Faux recruteurs mais vrais pervers : quelles sont leurs méthodes ? Enquête

18 mai 2021

11min

Faux recruteurs mais vrais pervers : quelles sont leurs méthodes ? Enquête
auteur.e
Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

En mars 2020, Anaïs Ringot, une étudiante en économie et management alerte son réseau sur LinkedIn : « Hier, j’ai été victime d’un fake entretien avec un pervers ». Elle livre par la suite le numéro de téléphone et le pseudo emprunté par cet homme, puis raconte les détails de l’échange absurde qu’elle a eu avec lui en visioconférence. « Il m’a demandé de me lever, de me mettre de profil, de baisser ma caméra vers mes fesses et de réfléchir à des « gages » que je serais capable de faire pour lui. Faites attention à vous. » La publication récolte rapidement plus de cinquante mille likes et gagne certainement la palme de la section commentaires la plus glaçante de LinkedIn. Lorsqu’on la déroule, on découvre des dizaines de commentaires de jeunes femmes racontant avoir été piégées par le même “recruteur” ou avoir vécu une expérience “très similaire”. Le mercredi 8 avril, plus de trente victimes ont déposé une plainte groupée contre cet homme.

Cette affaire, par la suite très médiatisée, est-elle un cas isolé dans le monde paisible du recrutement ? Ou est-ce le symbole d’un problème plus large que l’on pourrait regrouper sous un hashtag “Balance ton recruteur” ? Et avec la généralisation de la visioconférence et la grande vulnérabilité des chercheurs d’emploi en période de crise, faut-il s’attendre à une hausse des abus de la part de “recruteurs” peu scrupuleux ? Enquête.

Quand un faux recruteur sème la panique

Dans cette affaire du “faux recruteur”, toutes les victimes (car elles sont plusieurs !) racontent une histoire similaire. Elles publient leur CV sur leur profil LinkedIn pour appuyer une recherche de stage ou d’alternance. Quelques jours plus tard, elles reçoivent un appel ou un SMS d’un “recruteur” pour convenir d’une date d’entretien au cours duquel celui-ci lui posera des questions de plus en plus déplacées jusqu’à dépasser les limites…

Valentine, une de ses victimes, 21 ans et étudiante en marketing du Luxe raconte : « Les demandes incongrues allaient crescendo… Entre autres questions “classiques” d’entretien, il a notamment exigé que je m’attache les cheveux, que je réfléchisse à des “châtiments” que l’on pourrait m’infliger en guise de bizutage, une fois dans l’entreprise. Pour “m’inspirer”, il m’a par exemple expliqué que certains de ses employés devaient faire des présentations en maillot de bain… Il m’a aussi demandé d’appliquer du rouge à lèvre devant la caméra, de me changer pour me mettre en legging puis en robe. Je me suis sentie très mal à l’aise et j’ai tenté à plusieurs reprises d’esquiver ses questions mais j’ai définitivement clos l’échange quand il m’a demandé de me lever et de soulever “ma robe, plus franchement”… »

Pour Anna-Marie, la situation a dérapé au bout de plusieurs échanges : « J’avais passé un premier entretien avec lui et à part son air autoritaire, je n’avais rien remarqué de spécial. Le temps qu’il revienne vers moi pour me donner sa réponse, j’avais déjà trouvé un autre stage. Il m’a donc proposé de travailler pour lui en freelance, ce que j’ai accepté. Cela impliquait de l’aider sur des analyses financières sur lesquelles nous débriefions en visioconférence. C’est lors de mon troisième appel avec lui que les choses se sont gâtées. Encore une fois, il s’est montré très dominant et m’a ordonné de mettre ma caméra alors que lui n’avait même pas activée la sienne. Puis il m’a demandé de m’attacher les cheveux. Et alors que je lui présentais mon travail, je l’ai entendu jouir très fort et ce, à trois reprises. J’étais tellement confuse et interloquée que je n’ai rien dit. À l’issue de cette réunion, j’ai raconté ce qu’il s’était passé à ma famille qui a tout de suite contacté le cabinet pour lequel il prétendait travailler. Évidemment, ils n’avaient jamais entendu parler de lui… »

« Il m’a aussi demandé d’appliquer du rouge à lèvre devant la caméra, de me changer pour me mettre en legging puis en robe », Valentine, étudiante en marketing de luxe

Ce n’est que quelques mois plus tard, en découvrant la publication d’Anaïs Ringot, que Valentine et Anna-Marie ont réalisé qu’elles n’étaient pas seules : « Avec les autres filles, nous avons échangé et recollé les morceaux jusqu’à identifier ce pervers », raconte Anna-Marie. Et même si une plainte a finalement été déposée et que les victimes sont saines et sauves, ces événements ne sont pas sans conséquence : « C’est sûr que je vais être bien plus méfiante avec les personnes qui vont me contacter à l’avenir… », avoue Valentine. Comme cette étudiante, faut-il craindre ces débordements ? Sont-ils courants dans le monde du recrutement ?

Un cas isolé ?

Malheureusement, les histoires d’abus en processus de recrutement ne sont pas si rares. En 2019, un scandale avait même éclaté au Ministère de la Culture. Un fonctionnaire haut placé glissait des diurétiques (médicaments qui aident à produire plus d’urine, ndlr) dans les cafés des candidates en entretien d’embauche pour les pousser à s’uriner dessus… Et sur les réseaux sociaux aussi, les témoignages à l’encontre de recruteurs pervers sont plus courants qu’on ne le pense. À l’instar de celui de Mathilde, 20 ans, étudiante en publicité, dans lequel elle partage la mauvaise expérience qu’elle a vécue alors qu’elle recherchait une alternance. « J’avais déjà échangé par mail avec un directeur d’agence et tout s’était très bien passé. Il m’avait affirmé que mon profil l’intéressait fortement et qu’il reviendrait vers moi. Je n’ai pas eu de nouvelles jusqu’à ce qu’il me sollicite par mail, une nuit, à 1h du matin, pour me demander mon avis sur un sujet de travail. Je lui ai proposé d’en discuter le lendemain mais il a insisté. Je lui ai brièvement donné mon avis en restant très professionnelle mais il a tiré la conversation vers des sujets plus personnels. Il m’a dit que j’avais l’air jolie, que je devais être mignonne en pyjama, il m’a aussi demandé de lui envoyer une photo de moi, chose que j’ai refusée, mais il m’a quand même envoyé une photo de lui sans que je n’ai rien demandé. J’ai fini par lui exprimer mon malaise et j’ai mis fin à la conversation. Je n’ai jamais eu de nouvelles ! »

Alors non, on ne peut pas parler de cas isolés même si toutes les agressions référencées n’ont pas le même degré de gravité. Mais si elles restent rares, notons que de plus en plus de femmes déplorent le fait que certains hommes utilisent les réseaux professionnels pour les approcher (sous-entendu : les draguer lourdement en message privé). La plateforme LinkedIn, notamment, en a fait les frais. Dès 2015, des jeunes femmes témoignaient dans la presse pour exprimer leur agacement envers les nouveaux “dragueurs de LinkedIn”. Pour Nathalie Leroy, avocate et enquêtrice spécialisée en harcèlement sexuel et moral au travail, ce sont les étudiantes, pour qui le rapport de force avec le recruteur est le plus déséquilibré, qui se font principalement accoster : « Elles sont jeunes, méconnaissent le fonctionnement des processus de recrutement, et par conséquent, il est plus difficile pour elles de jauger la normalité des échanges ou de s’assurer que leur interlocuteur respecte les codes professionnels. Et pour couronner le tout, elles se montrent très motivées pour décrocher un emploi. » Des cibles idéales donc, pour les prédateurs… d’autant plus en pleine crise sanitaire ?

« Il m’a dit que j’avais l’air jolie, que je devais être mignonne en pyjama, il m’a aussi demandé de lui envoyer une photo de moi, chose que j’ai refusée, mais il m’a quand même envoyé une photo de lui sans que je n’ai rien demandé », Mathilde, étudiante en publicité

Des déviances facilitées par la crise sanitaire ?

Certes, les abus - de tous types - en processus de recrutement ont toujours existé. Mais n’est-il pas plus aisé pour un harceleur de masquer son identité quand l’entretien se déroule en visio ? Ou encore de profiter de la vulnérabilité des chercheuses d’emploi en pleine crise économique ? Alors, faut-il s’attendre à une hausse des débordements ?

Pour l’avocate Nathalie Leroy, il n’en est rien : « Des personnes qui se comportent mal dans le monde du travail, il y en a toujours eu. Un pervers le sera en toute circonstance et les entretiens à distance n’ont rien changé. » Ainsi, la crise n’a pas été révélatrice de nouveaux abus ; les recruteurs qui sont passés à l’acte étaient déjà problématiques avant. « Quand j’ai contacté l’association Les Lionnes pour leur faire part de ce qu’il m’était arrivé, on m’a dit que l’homme que je dénonçais avait déjà été signalé par trois autres femmes avait lesquelles il avait travaillé. En gros, il n’en était pas à son coup d’essai, confirme Mathilde avant de nuancer. Toutefois, la communication à distance a tout de même troublé mon sens de l’analyse. Il est plus difficile de détecter les signaux à distance : que ce soit en visio ou, dans mon cas, par écrit. Si cet homme m’avait parlé de mon “joli petit pyjama Snoopy” pendant un entretien en présentiel, j’aurais décampé immédiatement ! »

Quoiqu’il en soit, la période de crise ne joue pas en la faveur des jeunes candidates. Difficile de poser ses limites alors qu’un recruteur nous approche (enfin !) pour nous proposer un entretien et, possiblement, un stage, une alternance ou même un premier emploi : le Graal en cette période de crise. « Heureusement que j’étais en avance sur ma recherche d’alternance, confie Mathilde… Si tout cela avait eu lieu un mois avant ma prise de poste, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Je me serais peut-être dit ”Tempère-toi, tu n’as plus le choix” ou j’aurais peut-être refusé de voir les indices, par déni… » Alors comment détecter ces attaques ? Et comment s’en protéger ?

Comment se protéger en processus de recrutement ?

Être une femme, c’est devoir “faire attention à soi” dans la rue, à une fête et maintenant… en processus de recrutement ? Et ce, qu’on soit junior ou senior ? C’est bien dommage, mais si ces quelques conseils simples vous évitent de vous retrouver dans des situations perturbantes, alors tant mieux. Et si par hasard vous n’y échappez pas, voici aussi comment vous en extirper.

1. La base : préservez vos coordonnées

Sur votre CV et votre profil LinkedIn, inutile de fournir votre numéro de téléphone et évitez à tout prix de communiquer votre adresse postale : votre CV pourrait tomber entre de mauvaises mains. Votre adresse mail suffit amplement.

2. Vérifiez les informations du recruteur

Un recruteur vous contacte pour vous proposer d’échanger ? Génial, il y a de bonnes chances pour que tout se déroule bien. Mais pensez à vous renseigner sur votre interlocuteur (ne serait-ce que pour assurer lors de l’entretien). Vous pouvez bien sûr parcourir son profil LinkedIn mais si vous avez un mauvais pressentiment, Nathalie Leroy conseille même d’aller plus loin : « Vérifiez l’authenticité de l’adresse mail en la comparant avec le format donné sur le site de l’entreprise, vous pouvez également jeter un coup d’œil sur Societe.com pour obtenir des informations officielles sur celle-ci et vous assurer qu’elle existe bel et bien. »

3. Prêtez attention au cadre des échanges

Langage trop familier, échanges via SMS ou Instagram et non par mail, sollicitations à des heures tardives… Méfiez-vous du cadre des échanges, comme nous le rappelle Nathalie Leroy : « Les process de recrutement doivent être très encadrés ! Si un recruteur vous envoie un message pendant la nuit, il est déjà très intrusif et ce n’est pas de bon augure. » Mathilde, regrette que tous ces éléments ne l’aient pas alertée plus tôt : « Lorsque le directeur d’agence m’a envoyé un mail à une heure du matin, j’ai d’abord été surprise. Je ne me suis pas dégonflée et lui ai poliment proposé de repousser la discussion au lendemain. Mais il a insisté, est même allé jusqu’à m’inviter à le tutoyer, chose que je ne me permettais pas avec lui jusqu’à présent. Et puis il m’a demandé de prolonger la conversation sur WhatsApp. Cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille mais ce n’est qu’après qu’il a vraiment dépassé les limites. » Bien sûr, si tout se passe bien et qu’un recruteur vous propose de le tutoyer, il n’y a aucune raison de s’alarmer. Mais si vous sentez que celui-ci prend trop “ses aises” et que cela vous gêne, gardez vos distances. Et puis, même s’il s’avère que la personne en face de vous ne vous veut aucun mal, imaginez-vous ce que pourrait donner votre collaboration future si, alors même que vous ne faites pas encore partie de l’entreprise, elle se permet de vous contacter à toute heure du jour et de la nuit ?

4. Suivez votre intuition !

En plein entretien, vous êtes surpris ou gêné par certaines questions mais tentez sans cesse de vous raisonner en vous persuadant qu’après tout, vous vous faites peut-être des idées ? Osez vous écouter ! « Dès lors que l’entretien vous met mal à l’aise, il faut couper court car la personne en face de vous peut être professionnelle de la manipulation, prévient Nathalie Leroy. Elle peut maîtriser sa communication de telle sorte à ce que vous vous remettiez vous-même en question et pensiez être parano ! »

Anna-Marie nous l’assure, elle n’est pas de nature naïve, et pourtant, elle a douté de son instinct : « Même si cet homme me paraissait étrange, mon cerveau produisait constamment des excuses pour essayer de justifier son comportement ou pour me faire croire que JE lisais mal la situation. Et puis, j’étais flattée : lui qui semblait brillant et exceller dans son travail, lisait tous mes travaux, me faisait des retours constructifs, et me complimentait quant à mes compétences. Impossible alors de s’imaginer qu’il faisait tout cela “juste” pour profiter de moi. Même lorsqu’il a joui en visio, cela me paraissait tellement inenvisageable que j’essayais de lui trouver des excuses. J’en suis même venue à me dire qu’il avait peut-être mal au dos ! » Même son de cloche pour Valentine : « Déjà, il alternait toujours questions classiques et demandes étranges, ainsi, à chaque fois qu’il me mettait mal à l’aise, je balayais mes doutes jusqu’à la question suivante. En plus, il justifiait tout : lorsqu’il me demandait de changer de tenue, il me disait que c’était pour vérifier que mon style était adapté au secteur du luxe, ce qui peut s’entendre ! Quant aux châtiments auxquels il m’avait demandé de réfléchir en amont, il les faisait passer pour des activités “bon enfant”, qui aident à libérer la créativité… Et puis, tout au long de l’entretien, il me demandait de noter ma motivation sur 10, certainement pour voir jusqu’où il pouvait aller… »

5. Osez passer “à côté” d’un job

Bien souvent, nous nous accrochons et tolérons l’inacceptable par peur de “louper une opportunité”. Mais quelle opportunité ? « Si vous écourtez l’entretien, vous réduisez effectivement vos chances d’obtenir le poste, concède l’avocate. Mais est-ce forcément si terrible que cela ? Imaginez ce que pourrait donner votre quotidien dans l’entreprise si vous vous sentez déjà mal à l’aise au bout de quelques minutes d’entretien ? Vous louperez une opportunité, certes. Mais une opportunité pourrie ! Et cela, nous n’en avons pas forcément conscience, surtout lorsque nous faisons nos premiers pas dans le monde de l’entreprise. »

Rappelez-vous qu’au-delà de tenir tête à votre potentiel futur “patron”, vous tenez surtout tête à une personne… comme vous ! Prendre du recul sur les liens hiérarchiques permet d’analyser une situation plus objectivement.

6. Signalez les personnes problématiques

Pour éviter à vos congénères de se retrouver dans la même situation que vous, l’option “signaler” sur LinkedIn peut être une arme efficace. Leur service de communication assure que la plateforme s’applique à « faire en sorte que LinkedIn soit un espace sûr pour les femmes et ne tolérer aucune forme de sexisme ou de harcèlement. » Ainsi, lorsque vous signalez une fausse annonce, un faux profil ou une personne au comportement déplacé, vous avez la possibilité de suivre différentes étapes jusqu’au potentiel blocage du contenu en question. Pour éviter les messages de drague intempestifs, le service communication nous explique avoir également « ajouté des rappels dans leurs politiques de communauté pour faire en sorte que les conversations restent professionnelles dans les posts, messages et commentaires. »

7. Récoltez des preuves

Voilà bien un des seuls avantages du travail à distance : en cas d’abus, il est bien plus simple de récolter des preuves. Mails, SMS, appels, vous pouvez même enregistrer la conversation si celle-ci prend une mauvaise tournure. « Juridiquement, les enregistrements audio ne seront pas recevables dans tous les tribunaux, mais au pénal, par exemple, ils peuvent constituer une preuve, informe Nathalie Leroy. Dans le doute, ne vous posez pas de questions, enregistrez ! »

8. Portez plainte

Enfin, sachez qu’il est possible de porter plainte. Le seul problème, et pas des moindres, souligne Nathalie Leroy, est qu’il « faut tomber sur des policiers qui vont accepter de la prendre en compte… », et ce n’est pas toujours gagné, comme peut en témoigner Valentine. « À la fin de l’entretien, mes parents m’ont amenée au commissariat mais ma plainte a été refusée. Ils m’ont seulement demandé de déposer une main courante. » En effet, d’après l’enquête #Prendsmaplainte réalisée par le collectif féministe Nous Toutes, en mars 2021, plus d’une femme sur deux aurait essuyé un refus au moment de se présenter au comissarat pour porter plainte.

Pour éviter cette situation, l’avocate invite à passer par d’autres chemins : « Normalement, la police n’a pas le droit de refuser votre plainte… Mais pour vous assurer que celle-ci soit bien enregistrée, sachez que vous pouvez déposer une pré-plainte sur Internet ou directement porter plainte auprès du procureur de la République via le numéro de fax ou l’adresse mail d’un parquet que vous pourrez trouver en ligne. »

S’il est important de parler de ces faits inacceptables, rassurez-vous, le monde du travail n’est pas fait que de recruteurs malintentionnés, bien au contraire ! Mais il faut simplement… garder l’œil ouvert.

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Photo par WTTJ
Édité par Éléa Foucher-Créteau

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