Planter des herbes folles dans le béton, le quotidien d’un jardinier urbain

10 juil. 2020

5min

Planter des herbes folles dans le béton, le quotidien d’un jardinier urbain
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Qu’il vente ou qu’il pleuve, Romain enfourche chaque jour son vélo pour se rendre dans des entreprises, chez des particuliers, ou dans des lieux plus atypiques comme des stations de métro, des musées, des boutiques… Et avec ses quelques outils, il réussit à mettre en scène les plantes pour qu’elles rayonnent dans notre environnement bétonné. Jardinier urbain depuis un an et demi pour la Grande Serre, le jeune homme milite pour laisser toujours plus de vert sur son passage. Rencontre.

Dans sa course folle, il se faufile en prenant soin d’éviter de s’écraser sur la tôle des voitures et des scooters pressés. Le danger est constant, mais chaque geste est maîtrisé : regard incisif aux croisements de rue, anticipation des comportements des piétons, oreille tendue à chaque accélération de véhicules motorisés…

Avec son casque vissé sur la tête et ses longs cheveux blonds qui flottent dans l’air, il pourrait ressembler à n’importe quel coursier qui enchaîne chaque jour - qu’il vente, qu’il neige, ou que le thermomètre dépasse les 35°C à l’ombre - des trajets pour remettre des plis d’un bout à l’autre de Paris. Pourtant, il n’en est rien. Dans ce ballet urbain, un instrument singularise Romain : un arrosoir solidement accroché à son dos. Au feu rouge, certains voudraient lui demander pourquoi… Trop tard. Après une respiration, le jeune homme de 23 ans a appuyé sur son pédalier et s’est déjà enfoncé dans une ruelle.

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« Tout le monde veut du vert, mais personne ne sait faire »

Rue Cardinet, dans le 17ème arrondissement de Paris, Romain est descendu de son cheval de fer. Arrosoir en main, il met un masque en tissu sur son visage avant de pénétrer dans le siège d’une entreprise qui vend des boissons énergétiques. Dans un petit coin du réfectoire, il s’installe et sort le matériel de son sac : sécateurs, gants, petites pelles… Si ces outils ont tendance à intimider les jardiniers du dimanche qui finissent généralement par les planquer au fond d’un placard, le jeune homme les maîtrise avec un doigté d’expert.

Beaucoup ont tendance à l’oublier, mais ce n’est pas parce que « tout le monde veut du vert, qu’on sait vraiment faire, relève Perrine Kermel, co-fondatrice de La Grande Serre une entreprise qui propose une formule d’abonnement mensuel pour disposer de belles plantes vertes, sans avoir à s’en occuper et pour qui Romain travaille. Et peut-être encore plus en ville. »

À ce propos, qui ne s’est jamais demandé : quelles plantes choisir pour son intérieur ? À quelle fréquence les arroser ? Quand les tailler ou encore, comment les soigner lorsqu’elles sont envahies de pucerons ? Si on met de côté les passionnés qui s’échangent des boutures depuis des années, personne. Mais pas question de baisser les bras, c’est justement-là que Romain entre en scène. Depuis un an et demi, il est jardinier urbain. Son rôle : créer des espaces verts sur-mesure pour les entreprises, particuliers et en prendre soin.

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Créer du lien avec le végétal

Romain a une heure et demi pour vérifier l’état des 100 plantes de l’immeuble de trois étages. Le contexte est un peu particulier, puisque c’est la première fois depuis le confinement que toutes les salles sont de nouveau accessibles. D’un coup de main, le jardinier enlève les feuilles jaunies par le manque d’eau, plonge la main dans les pots pour vérifier l’humidité de la terre et arrose le tout. D’une porte à l’autre, le jeune homme sait se faire discret quand les salariés sont en call ou se rendre disponible quand il faut répondre à des questions sur l’entretien des plantes.

Près de la machine à café du 1er étage, une jeune femme lance à sa collègue : «Tu envoies de mauvaises ondes à ta plante, c’est pour ça qu’elle ne va pas bien.» Le ton est potache, mais qu’importe, la connexion avec la plante est établie. Et créer un lien avec le végétal, c’est justement ce que recherche Romain et les entreprises qui font appel à ses services. Pourquoi ? «Le fait de se trouver proche d’une grande plante, ou d’un mur végétal, permet de créer un environnement harmonieux et favorise la coopération», relève le jardinier. Aussi, selon l’assureur Malakoff Médéric, les espaces de verdure au bureau ont tendance à réduire l’absentéisme, les maux de tête, les picotements des yeux, tout en augmentant la productivité et la créativité des équipes. Ces dernières années, la végétalisation des bureaux est même devenu un argument pour attirer les jeunes talents : sur 500 jeunes prêts à rejoindre le monde du travail, 83% d’entre eux veulent un contact avec la nature au bureau, révélait le baromètre de la Fondation Essec en 2018.

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Une fois qu’il s’est assuré de la bonne santé des plantes, Romain ne s’attarde pas. Il remballe ses outils direction rue des Fillettes, dans le 18e arrondissement de Paris où un autre chantier l’attend. Depuis qu’il a rejoint la Grande Serre, le jeune homme partage son temps entre le vélo et les plantes, un comble pour un parisien d’adoption qui aime la campagne « seulement le week-end ». Mais sa passion est plus forte : « Travailler avec les plantes a toujours été une évidence pour moi, explique-t-il. J’ai grandi en Normandie dans une maison avec un grand jardin, et très tôt, j’ai commencé à collectionner les plantes rares. Puis, j’ai tout de suite voulu entrer dans la vie active. Après le collège, j’ai suivi une formation spécialisée et j’ai obtenu un Bac pro, puis un BTS aménagement paysager. »

Et si ses parents ont toujours travaillés confortablement assis sur une chaise de bureau, ils l’ont soutenu dans sa démarche. Aujourd’hui, le jeune homme ne regrette pas son choix, même s’il redoute un peu le jour où son corps lâchera et où il devra se retrouver derrière un écran d’ordinateur pour de bon. « On m’a déjà demandé si je serais capable de rester assis. En y réfléchissant, je pense qu’il va falloir que je bouge, que je marche, que je me défoule d’une autre façon…, admet Romain. Il y aura un énorme temps d’adaptation. Mais, je commence à imaginer comment je peux évoluer dans quelques années. Dans l’idéal, je m’imagine chef d’équipe, tout en conservant des missions de terrain. »

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Les espaces de verdure, des espaces de résistance

Au volant d’une camionnette électrique, un collègue jardinier l’attend devant l’entrée du Centre de formation des commerces de l’alimentation (CIFCA). Dans le coffre sont entassés des sacs de terre non-traitée, des tas de billes d’argile, des pots en terre, des bâches… Le chantier de remise en forme de l’école doit durer deux jours. Les plantes sont en très mauvais état. Romain voit tout de suite qu’elles manquent d’entretien. « Beaucoup n’osent pas couper les feuilles abîmées parce qu’ils pensent que la plante ne repoussera pas, mais c’est tout le contraire, raconte-t-il. Enlever des branches, c’est comme couper des ongles, c’est nécessaire ! Et c’est vraiment important d’enlever la poussière des feuilles des plantes d’intérieures parce que cela empêche la photosynthèse. »

Qu’il installe ou entretienne des coins de verdure dans des magasins, des stations de métro, des entreprises, ou sur les balcons de particuliers… Romain et les deux feuilles de ginkgo biloba dessinées sur son bras s’amusent. Mais surtout face aux lois du marché et de la croissance effrénée, le jeune homme a l’impression de participer à la création d’espaces de résistance, où seul le temps long compte. Une victoire quand on sait qu’il n’y a pas si longtemps les végétaux étaient négligés, écrasés par le béton, traités « d’espaces verts ». Aujourd’hui, il suffit de regarder les pensées, pâquerettes et autres coquelicots qui poussent au pied des allées goudronnées pour voir la nature reprendre ses droits. Seulement parfois, elle a besoin d’un petit coup de “pousse” de Romain.

Photo by Thomas Decamps for WTTJ

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