Happiness Managers : le temps du grand retour ?

04 nov. 2021

7min

Happiness Managers : le temps du grand retour ?
auteur.e
Ariane Picoche

Journaliste et responsable de la rubrique Decision Makers @ Welcome to the Jungle

À l’heure où le bonheur et le sens au travail sont sur toutes les lèvres, on n’entend plus beaucoup parler des Happiness Managers, ces « stars » de l’entreprise des années 2010 qui n’ont pas toujours été prises au sérieux… Le job a-t-il disparu ? Ou est-il en train de se réinventer ? Et puis au fond, l’entreprise peut-elle réellement être responsable du bonheur de ses salarié·e·s ? Enquête.

Après une année et demie de crise Covid et de lourdes conséquences chez les salarié·e·s, il y a une question que l’on est en droit de se poser : mais où sont passés les Happiness Managers ? Vous savez, ces responsables de la qualité de vie au travail (QVT) qu’on imagine adossés à un baby-foot façon G.O. du Club Med, un sachet de chouquettes à la main. Le premier Happiness Manager – ou Chief Happiness Officer (CHO) – est apparu chez Google en 2005, et le monde de la tech US s’en était vite inspiré. Dix ans plus tard, le job infiltrait les startups françaises, engendrant une certaine effervescence, avec son lot de partisans – « Vive les responsables du bonheur au travail ! » – et de détracteurs – « Encore un bullshit job ». Aujourd’hui, le soufflé est retombé. Les annonces pour recruter des Happiness Managers se raréfient ; le débat autour du métier aussi. Est-ce parce que sa définition a longtemps paru abstraite ?

Les fonctions du Happiness Manager sont plurielles, au carrefour de la communication interne, des ressources humaines, de l’organisation et de la convivialité. Elles varient suivant l’entreprise et ses besoins. Cette dimension protéiforme et mouvante rend le job insaisissable et pousse à n’en retenir que les poncifs. D’après le guide pratique de la Fabrique Spinoza, tous les CHO tendent néanmoins vers un même objectif, « travailler sur les conditions et/ou les processus qui contribuent à l’épanouissement des femmes et des hommes au travail ». Chief Happiness Officer chez Just Eat depuis 2016, Nathalie Forestier se revendique comme « l’électron libre » de la société, assumant des missions transversales en collaboration avec plusieurs services. « Je veille au bien-être des équipes en créant un environnement positif et centré sur le plaisir, un climat de confiance qui va nourrir leur engagement », explique-t-elle. Au quotidien, elle contribue à la réflexion sur l’organisation des locaux, propose des événements internes, promeut la culture de l’entreprise, participe à l’onboarding et l’offboarding des employé·e·s… Le tout en prônant dialogue, transparence et intelligence collective.

« Chez Just Eat, on a des corbeilles de fruits, un baby-foot, une Playstation, la totale. Et c’est très bien : jouer ensemble permet de renforcer la cohésion et de connaître ses collègues, précise Nathalie Forestier. Mais c’est dommage de réduire mon travail à ça. Les CHO ont avant tout un rôle stratégique en termes de rétention et d’attraction des talents. » Dans cette logique de fidélisation, le philosophe André Comte-Sponville rappelle que le bonheur est moteur : « Tout homme veut être heureux, disait Blaise Pascal, y compris celui qui va se pendre.” J’ajouterais : y compris celui qui part travailler ! Donc si une entreprise veut garder ses meilleurs salariés, il faut qu’ils aient le sentiment qu’ils sont plus heureux en y travaillant qu’ils ne le seraient ailleurs. » Les Chief Happiness Officers seraient ainsi l’incarnation de la marque employeur.

Mais pourquoi tant de haine ?

« Oui, des entreprises font du “happy washing”. Elles se targuent d’avoir des CHO alors que les conditions de travail ne sont pas saines. Mais ça ne devrait pas remettre en question leur nécessité. » - Géraldine Dupré, La Fabrique Spinoza

Si le débat n’occupe plus l’espace médiatique, il existe encore deux camps face aux Happiness Managers : ceux qui y croient, et les autres. Parmi les premiers, on retrouve les écoles qui forment au métier, des acteurs du business qui y voient le secret de la performance, mais aussi… beaucoup de salarié·e·s. Dans un sondage Ifop réalisé début 2019 auprès de cadres français, 82% des répondants estimaient ainsi qu’avoir un CHO est un point positif pour une entreprise et 72% que ce job devrait être généralisé. Pour l’instant, on est loin de ce vœu pieux. Pour s’en rendre compte, il suffit de taper “Happiness Manager” et “Chief Happiness Manager” dans le champ “poste” du moteur de recherche LinkedIn, en appliquant le filtre géographique “France”. 331 résultats pour le premier intitulé, 91 pour le second. En essayant avec le terme “Happiness” seul, on obtient 469 réponses. Soit entre 422 et 469 responsables du bonheur environ répertoriés sur le réseau social dans l’Hexagone. La donnée est à prendre avec des pincettes, mais souligne une réalité : en 2021, la fonction ne semble plus soulever les foules. Et continue à en agacer certains…

« Le job de Happiness Manager est critiqué et bafoué : ça révèle le pessimisme ambiant », regrette pour sa part Nathalie Forestier. Publiée en octobre 2021, une interview vidéo de Bénédicte Tilloy, experte du Lab Welcome to the Jungle, semble lui donner raison. Selon la DRH, croire que l’on peut réenchanter l’entreprise en nommant un CHO est une chimère. « On ne règle pas des problèmes d’ambiance au travail et de salariés en difficulté voire en burn-out avec des corbeilles de fruits, du yoga, du baby-foot et toutes ces choses-là. On fait même l’inverse, on donne le sentiment qu’on a écouté alors qu’en réalité, on est passé à côté du sujet. » Certaines structures ont une approche cosmétique et marketing de la qualité de vie au travail, Géraldine Dupré, directrice de la relation à la Fabrique Spinoza, le reconnaît : « Oui, des entreprises font du “happy washing”. Elles se targuent d’avoir des CHO alors que les conditions de travail ne sont pas saines. Mais ça ne devrait pas remettre en question leur nécessité. » Comme pour tout projet lié à la marque employeur, l’enjeu résiderait ici dans la sincérité et le soutien, y compris financier, de la direction.

Pour expliquer ce désamour, Géraldine Dupré revient sur l’émergence du métier en France, en 2015. « Pour faire changer les mentalités, il fallait être provoc et militant dans le bon sens du terme. Les pionniers ont joué cette carte et entraîné un effet de mode. On a beaucoup parlé des Happiness Managers. Il y avait à boire et à manger. Certains étaient plus showmen que CHO… » Et à ces mauvaises perceptions, des chiffres sont venus encore peser dans la balance : « Des études ont avancé que le poste était fake et réservé aux stagiaires, ce qui a desservi la cause. Les acteurs du bonheur au travail avaient du mal à trouver des financements, on leur disait qu’ils faisaient du “développement personnel”… » Mais aujourd’hui, Géraldine Dupré pense que les choses ont changé. « Désormais, on ne nous prend plus “que” pour des bisounours. » Car la crise du Covid-19 est passée par là, bringuebalant avec elle ses débats et ses revendications sur l’avenir du travail.

Les Happiness Managers n’ont pas (vraiment) disparu

Quand un produit ne fonctionne pas ou qu’une entreprise essuie un scandale, la tentation d’un changement de nom – le renaming – est grande. En atteste par exemple la récente allocution de Mark Zuckerberg, annonçant que le groupe Facebook deviendrait bientôt « Meta ». Les Happiness Managers ne dérogent pas à la règle. Ils ne sont pas devenus ringards, mais on s’est lassé de l’anglicisme. Parce qu’il a toujours manqué de clarté, mais aussi parce que les entreprises françaises sont frileuses à l’idée d’assumer un titre trop “fun”, trop “start-up nation”. « Parler d’expérience collaborateur et de qualité de vie au travail, ça fait plus sérieux », commente Nathalie Forestier. Ce serait donc une simple question de vocabulaire ? Le titre de Happiness Manager ne ferait pas bon ménage avec nos codes culturels ? Pas sûr.

La langue peut cacher des blocages psychologiques, eux-mêmes enfantés par un contexte sociétal, comme une crise sanitaire. « La période est difficile. De nombreux collaborateurs vont mal et beaucoup d’entreprises sont perdues car elles n’ont pas mis en place de stratégie QVT », analyse la CHO de Just Eat. Dans ce contexte, revendiquer une politique de bonheur au travail au travers d’un Happiness Manager demande du courage. « C’est délicat, ça met la pression aux dirigeants. Nommer une personne dédiée à ces sujets engage une responsabilité, un passage à l’action, une refonte de la stratégie globale, et suppose de s’exposer aux critiques. » Fuir le terme “bonheur” en lui préférant des périphrases ou des alternatives plus vagues – coucou « l’expérience collaborateur » – serait un signe de prudence… ou de peur.

Pourtant, n’est-ce pas le moment idéal pour passer à l’action ? La démocratisation du télétravail a fait office de catalyseur ; les besoins en termes de flexibilité, de confort et d’équilibre se sont accentués. La pandémie a remis en cause le bureau en tant qu’espace, introduisant le format “hybride” et sa kyrielle de défis en matière de QVT. Sans compter le nombre grandissant de salarié·e·s “en crise de sens”. « [La pandémie] a fait prendre conscience à toutes les strates de l’entreprise, aux médias et aux pouvoirs publics, que se préoccuper du bien-être des équipes n’était pas anecdotique », veut croire Géraldine Dupré. Finalement, « peu importe les mots, Happiness Managers ou Responsables de la qualité de vie au travail… C’est le résultat qui compte : rassembler plutôt que cliver », conclut-elle.

L’employeur est-il responsable du bonheur de ses équipes ?

Les tensions autour du titre « Happiness Manager » – et de son champ lexical – s’expliquent aussi par une réflexion philosophique implicite, qui divise. Ça veut dire quoi, le bonheur au boulot ? Est-ce une obligation ? Dans une interview pour le Luxemburger Wort, la philosophe Julia de Funès déclarait : « Le bonheur en entreprise est une absurdité ». Une citation qui fait « bugger » Géraldine Dupré : « Je ne comprends vraiment pas pourquoi elle est si péremptoire… Le bonheur est une aspiration profonde de l’être humain et pour l’instant, nous passons une bonne partie de notre temps au travail. Alors pourquoi faudrait-il y être malheureux ? » Cela étant, chacun a sa conception de l’épanouissement.

« On est plus heureux quand on aime ce qu’on fait, et on fait mieux ce qu’on aime faire » assure André Comte-Sponville. Au-delà du plaisir, pour l’ancienne DRH Bénédicte Tilloy, adhérer au projet de sa boîte est salutaire. Les salarié·e·s ont besoin de tisser « un lien entre leur travail quotidien, la stratégie et la vision de l’entreprise. Si c’est aligné, alors ils sont bien dans leur travail et ils ont le sentiment que ce qu’ils font tous les jours a du sens. » L’harmonie serait donc le marqueur du bonheur professionnel. Sans oublier le fait de pouvoir être soi-même. Un discours qu’André Comte-Sponville contrebalance en rappelant que tous les métiers ne sont pas aimables à mesure égale : « Quand le travail est trop ingrat, trop désagréable ou trop ennuyeux, il reste à jouer sur d’autres éléments, comme l’ambiance, la convivialité, les conditions de travail, la rémunération… Cela dit, c’est une erreur que de déléguer ça à un “Happiness Manager”. Le bonheur au travail, c’est le cœur de métier de tout manager, quel qu’il soit ! »

En arrière-plan, difficile de ne pas s’interroger : est-ce le rôle de l’employeur que de nous rendre heureux ? « Chaque collaborateur est responsable de son bonheur, mais l’entreprise peut développer un environnement qui le facilite », Nathalie Forestier en est persuadée. André Comte-Sponville parle de responsabilité individuelle : « Personne ne peut faire le bonheur de personne. Reste à ne pas faire le malheur des salariés ! Pour un manager, se soucier du bonheur professionnel de ses collaborateurs, c’est d’abord combattre les causes de malheur ou de mal-être professionnels. » C’est aussi veiller à leur respect et leur reconnaissance. « Savoir dire “Bonjour” et “Merci”, prendre la peine de demander “Comment ça va ?”, pour un manager, ce n’est pas du temps perdu ! »

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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