Mères solos, celles qui payent le prix fort au travail

Publié dans Family Friendly

20 janv. 2022

7min

Mères solos, celles qui payent le prix fort au travail
auteur.e
Pauline RochartExpert du Lab

Consultante, conférencière et formatrice sur le futur du travail, spécialiste de l’égalité professionnelle, des aspirations des jeunes générations et de la transition écologique

FAMILY FRIENDLY - Vous l’avez entendu plus d’une fois, peut être même avez vous déjà prononcé cette phrase malheureuse : “On ne mélange pas pro et perso.” Mais difficile (vous en conviendrez) de mettre en mute sa vie privée simplement parce qu’on passe la porte de l’entreprise. La charge mentale qu’implique un ou plusieurs enfants, ou encore un proche en situation de dépendance ou de handicap a forcément des impacts sur la vie, tout court. Dans cette série, notre experte du Lab Pauline Rochart revient sur les nombreux enjeux de l’accompagnement de la parentalité, pour des entreprises (enfin) family friendly.

J’ai grandi dans une famille monoparentale. Dans les années 1990, cela concernait une famille sur six. Aujourd’hui, c’est une sur quatre, soit près de 25 % de l’ensemble des familles ! Pour 81% d’entre elles, le parent isolé accompagné d’un ou plusieurs enfants est la mère. J’égrène les chiffres car j’ai le sentiment que ni les organisations, ni l’État ne prennent la mesure de l’enjeu : le quotidien des mères qui travaillent relève du parcours du combattant. Horaires, responsabilités, charge mentale… pour elles, la complexité est multipliée par dix. « Toute la vie est organisée autour du couple, et le monde du travail n’y échappe pas », me soufflait Gayané, mère solo depuis 3 ans. Il faut que cela change.

Pas de place pour l’imprévu

En 2019, nouvellement embauchée dans un cabinet de conseil, Cécile, 46 ans, mère solo d’une petite fille de 4 ans, arrive pleine d’entrain à sa première réunion d’équipe. Le manager leur annonce, sans crier gare, que le séminaire annuel de l’entreprise aura lieu du vendredi au dimanche. Cécile manque de s’étrangler. « J’ai passé une nuit blanche, je me suis dit qu’il fallait que je refuse, quitte à perdre ce job, il fallait que je pose le cadre », me raconte-t-elle. Cécile avait pourtant prévenu son employeur de sa situation personnelle, dès le premier entretien, par « souci de transparence ». « À ce moment-là, ils t’assurent qu’ils seront conciliants, et puis… ils oublient ».

Dans ces univers compétitifs, où la charge de travail est élevée et où la disponibilité des salarié·es se discute peu, « la mère célibataire ne fait tout simplement pas partie de leur logiciel », résume Cécile. C’est donc à elle d’anticiper et de s’organiser pour la garde des enfants. L’imprévu ou les sorties spontanées après le boulot sont tout bonnement impossibles. Réunions tardives, déplacements, événements nocturnes… ces contraintes professionnelles sont un casse-tête pour tous les parents, mais elles le sont deux fois plus pour celles qui n’ont pas de relais.

Gayané n’est pas salariée, elle a toujours été indépendante. Après une première partie de carrière en tant que communicante, elle entame une reconversion de fleuriste en 2020, mais toujours à son compte. « Je ne peux pas travailler en boutique, je n’ai pas de solution de garde le samedi. Je l’ai fait pour valider mes stages, ça m’a coûté la moitié de mon salaire en babysitter ». Quand il n’y pas de conjoint pour prendre le relais, les mères qui le peuvent demandent de l’aide aux grands-parents, mais cette solution ne peut être que provisoire. « Mes parents ont 80 ans, ils sont fatigués, je ne peux pas leur demander d’assumer cette charge », me confie Cécile. Le stress, le sentiment d’isolement, la fatigue de devoir tout assumer seule, les mères solos sont confrontées à ces maux et sont conscientes - peut être encore plus que les autres - qu’il faut « tout un village pour élever un enfant », selon l’expression consacrée.

L’argent, le nerf de la guerre

Les mères solos assument souvent l’ensemble des charges du foyer : loyer, courses, vêtements, loisirs… Elles doivent donc travailler à temps plein, quand c’est possible, pour subvenir aux besoins de la famille. Or, les horaires extensibles nécessitent de devoir payer pour… garder les enfants. De fait, 15% des mères solos sont au chômage, soit deux fois plus que les femmes en couple. Et seules 50% de celles qui ont un enfant de moins de 3 ans sont en emploi. Résultat : un tiers des mères solos vivent sous le seuil de pauvreté (1 063€/mois). L’accès à l’emploi et à la formation professionnelle doit donc être le premier des combats. C’est d’ailleurs le sens de la proposition de loi – adoptée à l’unanimité le 12 mai dernier – de la députée Marie-Pierre Rixain qui suggère de réserver des places prioritaires en crèche et de multiplier les crèches à vocation d’insertion professionnelle (Avip).

Mais pour l’instant, on est loin du compte. Cécile, par exemple, n’a jamais eu de place en crèche malgré son statut de mère solo à 100%. Consciente d’être privilégiée financièrement, elle a donc opté pour une assistante maternelle, ce qui lui a d’ailleurs offert plus de souplesse dans les horaires. Mais ce n’est évidemment pas le cas pour tout le monde.

D’après l’Insee, le niveau de vie des mères baisse en moyenne de 20% après une séparation. Aussi, faut-il rappeler que 30% des pensions alimentaires ne sont pas payées. Dans l’excellent essai « Le genre du capital », les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac, ont mis en lumière les mécanismes qui conduisent à la précarité financière des mères. Précarité qui vient souvent s’ajouter à une situation de vulnérabilité émotionnelle provoquée par une séparation ou un veuvage précoce.

Les entreprises à la rescousse ?

Le soutien dont ont besoin les mères solos n’est plus à démontrer. Et les entreprises pourraient y jouer un rôle majeur. Si certaines font des efforts dans la prise en compte de la « parentalité au travail », elles ne sont pas toutes à l’aise avec l’idée de réserver des mesures spécifiques pour faciliter le quotidien des salarié.es qui élèvent seul.es leurs enfants. Dans un souci « d’inclusion », les organisations préfèrent d’ailleurs parler de « parent solo » plutôt que de « mère solo ». Rappelons tout de même que les pères solos représentent 18% des familles monoparentales et que 81% d’entre eux sont en emploi (contre 67% des mères). En outre, les préjugés sexistes perdurent au sein des entreprises, y compris sur ce sujet sensible du “parent isolé”. Les pères solos ne sont pas traités de la même manière que les mères. Par son caractère exceptionnel, la situation du père qui élève seul ses enfants suscite en général plus de compassion (voire d’admiration) que celle des mères. Dans son livre « Maman solo, les oubliées de la République », la journaliste Nathalie Bourrus rappelle que les inégalités hommes-femmes perdurent au moment de l’annonce des séparations et que les clichés ont la vie dure : « Quand un homme se fait plaquer par sa femme, tout le monde le soutient, y compris la direction, très souvent masculine. En revanche, toi, on te demande ce que tu as bien pu faire à ton mec. »

En ne nommant pas explicitement les contraintes des mères solos dans leurs « politiques parentalité », les entreprises participent, malgré elles, d’une invisibilisation du phénomène. De manière générale, les organisations restent frileuses à l’idée d’individualiser certaines mesures RH pour prendre en compte la situation personnelle des salarié.e.s, elles craignent de générer un sentiment d’inéquité. Mais, Elise Cointet, DRH de Worklife, signataire du Parental Challenge, n’est pas de cet avis. Dans son entreprise d’une centaine de salarié·es, les parents disposent d’un crédit mensuel de 150€ qu’ils peuvent utiliser pour la garde d’enfants. « Je ne verrais aucun problème à ce qu’une mère solo ou un père solo dispose d’un budget babysitter supérieur à celui d’un parent en couple. À partir du moment où la démarche est cohérente, je me sens à l’aise avec le fait de l’expliquer au collectif », défend-t-elle.

Pour éviter un procès en inéquité et adopter une démarche véritablement inclusive, l’une des solutions serait de concevoir les politiques RH de l’entreprise en prenant comme « cadre de référence » le quotidien d’une mère célibataire. C’est l’idée que défend l’experte Laetitia Vitaud dans sa dernière newsletter « single mums by default ». « Si les entreprises construisaient leurs politiques RH (avantages et rémunérations), leurs modes d’organisation et leur culture de travail en ayant en tête la mère célibataire, il y aurait de fortes chances pour que cela ait un impact positif pour tout le monde ! Le présentéisme et le management toxique rendent la vie dure aux mères solos, mais en fait, ils pourrissent la vie de tous », explique-t-elle. Les spécialistes du design le disent : concevoir les services en se basant sur les besoins de la population la plus vulnérable – les personnes en situation de handicap ou d’aidance par exemple – vous forcent à concevoir des services inclusifs et accessibles à tous·tes. Qui peut le plus, peut le moins.

Et concrètement, à quoi pourrait ressembler une politique RH favorable aux mères solos, et a fortiori à tous les parents ?

  • Veiller à ce que la charge de travail globale soit conciliable avec une vie de famille

  • Permettre le télétravail si les salarié.es le souhaitent

  • Interdire les réunions après 17h30

  • Prévoir un délai de prévenance suffisamment long avant tout déplacement ou séminaire

  • Doubler le nombre annuel de « jours enfants malades »

  • Garantir un accès prioritaire aux mères solos dans les crèches d’entreprise

  • Allouer un budget garde d’enfants sous forme de « chèque babysitter »

Je voudrais insister sur le point relatif à la charge de travail. De nombreuses entreprises se targuent de prendre des mesures « parent friendly », mais ce sont parfois des solutions presque « indolores » au sens où elles ne remettent pas en cause le problème structurel du « surtravail ». Les mesures spécifiques allouées aux parents, comme la flexibilité horaire ou des budgets pour la garde, sont nécessaires mais elles ne doivent pas être « l’arbre qui cache la forêt ». Elles ne peuvent pas permettre de s’affranchir d’une réflexion plus globale sur l’organisation du travail et l’impact de celle-ci sur la situation personnelle des salarié.es parents et à fortiori des mères solos.

Je ne veux plomber le moral de personne mais le taux de divorce en France est élevé (près de 1 mariage sur 2) et 500 000 personnes sont en situation de veuvage précoce (moins de 55 ans). Le quotidien éreintant des mères célibataires les rend plus sujettes aux burn-out et au décrochage social et professionnel. Or, la situation des familles monoparentales est quasiment absente du débat public. Si l’entreprise de demain se veut véritablement plus « inclusive », elle ne peut pas faire l’impasse sur la situation de plus de deux millions de femmes.

Les prénoms ont été modifiés.
Article édité par Mélissa Darré. Photo par Thomas Decamps
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