faire émerger des idées noires.

L’expression s’est peu à peu démocratisée dans le cadre du travail, lors, notamment, de plans de licenciements. Si, pour la psychologue du travail Caroline Dumas, la transposition de l’expression au monde du travail peut toutefois être risquée, les deux types de survivants (situations extrêmes et plan social) ont tout de même une chose en commun : les étapes par lesquelles ils passent psychologiquement pour intégrer le sentiment de culpabilité d’avoir été épargné. Elle explique « Dans le milieu du travail, c’est bien évidemment un peu différent car personne n’a perdu sa vie. Pour autant, la place du travail est si importante dans notre société qu’un plan social a forcément un grand impact sur l’identité des individus en tant que professionnels. Ce qui est loin d’être négligeable ». La spécialiste ajoute toutefois : pour qu’il y ait syndrome, il faut qu’il y ait des départs en masse.

Même si au début, par instinct de survie, le collaborateur survivant se sent soulagé d’avoir “sauvé sa peau”, très vite des sentiments négatifs vont le submerger. Une fois la nouvelle encaissée, l’individu ne voit plus la situation d’un point de vue personnel, mais aussi d’un point de vue plus global. Il pense à ceux qui ont dû partir. Et le choc est d’autant plus fort si le salarié qui a survécu est très attaché à son entreprise et à ses collègues.
Il se sentira alors blessé et trahi. On parle alors de « rupture du contrat psychologique », c’est-à-dire d’une rupture de l’engagement et du lien de confiance mutuels, entre employeur et employé. « C’est un engagement moral où l’employeur garantit une sécurité de l’emploi. Le lien d’attachement étant mis à mal et remis en cause, un nouvel équilibre et un nouveau contrat de confiance devront être trouvés », explique Caroline Dumas.

« Un plan social a forcément un grand impact sur l’identité des individus en tant que professionnels » - Caroline Dumas, psychologue du travail

Une palette d’émotions ressenties

Très vite, les personnes atteintes de ce syndrome se remettent en question. Et leur souffrance est d’autant plus lourde à porter qu’elle est généralement sourde, silencieuse, souvent niée et non assumée. Surtout que dans l’inconscient collectif, ceux qui restent sont considérés comme des privilégiés, et ne devraient pas se plaindre. Leur souffrance est jugée comme légère, passagère et incomparable à celle de ceux qui ont été licenciés. « La réaction des “survivants” est ambivalente et parfois paradoxale, car le sentiment de satisfaction d’avoir gardé son poste peut être mêlé à un sentiment de tristesse et de déprime », observe Caroline Dumas.

De manière globale, plus les salariés sont blessés, plus ils ressentent :

De la culpabilité, d’avoir été choisi pour rester

C’est généralement le sentiment qui prédomine à l’annonce de départs en masse. C’est ce qu’a ressenti Jérôme, chargé de relation événementiel lorsque ses patrons ont annoncé le départ de près d’une cinquantaine de personnes de son entreprise. Si cette dernière comptait 150 collaborateurs avant le Covid-19, ils sont désormais qu’un petit noyau dur à continuer de travailler, le reste étant au chômage total. La brutalité de l’annonce et la rapidité des décisions prises l’ont mis mal à l’aise vis-à-vis de ses anciens collaborateurs. Il raconte : « Puisqu’on travaille dans l’événementiel, mon entreprise a dû prendre les devants très vite, dès l’annonce du confinement. Les contrats des personnes en période d’essai, en stage, en CDD ont été suspendus. Ça a été un gros choc, surtout parce que c’était très rapide et que nous sommes tous très liés. J’étais mal pour ceux qui devaient partir car c’est la loterie : c’est par chance. C’est parce que je suis ancien et en CDI, que j’ai pu rester. Finalement, ça ne tient pas à grand chose. »

« C’est la loterie : c’est par chance. C’est parce que je suis ancien et en CDI, que j’ai pu rester. » - Jérôme, chargé de relation événementiel

De la tristesse et de la frustration de voir des collaborateurs partir et de ne rien pouvoir faire

« On a une culture d’entreprise forte, on construisait beaucoup ensemble, on se développait vite, on était sur notre lancée, confie Jérôme. C’est tout cet ensemble de choses qui rend les départs des uns et des autres difficiles ».

De la colère et de la rancune envers l’entreprise, accompagnée d’un sentiment d’injustice et de trahison

Pour Vanessa, cheffe de projet digital et marketing, ce sont les critères de licenciements, très flous, qui ont réveillé sa colère. Le sentiment de trahison a vite pris le dessus, compte tenu de la mauvaise gestion de la situation par son entreprise, laquelle œuvre dans le secteur du tourisme. En trois mois, la structure est passée de 250 salariés à moins de 100. Son N+4 est devenu son N+1 sans que rien ne lui soit expliqué. Après une première vague de licenciements en janvier, suite à une restructuration et un changement de board, une deuxième, imprévue, vient de disséminer une autre partie des effectifs. « C’est scandaleux, s’énerve-t-elle. Car l’entreprise a profité de la crise engendrée par le coronavirus pour accélérer les licenciements et abuser de la situation, sans aucun respect du collaborateur. Nous avons appris via un post LinkedIn que l’entreprise licenciait. » Vanessa vit tout cela de plein fouet. « Je suis perdue, et j’ai cette épée de Damoclès au-dessus la tête tous les jours. Je sais que je vais bientôt y passer et même si ça ne tombe pas, je n’ai pas la conscience tranquille, je me dis que ça va forcément arriver. » Elle poursuit, un peu confuse : « Je ne leur en veux pas sur le choix de restructuration, je leur en veux sur l’absence de stratégie, de transparence, et sur le flou des messages véhiculés. »

« Nous avons appris via un post LinkedIn que l’entreprise licenciait » - Vanessa, cheffe de projet digital et marketing dans le secteur du tourisme

De la peur, la crainte d’une seconde vague de licenciements, du stress, de l’insécurité et de l’incertitude…

C’est devant l’absence de communication des dirigeants et des ressources humaines que Vanessa a commencé à stresser. « J’ignore pourquoi je suis encore là. Je ne comprends pas ce qui se passe, leur manière de faire est incompréhensible. Peut-être qu’ils me gardent car je suis en business development ou parce que je suis la dernière à avoir été embauchée, donc mon salaire est moins important ? Impossible de savoir. Je doute, et maintenant je suis censée faire le travail de quatre personnes tout en ne comprenant pas ce que je suis en train de vivre », confie-t-elle inquiète. Toute cette incertitude et cet incompréhension, surtout quand celles-ci sont accompagnées d’un manque de respect envers ces collaborateurs qui continuent de travailler, est épuisant psychologiquement.

Quelles conséquences sur le comportement ?

Le mal-être ressenti par les survivants va rapidement modifier leur attitude vis-à-vis de leur entreprise et aura, à terme, des effets négatifs sur le fonctionnement de l’organisation. Après une telle situation, le salarié éprouve généralement :

  • De la méfiance, il sera en fuite et perdra confiance

  • Du cynisme, il remettra en question la légitimité du management

  • De la démotivation, une diminution de la propension à prendre des risques, de la passivité, une difficulté à se concentrer, une tendance à l’apathie et une perte d’intérêt

  • De l’hyperexcitation et de l’irritabilité, une éventuelle surcharge de travail et donc de l’épuisement

Comment guérir les symptômes ?

Si les réactions face à un départ massif de salariés sont propres à chacun, il reste néanmoins vrai que plus l’attachement à l’entreprise est important, plus le choc est violent. Le développement de symptômes dépend aussi de la qualité de l’accompagnement mis en place par l’entreprise. Et puis, naturellement, chacun jongle avec son histoire et son vécu. « Personne n’est à l’abri, tout le monde peut être touché, prévient Caroline Dumas. Car même si on est solide, ce type de situation peut faire ressurgir des souvenirs douloureux et des peurs anciennes. Prenons le fait d’être un survivant économique : qu’est-ce que ça vient déclencher en nous ? La peur de ne pas être aimé pour ce que l’on est véritablement ? La peur d’être moqué ? Isolé d’un groupe ? Abandonné, trahi une deuxième fois…? »

Pour aller mieux, la salarié est censé pouvoir compter sur l’accompagnement psychologique de son entreprise. Idéalement, les managers doivent gérer ceux qui partent, mais aussi ceux qui restent. On devrait pouvoir trouver une écoute attentive et un soutien profond auprès de la hiérarchie directe. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas. « Quelques réunions “pansements” ne vont pas permettre aux salariés de se sentir mieux, ni écoutés. Il faut plutôt miser sur des accompagnements collectifs, profonds, tels qu’on les propose en psychologie du travail », assure la psychologue. Si l’engagement de l’entreprise n’est plus au rendez-vous, c’est en se tournant vers l’entourage que la confiance peut être rétablie. Dans ce cas, les ressources familiales, amicales, sociales, spirituelles peuvent être d’une grande aide pour trouver du réconfort et aller de l’avant.

« Quelques réunions “pansements” ne vont pas permettre aux salariés de se sentir mieux, ni écoutés » - Caroline Dumas

Rester souder avec les autres collaborateurs peut également sauver. L’important pour les salariés qui restent est de pouvoir fédérer une nouvelle dynamique avec l’équipe pour se soutenir et avoir des objectifs communs. S’investir dans la nouvelle mission de l’entreprise à plusieurs peut donc permettre de mieux se projeter. L’idée est de générer du changement. Les collaborateurs de Jérôme ont à cet égard créé une nouvelle chaîne sur Slack dédiée à la période, pour recueillir idées, pensées et états d’âmes. Mais ce dernier n’a pas pour autant rompu la communication avec ceux qui sont partis, au contraire. Prendre des nouvelles des partants et les tenir au courant de la situation permet de garder un esprit solidaire, donc positif. Cela permet aussi d’accepter ce qui s’est passé.

De son côté, même si Vanessa doute de la suite, elle a réussi à changer d’état d’esprit en se focalisant sur ce qui lui permet d’avancer : « J’arrive tout de même encore à me concentrer car j’aime beaucoup mon métier. C’est d’ailleurs ce qui me sauve. Je prends beaucoup plus de distance, je me sers de cette prise de recul pour apprendre, pour me lancer des défis, creuser certains problèmes davantage. Bizarrement, je gagne en expertise, alors qu’avant je n’avais pas le temps de lever la tête ». Il y a une partie d’elle-même qui rumine et une autre qui prend la situation à bras le corps, qui s’investit à 100%. « Je vais de l’avant, je cherche des vecteurs de motivation, explique-t-elle. « Compte tenu de la situation économique, je choisis la méthode de survie : si j’arrive à m’en sortir, ma boite me remerciera, ou je me ferai remarquer ailleurs, auprès de mes partenaires. Mon nouvel objectif est de me rendre visible ».

« Compte tenu de la situation économique, je choisis la méthode de survie : si j’arrive à m’en sortir, ma boite me remerciera, ou je me ferai remarquer ailleurs, auprès de mes partenaires. » - Vanessa

Mais parfois, un travail de réflexion plus encadré à l’aide d’un psychologue du travail, pourra davantage faire du bien au salarié. Cela lui permettra de dépasser une culpabilité plus ancrée. « Dans tous les cas, un travail avec un professionnel connaissant la psychopathologie liée au travail est souhaitable, conseille Caroline. Grâce à ce travail d’élaboration, la culpabilité, si elle est présente, pourra être dans un premiers temps soutenante, car c’est une émotion intéressante. Se sentir coupable permet parfois de ne pas s’effondrer mais plutôt de se sentir dans l’action et donc éventuellement dans une sorte de réparation. » Par ailleurs, d’après Caroline, consulter un professionnel est recommandé car la prise de recul permet de comprendre les mécanismes psychologiques et mentaux dans lesquels le salarié est pris. Ce travail vise à traduire l’émotionnel et les réactions, à ne plus être passif face à un sentiment d’impuissance. « Pour autant, précise Caroline Dumas, il est important de ne pas psychologiser à tout va et de laisser le temps aux salariés de traverser ce genre d’épreuves à leur rythme. »

Finalement, “cette chance” d’avoir pu garder son poste, jugée au départ comme déprimante, peut peu à peu devenir vivifiante. Car mettre des mots sur notre souffrance ou notre désarroi, donne du sens à ce que nous vivons.

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Photo d’illustration by WTTJ

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