Egalité professionnelle vs patriarcat : un combat perdu d'avance ?

07 sept. 2022

7min

Egalité professionnelle vs patriarcat : un combat perdu d'avance ?
auteur.e
Pauline RochartExpert du Lab

Consultante, conférencière et formatrice sur le futur du travail, spécialiste de l’égalité professionnelle, des aspirations des jeunes générations et de la transition écologique

L’entreprise moderne se voudrait être le lieu du partage des pouvoirs : collaboratif, inclusif, égalitaire... Ces termes qui peuplent les “chartes de valeur” sont-ils des vœux pieux ? Si l’on observe le monde du travail et qu’on lit les travaux des chercheurs, on réalise surtout que les formes de pouvoir se renouvellent… pour mieux se maintenir. Alors, rien ne se perd, tout se transforme ? Zoom sur ces situations où se jouent et se rejouent les rapports de force avec notre experte Pauline Rochart, dans notre mini-série “Pouvoir(s)”.

Dans le monde du travail comme ailleurs, les hommes sont de plus en plus nombreux à se dire en faveur de la cause des femmes. Les grands patrons s’engagent et de nombreuses lois sont votées en faveur de l’égalité… Mais en pratique, les discriminations persistent. Alors, qu’est-ce qui fait que cela coince encore ?

À cette question, l’essai de la sociologue Haude Rivoal - La fabrique des masculinités au travail (Ed. La dispute) offre un éclairage passionnant. Ce livre est le fruit d’une enquête menée au sein d’une entreprise de logistique, secteur le moins féminisé des métiers du tertiaire (18% de femmes). Plutôt que de s’intéresser aux freins qui empêchent l’accès des femmes aux postes de pouvoir, Haude Rivoal propose de s’intéresser aux facteurs qui facilitent le maintien des hommes au pouvoir. Le propos principal du livre repose sur ce constat : si la domination masculine résiste, c’est parce qu’elle se transforme.

La docteure en sociologie fait une analogie avec l’idée développée par Luc Botanlski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme selon laquelle la condition du maintien du capitalisme est le fait d’intégrer les critiques qui sont produites à son égard. Le patriarcat fait pareil. En façade, l’entreprise tend à intégrer les codes du féminisme, mais en pratique, les inégalités hommes-femmes et le sexisme se maintiennent. La domination masculine applique le credo darwinien : celui qui gagne n’est pas forcément le plus fort mais bien celui qui s’adapte.

“L’homme nouveau” n’est ni sexiste, ni ultra-viril

Le titre de l’ouvrage d’Haude Rivoal n’a pas été pensé au hasard. En choisissant délibérément de parler de “masculinités” au pluriel, la chercheuse insiste sur le fait que la “masculinité” est un concept socialement construit et mouvant, contrairement à la “virilité”. Le masculin, c’est d’abord “ce qui n’est pas féminin”, généralement perçu comme inférieur. Alors que la virilité est un idéal de performance, d’endurance et de puissance, plutôt immuable dans le temps. En outre, la virilité est un attribut que l’on possède plus ou moins. On peut tout à fait être une femme virile ! En cela, Haude Rivoal rappelle que la virilité n’est pas une notion genrée. Pensons aux femmes qui exercent des professions qui requièrent force et endurance. Les aides à domicile, par exemple - dont 98% sont des femmes - portent les malades, les baignent, les soutiennent.

Dans le formidable récit Le Quai de Ouistreham (Ed. L’Olivier), la journaliste Florence Aubenas mettait en avant le caractère physique du travail d’agent d’entretien (bouger les meubles, faire les lits, aspirer, nettoyer…). Même si les métiers sont loin d’être mixtes - seuls 17% des métiers le sont - les métiers physiques ne sont pas seulement ceux que l’on croit (BTP, logistique, maintenance…). D’ailleurs, dans le monde du travail d’aujourd’hui, la force physique n’est plus autant mise en avant, comme cela pouvait être le cas dans le monde ouvrier du XXème siècle. Les hommes ont bien conscience des critiques exprimées à leur égard, notamment envers un usage excessif de certains codes virils - dont la force et l’autorité - et cherchent à s’en distancier. L’ “idéal type masculin” se transforme.

Mais alors qu’est-ce que “l’homme nouveau” ? Haude Rivoal explique que le modèle de masculinité hégémonique, adopté par des hommes blancs, hétérosexuels et de classe supérieure, produit un certain nombre de normes discursives et corporelles. Ce qui compte à présent c’est la force mentale, le contrôle de soi, la capacité à se montrer “résilient. Si on ne mobilise plus autant qu’avant la force physique, on insiste sur une certaine “force tranquille”, il s’agit avant tout de savoir “rester zen face à des situations de stress”. Or, on sait que le monde du travail est en proie à une intensification des cadences et à une concurrence effrénée. Dans un monde globalisé et ultra-concurrentiel, « il en va des hommes comme des organisations : pour maintenir sa position de leader, il faut aimer se challenger, se dépasser pour innover ».

À ce propos, Haude Rivoal remarque que le monde de l’entreprise semble fasciné par les sports extrêmes : les courses de voile en solitaire, les trails, les marathons… Certain.es cadres valorisent par ailleurs leur pratique personnelle de ces sports en usant de la rhétorique du dépassement de soi, de la performance individuelle, de la résistance au stress. Chez Transfrilog – l’entreprise dans laquelle la chercheuse a mené son enquête – les directions du mécénat ne choisissent pas au hasard les projets qu’elles co-financent : la traversée de l’Atlantique en windsurf ou en solitaire, les trophées Andros (course automobile sur glace) ou encore le “Mud Day”. « La performance toute entière, corps et âme, ainsi que la capacité à faire les choses avec passion, dans le déni du corps sont valorisées. »

La valorisation du sur-travail et des émotions contenues

Il faut avoir le goût de l’effort et pouvoir témoigner que l’on travaille beaucoup. La performance et le présentéisme ont tendance à se confondre. Même si on observe que les nouvelles générations plébiscitent l’équilibre des temps de vie, dans les faits, on attend toujours des hommes qu’ils fassent preuve d’une disponibilité extensive. Certes, des progrès sont faits, les jeunes hommes veulent investir davantage leur rôle de père mais ils sont aussi nombreux à témoigner que l’injonction à la performance perdure. Ainsi, même si le congé paternité a été rallongé, certains n’osent pas le prendre en totalité de peur d’apparaître comme un professionnel moins engagé. Quitter le travail plus tôt pour s’occuper de sa famille, voire prendre un temps partiel, n’y pensez-pas, ce n’est toujours pas ce qu’on attend d’un homme au travail !

Haude Rivoal explique que le nouvel idéal-type masculin est parfois soumis à des injonctions contradictoires, « diriger comme un homme moderne, c’est être ferme mais pas impulsif ; être à l’écoute mais ne pas être en proie à ses émotions ». Il s’agit donc de se distinguer des femmes - encore perçues comme trop sensibles voire “hystériques” - et aussi de certaines formes de masculinités – notamment des masculinités populaires où les hommes sont perçus comme impulsifs et violents. Mais alors que penser des discours qui envahissent les réseaux sociaux où on enjoint les hommes à exprimer leurs vulnérabilités, à accueillir leurs émotions voire à raconter leurs échecs ? Haude Rivoal précise que ces discours sont socialement situés, principalement portés par les classes supérieures.

L’entrepreneur qui écrit un post à rallonge sur LinkedIn en s’exprimant sur son burn-out ou encore les vertus de l’échec le fait car il peut le faire : il a eu les moyens de rebondir, il a eu accès à un certain nombre de ressources qui lui ont permis de ne pas sombrer (prise en charge par des psy, soutien de la famille…). « Chez les classes populaires, on entend peu ces discours qui visent à exprimer ses émotions, à ne pas avoir peur de se montrer en situation de vulnérabilité. Au contraire, il y a encore une angoisse très forte de l’échec. On est jamais loin du gouffre, donc mieux vaut ne pas trop s’y pencher. »
Ces discours sur les émotions recèlent un caractère pernicieux. Il s’agit avant tout de contrôler ses émotions pour ne pas se laisser déborder. Les émotions sont bienvenues si et seulement si elles sont mises au service de la performance, si elles permettent de prendre de meilleures décisions. En cela, nous ne sommes pas loin de l’adage de Foucault : « se gouverner soi-même pour mieux gouverner les autres ».

Bref, l’homme nouveau est résilient, endurant, sensible mais pas trop. Il s’éloigne des excès d’une certaine forme de virilité. Il s’adapte et il innove. « Il ne suffit pas d’être un homme pour dominer, encore faut-il l’être correctement » résume la chercheuse.

Les “boy’s club” résistent, de manière plus pernicieuse

Haude Rivoal précise que lors de son enquête elle n’a rencontré aucun homme qui se présentait comme ouvertement sexiste, au contraire, ils étaient nombreux à se présenter comme des alliés du féminisme. Pourtant, dans les faits, les résistances – réelles ou symboliques – s’organisent pour barrer l’accès des femmes aux postes de pouvoir. De nombreuses pratiques constitutives d’un entre-soi masculin perdurent dans les entreprises. Prenons l’exemple des séminaires d’intégration ou les moments de “team-building”. Dans ces moments censés “booster la cohésion d’équipe” et renforcer l’adhésion des salarié.e.s autour de valeurs communes, l’on partage volontiers l’histoire de l’organisation. Or, ce récit met très souvent en scène la figure d’un “entrepreneur pionnier”, génial inventeur solitaire (le “geek” dans son garage) ou patron visionnaire au tempérament impétueux (pensons aux figures de la grande distribution…). L’histoire que l’on raconte et que l’on transmet est bien souvent androcentrée. Les femmes n’ont pas voix au chapitre. Ce storytelling produit un archétype du “travailleur idéal” dans lequel les femmes ont du mal à se projeter.

En matière de résistances symboliques, Rivoal prend également l’exemple des réunions en entreprise. Si la parité est respectée, l’égalité ne se fait pas en pratique. Bien souvent, les femmes se font couper la parole, voire dépossédées de leur sujet d’expertise. Aussi, il arrive que le climat de certaines réunions soit franchement délétère car les hommes se font des blagues entre eux – l’humour restant un puissant indicateur d’entre-soi masculin et hétérosexuel. Malgré un progressisme affiché, les hommes occupent l’espace et la parole.

Enfin, la résistance peut s’organiser de manière concrète en maintenant les femmes à l’écart de certains métiers. Haude Rivoal s’est penchée sur le cas des conducteurs routiers. La profession a fortement évolué sous l’effet de l’automatisation des camions, les cabines ont gagné en confort (suspensions, climatisation, GPS…). On aurait pu penser que cette réduction de la pénibilité irait de pair avec une féminisation de la fonction, mais cela n’a pas été le cas. Pourquoi ? D’abord parce que le recrutement se base sur des relations interpersonnelles fortes : les hommes privilégient leurs homologues. Et par ailleurs, les conducteurs mettent en avant le caractère supposé technique de leur métier pour justifier la mise à l’écart des femmes. Auparavant, on disait que “pour être un bon routier, il fallait savoir changer seul son pneu crevé ”. Mais, comme le seul argument de la force physique ne tient plus, les hommes cherchent à construire un nouveau discours valorisant autour de leur profession. Ainsi, ils partagent un “ensemble vague de savoir-faire” qui conférerait à leur profession son caractère masculin : résister à la fatigue, prendre des décisions rapidement, être bon en calcul… Ils opèrent un véritable “storytelling” et témoignent d’une construction genrée des compétences professionnelles. Pour continuer à être fier d’exercer “un métier d’homme”, le métier doit le rester !

Défendre une autre vision du travail pour viser l’égalité

Si les entreprises sont nombreuses à afficher un certain progressisme, l’analyse des pratiques révèle qu’on est encore loin de l’égalité. Les codes du pouvoir se transforment, à la marge, pour toujours mieux favoriser la domination masculine. Haude Rivoal résume : « On parle constamment des nouveaux hommes, des nouveaux pères, des nouvelles organisations du travail, des nouveaux managers, mais d’un point de vue structurel, les choses ne changent pas vraiment. » Si la figure du pouvoir s’incarne dans une masculinité plus inclusive, l’obsession de la preuve virile ne change pas.

Pour viser l’égalité professionnelle, il faudrait se défaire de cette injonction à s’adapter, qui sous-entend qu’il ne faut ni résister, ni contester l’ordre des choses. Pourtant, oser s’interroger sur les normes qui régissent nos comportements au travail nous permettrait de défendre une autre vision du travail lui-même, où tout ne serait pas basé sur la compétition (entre le masculin et le féminin, entre les différentes formes de masculinités…), ni mesuré à l’aune de la performance individuelle. Un bon programme de rentrée !

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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