La déprime des travailleurs globe-trotteurs coincés en France

12 nov. 2020

7min

La déprime des travailleurs globe-trotteurs coincés en France
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Delphine Dauvergne

Journaliste pigiste

Empêchés de franchir les frontières et de voyager à leur guise, de nombreux professionnels de différents secteurs prennent leur mal en patience depuis mars. Entre résignation, ennui et quête de nouveaux espaces, ils tentent de s’adapter à cette nouvelle situation qui bouleverse leur mode de travail… et leur vie toute entière. Nous les avons rencontrés.

Céline, 32 ans, artiste et designer culinaire, confinée à Paris

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« Je suis très frustrée dans mon travail »

Pendant le premier confinement, j’aurais dû être en Belgique, en train de participer à une exposition. Je travaillais depuis des mois sur une œuvre collective interactive, qui nécessitait notamment de goûter des recettes mises dans des conserves, avec une réflexion autour de la fermentation des plantes. Le musée a rouvert ensuite, mais les interactions ne sont plus possibles. Pour que cette création ait encore un intérêt, nous réfléchissons à de nouveaux formats… mais c’est compliqué.

En tant que designer culinaire, je suis très frustrée dans mon travail aujourd’hui. En temps habituel, je travaille surtout dans le cadre d’événements culturels, comme des inaugurations d’expositions par exemple. Ma matière artistique, c’est la nourriture, je crée des formats d’expérience collective : dîner, installation, performance… En parallèle, je mène des recherches artistiques qui aboutissent à des expositions ou des interventions dans des milieux sociaux (scolaire, hospitalier…).

L’année 2020 devait être un tournant international pour mon activité, mais j’ai dû tout annuler. J’ai renoncé à mon projet d’aller à Montréal cet été pour prospecter. De septembre à décembre, je devais être en résidence au Japon, à Kyoto, pour une recherche sur la saveur culinaire et spirituelle « unami », qui a un rapport au temps particulier. On m’a proposé de me faire un visa spécial, mais j’ai refusé, car le contexte n’est de toute façon pas favorable aux partages culinaires et à la rencontre de professionnels de la cuisine. J’ai préféré reporter à 2021.

Devant ces obstacles, j’ai dû me concentrer sur la partie théorique de mon travail. Lors du premier confinement j’ai ainsi passé beaucoup de temps à lire et continué à entretenir mon réseau à distance. J’ai également préparé des candidatures pour des résidences à l’étranger, mais elles sont pour l’instant freinées par la crise sanitaire. Je commence à toucher le bout de ce que je peux faire… Je me remets donc à faire des expériences culinaires, même si ce n’est que pour moi. Je prépare également l’événement du Food Art Film Festival, qui aura lieu à Maastricht en décembre. Je fais partie de l’équipe qui l’organise et j’espère pouvoir venir sur place même si cela demande d’arriver en avance pour une quarantaine. Le festival s’adapte aux conditions, il est prévu par exemple de faire des livraisons de nourriture à domicile, à déguster en même temps que le visionnage d’un film en ligne.

Chloé, 29 ans, prof de kitesurf, confinée à Grenoble

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« Nous faisons des petits boulots en attendant de pouvoir repartir »

Avec mon compagnon, nous avons passé le premier confinement en Colombie, où nous étions bloqués. Rapatriés en mai en France, nous avons dû renoncer à donner des cours de kitesurf car notre diplôme n’est pas reconnu ici. Faire une nouvelle formation coûte cher et prend du temps, alors nous avons décidé de faire des petits boulots alimentaires en attendant de pouvoir repartir à l’étranger. Je travaille comme factrice et mon conjoint dans le BTP, autant dire des métiers qui nous étaient totalement inconnus ! Mais pas le choix : avec la crise sanitaire, il n’y a plus assez de touristes pour qu’on puisse exercer notre activité, même en Europe, hormis un peu cet été, où nous avons pu faire une saison en Grèce. D’habitude, à cette époque de l’année nous sommes en Amérique du sud : Pérou, Brésil, Colombie… Nous nous déplaçons au gré des saisons des vents. Cela fait trois ans que nous avons quitté nos boulots respectifs (moi dans un office de tourisme, lui dans le matériel sportif) pour pouvoir voyager, en donnant des cours de kitesurf et de yoga. Ce qui devait durer quelques mois est devenu notre vie. Comme nous exercions notre activité en tant qu’indépendants, nous n’avons pas de droit au chômage en France. Nous sommes pour l’instant hébergés chez mes parents, à Grenoble, cela commence à faire long…

Cet arrêt dans notre vie professionnelle freine aussi nos projets de développement. Nous voulions acheter un bout de terrain pour ouvrir une guest house au Brésil, mais nous craignons que les touristes mettent du temps à revenir en Amérique du Sud, surtout s’il y a encore un risque d’être placé sous quarantaine à l’arrivée. Nous espérons que dans quelques mois la situation s’améliore, pour pouvoir repartir.

Pascale, 52 ans, journaliste pigiste spécialisée dans le tourisme, confinée à Bagneux

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« Je n’ai rien pu vendre comme sujet à l’étranger »

Depuis mars c’est la cata ! Habituellement, deux tiers de mes piges (articles vendus Ndlr) sont des sujets de reportages à l’étranger. Je suis spécialisée dans le tourisme et habituée à être tout le temps sur le terrain, j’organise moi-même mes voyages de presse individuels sur-mesure avec les professionnels. Actuellement je ne peux rien voir, rien visiter. Mon activité est liée à celle du secteur, qui subit également la crise dans tous ses métiers : restauration, hôtellerie, agences de voyages, tour opérateur… Je n’ai rien pu vendre comme sujet à l’étranger depuis le premier confinement. Même en proche Europe, c’est impossible et je n’ai réalisé que trois reportages en France depuis le printemps. C’est compliqué d’accepter que je dois désormais délaisser le terrain, je me sens prisonnière à la maison. Je me suis réorientée, à contre-coeur, vers des sujets qui ne nécessitent pas de se déplacer, des dossiers transversaux, davantage sur des thématiques économiques liées à la crise.

Je travaille uniquement pour de la presse écrite, notamment pour des magazines qui s’adressent aux agences de voyages, mais aussi pour des journaux plus grand public comme Les Echos Week-end. Comme je suis indépendante, j’ai plusieurs employeurs, certains sont réguliers et m’ont versé du chômage partiel, mais d’autres non. Beaucoup de journaux n’ont plus les moyens de faire appel à des pigistes. Pour continuer à gagner ma vie je prête ma plume pour du travail d’écriture qui n’est plus du journalisme : brand content, copywriting… Cet été j’ai par exemple écrit des textes descriptifs sur les canaux de France pour un site internet : au lieu d’aller sur place, j’ai fait appel à ma mémoire et mes souvenirs !

Malgré cette absence de visibilité à court terme, qui m’angoisse, je ne me vois pas changer de métier, c’est une source insatiable de curiosité. Je rencontre des populations différentes, visite des monuments, vis de bonnes ou mauvaises surprises… tout est enrichissant. J’ai envie d’être optimiste pour la suite, même si c’est difficile. Permettre au lectorat, aux touristes, de découvrir des ailleurs, c’est inestimable.

Nicolas, 35 ans, directeur d’une agence de communication, confiné à Lyon

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« Troquer l’avion pour les technologies digitales »

Avant, je prenais l’avion quasiment tous les 10 jours. Aujourd’hui cela fait 10 mois que je n’ai pas mis les pieds dans un aéroport. Ma vie c’est de me rendre à l’étranger pour faire du repérage pour organiser au mieux les événements (team building, séminaire…) que mon agence de communication, Oh My Com, vend à nos clients. Pour promouvoir une destination, il faut la connaître en détail. Je réseaute sur place avec d’autres professionnels locaux de la communication et de l’événementiel. Cela me manque énormément de voyager, découvrir, partager… La communication c’est de l’échange, les rencontres c’est dans mon ADN, cela nous permet de progresser. Le manque de communication freine notre créativité.

La crise sanitaire nous a fait perdre 50% de notre activité par rapport à l’année dernière, nous n’avons rien pu organiser depuis février. Pour continuer à travailler, nous avons dû nous réinventer en utilisant davantage les technologies digitales. Nous avions déjà l’habitude de ces outils, mais il faut redoubler de créativité aujourd’hui. Nous essayons de nous éloigner du format de webinaire classique en proposant des événements hybrides, avec par exemple des échanges en digital mais aussi l’envoi de “box mystère” ou de jeux-concours participatifs en parallèle pour attirer l’attention et animer l’e-événement. J’essaie de rester positif, mais je suis aussi réaliste : je me donne jusqu’à la rentrée prochaine pour nous réinventer.

Silène, 35 ans, coordinatrice à l’Unicef au Sénégal, confinée à Lyon

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« Le contact, c’est ce qui donne du sens à notre travail »

Depuis le premier confinement, je jongle entre vie familiale et télétravail, au lieu d’être sur le terrain, au Sénégal. La fermeture des frontières m’a empêché de partir comme prévu en avril, puis ma grossesse : j’ai accouché d’une petite fille fin juillet… il a donc été décidé que je passe ma première année de coordonnatrice en télétravail.
Travailler à distance, c’est une situation assez rare dans l’humanitaire ! La plupart des équipes, et donc de mes collègues, sont restées sur place. Nous arrivons bien à collaborer, même si nous perdons les échanges informels du quotidien, d’où naissent souvent des idées intéressantes. En tant que coordinatrice d’un programme au Sahel, dans trois pays (Mali, Mauritanie, Niger), je passe beaucoup de temps en réunion sur Zoom. Je réfléchis aussi à la mise en œuvre de stratégies, m’occupe du budget et du suivi des activités.

En dehors des réunions, lors du premier confinement, je me suis mise à beaucoup travailler la nuit. Pour être tranquille, je m’étais installée un bureau dans un camping-car au fond du jardin de mes beaux-parents, qui nous hébergeaient. Avec le télétravail, mes horaires sont flexibles mais j’ai dû m’adapter aux différents décalages horaires de mes collaborateurs. C’est compliqué aussi de superviser d’autres personnes sans avoir pu faire leur connaissance en présentiel. J’ai parfois du mal à savoir comment sont pris mes conseils, difficile à distance de savoir si on vexe une personne.

Ce qui me manque le plus dans le fait d’être bloqué ici, c’est le contact régulier avec les bénéficiaires de notre programme, ces relations qui donnent du sens à notre travail et nous motivent. Ces personnes nous transmettent leur force et leur résilience. Entendre leurs points de vue est aussi primordial pour mon travail, étant donné qu’elles sont aussi parties prenantes de nos projets. Les seuls contacts locaux que j’ai eu sont ceux des institutions, ce n’est pas la même chose, ou des retours que des collègues m’ont transmis. On se sent très loin de la réalité du terrain, d’autant plus lorsqu’on vit en Occident.

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Photo by Thomas Decamps for WTTJ

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