La reconversion : injonction inconsciente ou expression de désirs profonds ?
21 janv. 2021
9min
2020 semble avoir été l’année de tous les questionnements… Après avoir porté aux nues les métiers dit “utiles” qui se trouvaient en première ligne durant le confinement de printemps, nombreuses sont les personnes qui ont remis en question leur profession, mais aussi le cadre dans lequel elles exercent leur travail. Le questionnement ne date pas d’hier cependant ; il avait commencé bien avant l’épidémie de coronavirus… Les Français aspirent à plus de sens dans leur travail, quitte à envisager un changement de carrière. Peut-on parler de “génération reconversion” ? Cet engouement pour le sujet ne viendrait-il pas créer de nouvelles injonctions ? Et faut-il forcément en passer par une reconversion pour être plus heureux au travail ? Pour y voir plus clair dans ce phénomène qui a pris de l’ampleur, nous avons échangé avec Sylvaine Pascual, Coach et créatrice d’Ithaque Coaching.
Aspiration de génération ou phénomène de mode ?
Tout le monde en parle !
Reconversion, pourquoi pas vous ? Podcasts, films documentaires, articles papier et web, la presse et les médias sont couverts de témoignages de personnes ayant sauté le pas. Inspirant, non ? Mais d’où vient cette explosion des publications ayant trait à la reconversion ? Le sujet a le vent en poupe.
Et pour cause, selon une étude en ligne menée par nouvelleviepro.fr, en 2019, 45% des demandeurs d’emploi se déclaraient en reconversion professionnelle. Si ces chiffres nous donnent l’impression que demain, changer de métier deviendra la norme, Sylvaine Pascual nous rappelle l’importance de bien remettre à leur place les études et les chiffres : quelle réalité les journalistes et enquêteurs désignent-ils par le terme “reconversion” ? Tous ne sont pas d’accord : si pour certains, la reconversion se définit par un changement de métier (avec le plus souvent un passage par une formation), on se rend compte que sur un plan statistique, de très nombreux changements professionnels - changement de secteur, changement de statuts - peuvent être considérés comme des reconversions. Si on parle davantage dans les médias des banquiers devenus agriculteurs, les chiffres pourraient bien englober des réalités différentes, par exemple des graphistes ou les consultants qui passeraient d’un statut salarié à celui d’indépendant !
Les nouvelles aspirations des actifs
Quels que soient les chiffres, cet intérêt grandissant pour la reconversion est aussi la marque de l’évolution de nos aspirations : « Je pense que 2020 et son lot d’événements et de situations extra-ordinaires ont poussé beaucoup de gens à se poser des questions sur le sens de leur vie professionnelle » partage Sylvaine Pascual. Pour la coach, le phénomène ne date pas d’hier cependant : « Depuis une dizaine d’année déjà, la déliquescence du monde du travail a généré de plus en plus d’absurdité et de violence au travail : on a vu alors l’explosion des burn out et l’émergence des questions liées au sens de la vie professionnelle… »
Ce qui est nouveau, en réalité, « C’est le lien qui a été fait entre les questionnements sur le sens de la vie professionnelle et le sens de la vie tout court » commente la spécialiste. Les générations actuelles semblent en recherche de cohérence. Selon l’étude menée par nouvelleviepro.fr, parmi les personnes qui aspirent à un changement professionnel, ils seraient plus de 64 % à rechercher avant tout à se sentir plus utiles et redonner du sens à leurs actions et plus de 53% à être aussi intéressés par plus de liberté et un meilleur équilibre vie pro/vie perso. Sylvaine Pascual observe cette tendance dans ses accompagnements : « Beaucoup de gens se questionnent sur la nature de leur contribution. Il y a aussi davantage de préoccupations autour du “vivant” au sens large, c’est-à-dire autour des humains et de la planète. » Pas étonnant dans ce contexte que nombreuses soient les personnes qui s’intéressent aux métiers liés à la santé, au bien-être, à la protection de l’environnement et au développement durable !
La fin des carrières linéaires ?
Mais qui dit nouvelle aspiration, dit réorientation ? Les possibilités de changement semblent d’autant plus facilitées que l’idée de “carrière linéaire” perd du terrain. Malgré une certaine précarisation du marché du travail, les nouvelles générations semblent prêtes à changer de travail, de métier régulièrement : une étude menée par le Céreq (Centre d’études et de recherches sur les qualifications) a récemment montré que 59% des moins de 30 ans envisageaient de changer de job d’ici cinq ans si cela pouvait leur permettre de progresser, gagner en autonomie ou en équilibre. Aujourd’hui, chacun est invité à devenir acteur de son parcours de formation continue et garant de son employabilité, et ce, tout au long de sa carrière… La compétence à s’orienter est épinglée comme une compétence dans les années à venir ! Celui qui mène sa barque et navigue sereinement dans le monde professionnel pourrait bien devenir un modèle de réussite. Dans ce contexte, on comprend que l’idée de reconversion soit valorisée socialement ! Cela vaut bien quelques beaux portraits de convertis dans la presse !
Est-ce pour autant que davantage de personnes franchissent le pas ? « La glorification actuelle de la reconversion pousse beaucoup de gens à s’imaginer se reconvertir », remarque Sylvaine Pascual. Cependant, penser bifurquer, ce n’est pas forcément passer à l’acte, rappelle la coach qui observe que sur le plan statistique, les reconversions radicales restent assez anecdotiques. Est-ce que tous ces exemples de bifurcation ne viendraient pas, d’un certain côté, créer de nouvelles injonctions, nous mettre inconsciemment la pression ? « Aujourd’hui, il y a des gens qui en viennent presque s’excuser de se sentir bien dans leur job de bureau, plaisante Sylvaine Pascual. C’est un peu le monde à l’envers ! » D’ailleurs, rester vingt ans dans la même entreprise ne fait plus autant rêver. Mais quels seraient les risques à trop idéaliser la reconversion ?
Les dangers des injonctions à la reconversion
Pas de solution magique, que des solutions uniques
L’engouement pour la reconversion peut donner l’impression qu’elle est la réponse la plus efficace face à nos difficultés au travail. “Démotivation, stress, mal-être au travail ? Et si vous envisagiez une reconversion ?” Mais faites attention aux solutions magiques ! « Il y a un côté conte de fée dans la recherche du métier parfait, observe Sylvaine Pascual, trouver sa voie devient comme trouver le prince charmant. » Derrière l’idée d’un changement radical peut être véhiculée la croyance qu’il existe quelque part un poste ou un métier idéal pour vous, qu’il vous faut trouver et qui éradiquera les difficultés et démotivations que vous rencontrez. Un job parfait qui vous permettrait de répondre une fois pour toute à la question : “qu’est-ce que je vais faire de ma vie ?” Tentant, non ? Ce serait cependant nier nos besoins individuels qui sont évolutifs : les grands virages prennent du temps et sont souvent le fruit de compromis, aucune solution n’est vraiment définitive… Peut-être qu’un job vous conviendra pendant un certain nombre d’années, puis vos envies évolueront et vous trouverez à nouveau chaussure à votre pied !
Le sens est toujours subjectif, aucun métier n’a de sens “en soi”
Se reconvertir pour trouver du sens, pourquoi pas ! Cependant, ce qui a une signification pour vous n’en aura pas forcément pour votre entourage. Sylvaine Pascual rappelle qu’aucun métier ne possède de sens “en soi” : « Le sens, c’est très personnel ; le même métier fait dans un contexte différent peut donner l’expression qu’on contribue différemment » : on peut être comptable et décider de mettre ses compétences au service d’une ONG, et ainsi retrouver du sens quand on se sent essoufflé ! « *On aimerait un métier qui rende heureux par nature, ce qui n’existe pas ! Ce qui est important, c’est ce qui a du sens à nos yeux* » précise Sylvaine Pascual. Le sens peut se perdre, même dans un métier dit “utile” : elle nous donne l’exemple ces infirmiers qui ont peu à peu perdu le sens qu’ils mettaient dans leur métier face aux conditions de travail qui ne leur permettaient plus d’établir des relations de qualité avec leurs patients… Qu’est-ce qui, pour vous, en fonction de vos valeurs et de vos objectifs de vie, donne à votre travail sa signification ?
Gare aux solutions partielles ou peu durables !
« Lorsque l’on entreprend un travail de repositionnement professionnel, les premières idées sont souvent le reflet des besoins les plus malmenés dans la précédente expérience » constate Sylvaine Pascual. On risque alors de faire des choix “en réaction” c’est-à-dire prendre des décisions pour combler nos besoins immédiats sans prendre le temps de questionner les raisons de notre mal-être et aller explorer nos aspirations plus profondes. Celui qui aura manqué de liberté dans son travail sera tenté par l’idée de se mettre à son compte alors que parfois un changement de manager ou de poste aurait permis de bien gagner en autonomie et de rétablir l’équilibre. « Certaines personnes sont dans une sorte de mal-être et les discours vantant la reconversion leur font croire que la solution est là » ajoute Sylvaine qui rappelle l’importance de prendre son temps pour un bon discernement.
Reconversion, rétroconversion ?
Si on parle beaucoup de reconversion, peu d’études se penchent sur la question des déçus de la reconversion, ceux qui font marche arrière et renouent parfois avec leur métier d’origine quand leur nouvelle vie ne comble pas leurs attentes. Ils existent pourtant ! Déception, manque de formation dans le nouveau métier, difficulté à s’en sortir financièrement, il y a parfois de très légitimes raisons à ce rétropédalage. Mais ces histoires sont peut-être plus difficiles à raconter… Serait-ce bientôt la fin de l’idéalisation des reconversions ? Mais alors que faire de nos désirs de changement ?
Tout changement n’est pas une reconversion !
Finalement, est-ce qu’on n’utiliserait pas un peu le mot reconversion à tort et à travers ? Réorientation, changement de travail, switch, pivot, gare aux abus de langage… Sylvaine Pascual nous rappelle l’importance de bien nommer les choses pour ne pas enfermer : « Il est primordial d’arrêter de parler de reconversion pour tout. On n’est pas en reconversion quand on rentre en réflexion, quand on commence à se questionner sur son travail. » La reconversion commence vraiment quand, par exemple, on se lance dans une nouvelle formation. Et c’est ok ! Dissocier les deux mots - réflexion et reconversion - permet d’intégrer l’idée d’un ajustement de job tout en nous laissant libre, notamment vis-à-vis de notre entourage à qui l’on peut simplement dire : « Je suis en réflexion sur mon projet professionnel ».
Un changement à la carte et sur mesure
Quel besoin, quel désir plus profond s’exprime à travers nos idées de reconversion ? C’est surtout à un changement profond auquel nous aspirons. Et le changement ne passe pas nécessairement par un virage à 360 degrés. Nous pouvons aussi faire un pas de côté, changer d’équipe, d’entreprise, exercer le même métier dans un autre secteur, poursuivre notre carrière sous un autre statut… Autant de bouffées d’air qui peuvent nous permettre de retrouver du sens ! La coach mentionne le concept de “Job crafting”, cette façon qu’ont certains salariés de se réapproprier leur travail et d’y remettre du sens en essayant de modifier le contenu de leurs missions, la nature des relations et la perception qu’ils en ont : « Un métier ne rend pas heureux par nature, c’est la façon dont on va l’exercer qui importante. »
Derrière l’effet de mode, des questionnements positifs
Cet engouement autour des sujets de reconversion a tout de même un réel effet positif : « Tout cela pousse les gens à se questionner, et se questionner, quand on ne se sent pas bien dans son boulot, c’est plutôt une bonne chose, se réjouit Sylvaine Pascual. Il y a dix ans, on osait moins le faire. » Avant d’envisager de bouger, questionner ses propres besoins au travail, la manière dont ils sont éventuellement malmenés, peut être un bon départ pour modifier des éléments de son environnement ou carrément aller chercher la solution ailleurs.
Travailler dans la durée, accepter qu’on va devoir changer, peut-être plusieurs fois
Changer de voie demande du temps et beaucoup d’énergie, cela s’organise dans la durée. Car si l’on va trop vite, on risque de transposer ses difficultés actuelles dans la suite de son parcours : « Je milite depuis toujours pour la reconversion lente, exprime Sylvaine Pascual. On a besoin de prendre son temps, d’explorer suffisamment nos besoins puis les confronter à la réalité du terrain avant de décider si se reconvertir est une bonne idée, ou pas. » Malgré notre hâte de tourner la page lors d’expériences professionnelles compliquées, se reconnecter à ses aspirations profondes ne se fait pas « en deux minutes chrono, en deux séances et demi d’accompagnement », plaisante Sylvaine. C’est normal de passer par des phrases de brouillard, on a besoin d’étapes progressives pour explorer son désir.
« Un mal-être professionnel peut-être le symbole d’un besoin de reconversion, mais pas nécessairement. Si l’envie nous titille, il est bon d’aller explorer cette aspiration. Mais l’explorer cela ne veut pas dire se reconvertir ! » Se remettre à l’écoute de soi et de ses désirs profonds, peut nous permettre d’adapter au mieux notre environnement de travail et de retrouver cette cohérence. Mieux vaut que cette réflexion soit autant que possible libre d’influence. « J’ai le sentiment que comme pour toutes les injonctions, l’idée c’est de s’en libérer », partage Sylvaine Pascual qui rappelle qu’il n’est pas bon de s’obliger à tout prix de penser en terme de reconversion. « C’est positif que le regard sur la reconversion ait changé ! Ce que je regrette peut-être, c’est que l’on soit passé d’un extrême à un autre. Aujourd’hui, ce serait pas mal d’avoir une troisième voie, ni dans la méfiance excessive, ni dans la glorification de la reconversion. Une voie plus humble, plus sereine car générant moins d’attentes, une voie plus décontractée car moins sous pression. »
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Photo d’illustration by WTTJ
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