Clarisse Crémer, skippeuse discriminée.… pour avoir eu un enfant

16 févr. 2023

5min

Clarisse Crémer, skippeuse discriminée.… pour avoir eu un enfant
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Pauline RochartExpert du Lab

Consultante, conférencière et formatrice sur le futur du travail, spécialiste de l’égalité professionnelle, des aspirations des jeunes générations et de la transition écologique

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Chaque année, elles sont des centaines, voire des milliers. Anonymes ou personnalités, à se voir discriminer sous prétexte (tenez-vous bien) qu’elles ont osé avoir… un enfant. Un phénomène contre lequel elles sont désormais nombreuses à élever la voix, n’hésitant pas à épingler publiquement leurs auteurs. Pour le meilleur ou pour le pire ?

87 jours 2 heures 24 minutes et 25 secondes. C’est le temps qu’il a fallu à Clarisse Crémer en 2020 pour faire le tour du monde à la voile en solitaire, sans escale et sans assistance. Un exploit qui lui a valu le meilleur temps féminin et la 12e place du classement général du Vendée Globe. Pourtant, cette année, la sportive de haut niveau ne sera pas au départ de l’édition 2024. Récemment devenue maman, elle a purement et simplement été débarquée par son sponsor Banque Populaire.

La skippeuse a rendu publique la nouvelle via un post Linkedin qui a provoqué un tollé d’indignation. Je ne suis pas sportive (encore moins de haut niveau), mais cette nouvelle m’a révoltée moi aussi, tant l’affaire Crémer est révélatrice du sexisme structurel qui continue de sévir en France, pénalisant encore et toujours les carrières féminines. Mais jusqu’à quand ?

Le « risque » de la maternité

« Ils sont prêts à assumer le risque d’un trimaran géant, et tous les aléas naturels, techniques et humains liés à la course au large, mais visiblement pas celui de la maternité », commente de façon incisive Clarisse Crémer au sujet de la décision de son sponsor. Et le problème est bien là : les mères sont préjugées a priori moins fiables et moins performantes que leurs collègues masculins. Des dizaines de mères de mon entourage m’ont d’ailleurs fait part de ce « traitement de défaveur » lors de leur retour de congé maternité : « Compte tenu de ton état, on a préféré demander à Antoine de piloter ce projet, ce sera plus sûr pour le client… »

Dans le sport de haut niveau comme en entreprise donc, la maternité pénalise encore trop souvent les femmes. Quelque soit vos (sur)performances passées, faire le choix de la maternité c’est revêtir d’office la pénalité inhérente à ce nouveau statut : devenir mère, c’est « forcément » être moins disponible, moins fiable… Et cela va crescendo à mesure des grossesses. Selon une enquête du CSEP de 2018, 84 % des femmes estiment que la maternité a effectivement eu un impact négatif sur leur carrière. Mais comment expliquer la persistance d’un tel phénomène alors que les mentalités, elles, semblent progresser à mesure de la mise en lumière de la problématique ?

Le dernier rapport du Haut Conseil à l’Egalité sur l’état du sexisme en France révèle que, si la conscience du sexisme progresse au coeur de l’Hexagone (93 % des Français estiment que les femmes et les hommes subissent des inégalités de traitement), les pratiques sexistes, elles, ne reculent pas. Bien au contraire. Pour près d’une femme sur deux, le monde du travail est perçu comme particulièrement inégalitaire. Alors oui, la prise de conscience des entreprises concernant la parentalité progresse. Certaines agissent franchement. Des centaines d’organisations ont notamment signé le « Parental Challenge », s’engageant ainsi à mieux accompagner la parentalité de leurs salariés (information sur leurs droits, formation des managers, prévention des discriminations, aménagement des horaires de travail…).

Par son nouveau statut, un « père de famille » va être préjugé plus responsable, voire plus mature

Mais, certains stéréotypes ont la vie dure. Toujours selon le HCE, 1/3 de la population française (27 % des femmes et 40 % des hommes) estime qu’il est normal qu’une femme s’arrête de travailler pour s’occuper de ses enfants (6 points supplémentaires par rapport à 2021). Et dans les faits, lorsqu’il s’agit de s’arrêter, c’est en effet souvent la mère qui opte pour le temps partiel, perdant au passage une partie substantielle de ses revenus (25 % dans les cinq ans suivant l’arrivée d’un premier enfant, et près de 50% avec celle du deuxième).

Et là où les femmes sont freinées, les hommes progressent. Augmentés, voire promus, les pères bénéficient de biais positifs : par son nouveau statut, un « père de famille » va être préjugé plus responsable, voire plus mature. Pour l’anecdote, quand Clarisse Crémer a accouché de sa fille, son compagnon Tanguy Le Turquais, lui-même navigateur professionnel, était… en mer ! « Le genre d’événement qui peut arriver », commente alors Le Télégramme. Un père en mer, no big deal. Une mère en mer, en revanche, c’est non.

Bad buzz pour la Banque Populaire

L’Affaire Clarisse Crémer n’est pas sans rappeler le traitement réservé par Nike à Allyson Felix. Dans une tribune pour le New York Times de 2019, la sextuple championne olympique d’athlétisme dénonçait le comportement de l’équipementier américain, qui tentait de négocier une baisse de revenus de 70 % lors du renouvellement de son contrat du fait de sa nouvelle maternité (Just do it, hein). Si ces affaires résonnent tant dans l’opinion publique, c’est qu’elles touchent un point sensible : sur le papier, les femmes sportives sont érigées en « rôle modèle », dans les faits, elles subissent, elles aussi, les discriminations liées à la maternité.

À l’heure où la conscience du sexisme progresse et où les mobilisations féministes sont de plus en plus nombreuses, une question me vient à l’esprit : comment une telle décision a-t-elle pu être prise par la «Team Banque Populaire » sans craindre un (logique) retour de bâton ? Grosse « bêtise » ? Sexisme crasse ? Erreur de communication dans tous les cas… Dans son ouvrage La fabrique des masculinités au travail (La Dispute, 2021), la chercheuse Haude Rivoal souligne que les grandes entreprises se plaisent à sponsoriser la pratique des sports extrêmes, où les valeurs de performance, de courage individuel et de résilience sont mises en avant. En termes de marketing et de storytelling, c’est généralement payant.

Quand en 2018, la Team Banque Populaire choisit de soutenir Clarisse Crémer - navigatrice de moins de 30 ans au formidable potentiel sportif et qui maîtrise les codes des réseaux sociaux - l’entreprise fait un bon placement qui n’échappe pas à la principale intéressée. « Si la course au large existe aujourd’hui c’est parce que des sponsors la choisissent comme levier de communication et s’en servent pour raconter de belles histoires sportives et donc, a priori, humaines », peut-on encore lire sur le post LinkedIn de Clarisse Crémer. Soutenir une jeune navigatrice talentueuse, tout en mettant en avant son engagement pour la mixité du sport, c’est un pari gagnant. Mais quand le groupe bancaire la lâche finalement quelques années plus tard, ce n’est ni élégant, ni intelligent pour son image de marque.

Dénoncer publiquement les abus des employeurs permet de conscientiser l’opinion publique : les clients, les salariés, les partenaires

Pour se défendre, de nombreux salariés qui subissent des discriminations ou d’autres pratiques managériales toxiques, décident comme Clarisse d’agir sur le terrain de la réputation, en ayant recours au « name and shame ». Il s’agit de dénoncer publiquement et de manière anonyme son employeur sur les réseaux sociaux. Une initiative encouragée notamment par Léa Lejeune dans son livre Féminisme washing (Editions Seuil, 2021), à côté de la transparence des salaires et des quotas. Les startups ou les agences de communication, qui misent beaucoup sur leur image, sont particulièrement exposées au risque réputationnel. Dans ces structures, où il n’y a pas forcément de service RH ou de représentants du personnel pour traiter ce genre d’affaires, le « name and shame » apparaît comme l’ultime recours pour les salariés. Mais, quand on travaille dans un grand groupe et que l’on subit des discriminations liées à son statut de mère, le témoignage anonyme a-t-il autant de poids que celui d’une personnalité comme la skippeuse ?

Selon l’avocate Elise Fabing, engagée contre les violences au travail et porte-parole du mouvement #balancetonagency, « le name and shame est une arme redoutable à la main des victimes ». Dans un monde idéal, où la justice sociale fonctionnerait dans des délais raisonnables, les victimes de discriminations n’auraient pas besoin d’y avoir recours. Or, les tribunaux sont saturés et les niveaux d’indemnisation relativement faibles, dès lors, les contentieux RH augmentent et dans ces cas de conflits, la menace réputationnelle peut peser lourd. Aussi, dénoncer publiquement les abus des employeurs permet de conscientiser l’opinion publique : les clients, les salariés, les partenaires. « Cela fait trembler les boîtes », résume l’avocate.

En effet, l’impact de l’affaire Crémer pour la marque employeur Banque Populaire n’est pas neutre. En interne, la décision a dû faire jaser. J’imagine que les équipes RH de la banque qui travaillent, dans l’ombre, à une meilleure prise en compte de la parentalité ont été refroidies par cette annonce, sans compter le signal envoyé aux salariés parents. Même si les candidats n’assimilent pas forcément les pratiques de l’employeur à celles du sponsor, tout de même, ça fait mauvais genre…

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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