Une journée au front avec... Louise, infirmière libérale

03 avr. 2020

9min

Une journée au front avec... Louise, infirmière libérale
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

Depuis le début de l’épidémie de Covid-19 en France, certains prennent des risques en allant travailler tous les matins, on les appelle “les travailleurs en première ligne”. Welcome to the Jungle a décidé d’aller recueillir leur ressenti. Premier épisode, immersion dans la journée - du 30 mars 2020 - d’une infirmière libérale dans le Pas-de-Calais.

5h-6h : Ne pas oublier les masques

Les deux réveils sonnent en même temps. Le sien, qu’elle éteint avant de sauter du lit ; celui de son conjoint, mis “au cas où”, et qu’il écrase sans ménagement avant de replonger. 5 heures. Louise a 40 minutes pour être prête. 40 minutes pour ne surtout pas réveiller sa fille de trois mois qui dort dans la chambre à côté. Vêtements amples et baskets blanches, la jeune infirmière libérale n’a pas encore besoin de faire sa tournée en blouse d’hôpital : aucun cas ou suspicion de cas de Covid-19 n’est à dénombrer chez ses patients. Par rapport à ses voisins, le département du Pas-de-Calais est plutôt épargné selon les derniers chiffres de l’ARS. Mais dans la journée de la nordiste, beaucoup de choses ont changé. À commencer par le stock de masques chirurgicaux qu’elle trimballe partout. Elle aurait bien voulu avoir des FFP2, les seuls protections vraiment efficaces contre le coronavirus, mais le cabinet n’en a reçu que 18, et il faut les garder. On ne sait jamais. Louise attache ses fins cheveux châtain d’un geste précis, coup de laque obligatoire, aucune mèche ne doit bouger.

Dans le petit SUV qu’elle loue en leasing, la trentenaire fait le compte en vidant son thermos de café : un, deux, trois… en tout 22 visites à effectuer avant 19h. Des arrêts de 10 à 30 minutes, selon les soins, les aides. Les discussions, aussi. Ca dépasse souvent. Les gens, surtout ceux qui sont seuls, aiment à bavarder. Louise l’a choisit pour ça son métier, le relationnel. Quatre ans qu’elle exerce en libéral : l’hôpital, son manque de moyen et de temps pour choyer les patients, ça l’a laissée lessivée. La timide préfère arpenter les routes de campagne et les petites villes en briques rouges. 15 jours pleins par mois, que sa collègue et elle se répartissent à tour de rôle. Impossible de louper une tournée, impossible de tomber malade. Cet engagement sur le terrain, rapporte un peu plus de 2 500 euros par mois à Louise. Une somme qu’elle trouve juste, bien plus juste que les SMIC rehaussés de ses collègues hospitalières.

Impossible de louper une tournée, impossible de tomber malade.

6h10-8h : Un léger mal de dos

Masque bien arrimé sur le bas du visage, Louise sort d’un long passage chez un patient Alzheimer. Il a fallu l’aider à se lever de son lit, le toiletter et l’habiller. Des postures qui abîment toujours un peu plus son dos à elle, mais elle hausse les épaules : avoir mal au dos, pour une infirmière, ça n’a rien de surprenant. La grande mince embraye sur sa deuxième visite. Il n’est que 6H45 mais Luigi l’attend de pied ferme, il a déjà entrouvert sa porte d’entrée. Ça dessine un grand trait de lumière verticale dans l’obscurité.

Ce matin, le sexagénaire à l’accent portugais est un peu remonté. Depuis l’annonce du confinement, il est bien embêté pour se rendre dans sa petite ferme en plein marais. Mais et les animaux ? Les lapins et les poules pondeuses ? Qui va s’en occuper ? Tans pis pour cette fichue mesure, le bourru s’y rend chaque jour discrètement. Louise vérifie le taux de glycémie et s’inquiète : « Mais pour sortir, vous mettez quoi sur votre attestation ? » « Ah non hein ! Je fais pas d’attestation tous les jours quand même ! Tant pis. » « Tant pis ? Vous le faites jamais ? Et vous n’avez pas peur de vous faire arrêter ?! » Luigi hausse les épaules. Les flics, il regarde au loin s’ils sont pas là. Il fait attention, il passe par les chemins de terre, ça le fait marrer. D’ailleurs, il ne s’est jamais fait contrôler. Et si ça arrive, tant pis, il paiera !

Avoir mal au dos, pour une infirmière, ça n’a rien de surprenant.

10 minutes plus tard, Louise se gare dans une ruelle sans vie, en plein centre-ville. Dans la petite maison où tout s’entasse, Linette et sa mère, 60 et 82 ans, l’accueillent en pyjamas-peignoirs. Des questions, pendant que l’infirmière tente de ne pas s’emmêler dans les médicaments, Linette en a des tonnes. L’épidémie l’obsède. La semaine dernière, elle a demandé à Louise si Sephora était ouvert. Ce matin, c’est Promod qui l’inquiète. Alors l’infirmière réitère, pédagogue mais soucieuse : « Non Linette, ce ne sont pas des magasins de première nécessité, il n’y a que les choses vitales qui restent ouvertes. » Linette flippe, confond pas mal de trucs, et ça fait flipper Louise. Et si le Covid-19 trouvait une faille dans sa tournée ? Et si elle était elle-même porteuse du mal sans le savoir ? Elle pourrait le transmettre à ses protégés, dont la moitié a plus de 60 ans. Si ça arrivait, elle ne se le pardonnerait jamais. Linette avale les pilules une par une et confie que, maintenant, elle lave toutes ses courses à la javel. Absolument tout. Elle hésite juste : les fruits et légumes, on les javellise aussi ?

Et si le Covid-19 trouvait une faille dans sa tournée ? Et si elle était elle-même porteuse du mal sans le savoir ? Elle ne se le pardonnera jamais.

Une bonne partie de sa journée, Louise la passe dans sa voiture. Il faut rouler, se garer, repartir, ne rien oublier, répondre au téléphone qui vibre sans cesse, ne jamais toucher son masque avec ses doigts. Si elle le touche, elle le change. À la fin du jour, 6 à 8 masques remplissent son plastique-poubelle, au milieu d’un ou deux emballages de gâteaux industriels, qu’elle a eu le temps d’avaler en guise de petit-déjeuner. L’infirmière vit un peu dans cet habitacle, mais elle aime ça. Elle alterne les radios musicales et pousse souvent la chansonnette. Ce matin-là sur un rond-point, un barrage de police met à l’arrêt les quelques voitures qui ont bravé le confinement. Les véhicules sont mis sur le côté, attestations tendues. Un regard bref du policier sur le T-Roc gris : masque bien visible et caducée sur le pare-brise, Louise peut circuler. Les deux travailleurs se saluent dans un sourire, complicité des soldats au front.

10h25-13h30 : Le sourire des soldats au front

10h25, deux masques et 13 visites plus tard, la trentenaire sort de chez Françoise et Jean, 60 ans de mariage. Dans leur corps de ferme tiré au cordeau, le couple attend chaque jour la distribution de médicaments, petits pulls noués sur les épaules. Françoise est un peu en boucle depuis quelques années. À Louise, elle répète depuis un mois « Oh la la, ma pauvre, ça doit pas être facile de respirer avec ce masque. Mais bon c’est important, c’est important. » Jean lui, est un peu plus méfiant. Tout en longueur dans son pantalon de costume, il fouille son semainier et veut savoir. « On vous fournit bien en gel hydroalcoolique j’espère ? Et j’imagine que vous vous lavez bien les mains, n’est-ce pas ? Et des cas, vous en voyez, vous, des cas ? » Louise rassure avec douceur. Mais les inquiets sont nombreux. Comme Mélanie, chez qui elle vient de poser sa malette pour une prise de sang. La jeune maman, elle-même auxiliaire de vie, tourne autour de l’infirmière pendant qu’elle pique son aînée de 12 ans. « Je vois que vous ne portez pas de gants, c’est normal ? » Louise s’agace. «Oui, ce n’est pas nécessaire et cela rend la prise de sang beaucoup trop compliquée. » « Oui vous avez raison… Mais franchement moi je vous dis, j’ai vraiment peur pour mes filles en ce moment… »

Louise rassure avec douceur. Mais les inquiets sont nombreux.

13h30-16h30 : Le temps retrouvé

Sa fille, elle, Louise la retrouve vers 13h30. Trois heures de pause obligatoire à la maison, elle ne repartira qu’à 16h30. Avant de pouvoir câliner sa fille, elle grimpe quatre à quatre l’escalier, ôte le pull de la matinée et en enfile un autre, spécial maison. Un qui ne craint rien. Depuis le début de l’épidémie, il faut bien l’avouer, Louise est ravie d’avoir un amoureux confiné. L’agent immobilier, dont le bureau est à une heure et demi de route, est désormais un télétravailleur forcé, papa-poule un brin déboussolé, cuisinier ravi. Ce midi c’est poulet-basquaise de la ferme et riz, les pieds sous la table. En temps normal, Louise aurait réchauffé le dîner de la veille, au mieux, ou un repas congelé du supermarché. Quand elle rentre le midi, claquée et affamée, hors-de-question de se mettre aux fourneaux. Là, le temps est un peu à eux trois pour une fois. Il fait frais mais beau, la table est dressée sur la terrasse, vue sur le jardin et les grands champs qui s’étalent. Ils savent qu’ils ont de la chance d’être confinés là. Les anecdotes de la matinée fusent, le couple est du genre rieur. Puis c’est la sempiternelle sieste sur le canapé, entre deux biberons.

C’est la vibration qui la réveille. Un selfie et quelques mots : « Ca y est, c’est parti pour les tenues de cosmonaute ! » - envoyés par Violaine, sa copine de promo. Mais pour reconnaître Violaine, il faut vraiment de l’imagination. Le corps de l’infirmière a entièrement disparu sous des tissus blancs : blouse avec capuche pour enfermer la chevelure blonde, sur-chaussures cramponnées aux pieds. À part les grands yeux verts derrière les grosses lunettes de protection, à l’image, il ne reste plus grand chose d’humain. Échanges de messages sur Whatsapp : Violaine rit jaune, mais tremble un peu. Près de Lille où elle exerce, trois cas de Covid-19 ont été ajoutés à sa tournée par l’hôpital. « Tu tiens le coup ?» s’inquiète Louise. « J’ai hyper peur… pas pour moi, moi c’est pas grave. Mais c’est pour mes papis et mamies que je soigne depuis des années. Si jamais je fais une erreur ? » Après l’échange, impossible pour Louise de retrouver le sommeil.

À part les grands yeux verts derrière les grosses lunettes de protection, à l’image, il ne reste plus grand chose d’humain

16h30-19h : « Prenez soin de vous »

Les deux heures de l’après-midi filent toujours à toute vitesse. Chez Noémie, 57 ans et atteinte de déficience mentale, l’infirmière passe deux fois dans la journée. Il faut juste s’assurer qu’elle prend bien son traitement, mais Louise s’éternise. Noémie, c’est un peu une de ses chouchoutes. Dans ses grands mouvements incontrôlés, elle lui montre ses coloriages et lui donne son dernier dessin : « Tu as bien accroché les autres chez toi Louise ? ». Surtout, fière ce jour-là, la patiente montre à Louise le masque que sa soeur lui a ramené. Sur la nappe cirée, un masque de chantier bombé trône, pas vraiment homologué Covid-19. Noémie va pouvoir aller faire son tour de pâté de maison, avec son attestation et sa carte d’identité, évidemment. Dans un éclat de rire soudain, elle s’approche de Louise, main sur son épaule et visage collé au sien. « Attention Noémie, gronde gentiment l’infirmière en la repoussant, tu sais bien qu’on n’a pas le droit de se toucher en ce moment » « Ah oui oui c’est vrai, pardon ! » Et le rire reprend.

Chez Maria, ça peste un peu plus. La grand-mère napolitaine a de longs cheveux gris, qu’elle monte souvent en chignon, et une fine peau de parchemin bronzée. Dans ses leggings couverts de fleurs, la “mama” s’exclame devant les informations italiennes : « Regardez-moi ces petits vieux qui continuent à sortir dans la rue sur leurs chaises ! Mais ça va pas du tout ça ! Ils vont tous mourir, ça va jamais s’arranger s’ils font pas un effort pour rentrer chez eux ! Ne SORTEZ PAS on vous a dit ! » Louise évite de se mêler de politique internationale, mais elle adore entendre Maria râler. C’est la troisième fois aujourd’hui qu’elle lui rend visite. Depuis que la nonagénaire a eu un cancer des intestins, il faut nettoyer et vidanger régulièrement sa stomie, la poche qu’elle cache sous ses grands gilets. Pas vraiment l’acte le plus ragoûtant pour Louise, mais elle se concentre, oublie qu’elle manipule des selles. Tant que ce n’est pas de la bile ou du vomis, rien ne trouble la consciencieuse. Elle observe Maria : elle doit faire quoi, 30, 40 kilos ? Dans la grande maison cossue de sa fille, elle veille au grain. Elle dit toujours à Louise : « bravo, bravo et bon courage pour la journée ! C’est super ce que vous faites. » Et conclut toujours, plus ferme : « Mais prenez soin de vous hein ! »

Elle dit toujours à Louise : « bravo, bravo et bon courage pour la journée ! C’est super ce que vous faites. » Et conclut toujours, plus ferme : « Mais prenez soin de vous hein ! »

19h : Sur la route du retour

Les fermes défilent et Louise digère la journée. Elle ne s’est jamais plaint de son métier. Il a toujours été dur, ça fait partie du contrat. Mais c’est vrai que les dernières semaines ont été compliquées, la fatigue et la tension explosent parfois en pleurs sur le chemin du retour. Encore la semaine dernière. Se lever tôt, penser aux masques, absorber les angoisses, ne pas montrer les siennes, se laver les mains, répéter les mêmes consignes sans s’énerver, fuir ce salaud de Covid-19. Ce qui la fait tenir, ce sont les mots d’encouragement. Il faut dire que les mercis et les regards bienveillants se sont multipliés ces derniers temps. « Ah, vous êtes infirmière ?! Bravo, vraiment, et merci pour tout ! »

Elle ne s’est jamais plaint de son métier. Il a toujours été dur, ça fait partie du contrat. Mais c’est vrai que les dernières semaines ont été compliquées…

Ca n’empêche pas les larmes de fatigue, mais c’est déjà beaucoup. Ce soir là, c’est à ça qu’elle pense quand elle se gare devant son petit cottage rouge.

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Photo d’illustration by WTTJ

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