“How To Do Nothing” : rediriger notre attention est un acte de résistance

02 mars 2022

8min

“How To Do Nothing” : rediriger notre attention est un acte de résistance
auteur.e.s
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois, son dernier livre de chevet pour vous inspirer. Aujourd’hui, lecture (en anglais) de How To Do Nothing, de l’artiste et écrivaine américaine Jenny Odell. Ou comment résister (vraiment) à l’économie de l’attention (et à ses ravages sur notre santé mentale). Bref, un indispensable.

C’est peu dire que les travailleurs sont plus épuisés que jamais à force de passer leur vie devant des écrans. En 2022, les taux de burn-out chez les travailleurs sont sans précédent. Aux États-Unis, ils/elles démissionnent en masse à la recherche d’un travail meilleur. Leur niveau de satisfaction suit de près la courbe (descendante) de leur santé mentale. Le principal problème n’est-il pas que nous sommes nombreux·ses à avoir été engloutis par l’économie de l’attention ? Et si la solution était de commencer à lui résister ?

Dans un beau livre publié juste avant la pandémie, l’artiste et professeure à Stanford Jenny Odell s’interroge sur « ce que nous percevons comme productif ». Dans How to Do Nothing: Resisting the Attention Economy (2019), elle explique que le fait de rediriger notre attention est un acte de résistance et la meilleure manière de retrouver du sens. Son message semble encore plus pertinent et nécessaire après les années de crise sanitaire, alors que l’accélération des usages numériques a miné un peu plus cette ressource rare qu’est notre attention.

L’expression “économie de l’attention” a été inventée par l’économiste et psychologue Herbert A. Simon dans les années 1970. Dans un article célèbre intitulé “Designing Organizations for an information-rich world”, Simon et ses co-auteurs expliquent de manière prophétique que « l’abondance d’informations s’accompagne d’une pénurie d’autre chose (…) Ce que l’information consomme est évident : elle consomme l’attention. Par conséquent, la richesse d’information crée une pauvreté d’attention et un besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance de sources d’information qui peuvent l’épuiser. »

Dans notre ère d’infobésité, la rareté et la mauvaise qualité de notre attention ruinent notre santé, nos relations, nos communautés et la planète, affirme Odell. Comme Simon avant elle, elle soutient que l’attention est le « goulot d’étranglement de la pensée humaine ». Elle détermine ce que nous percevons dans notre environnement. Nous sommes ce à quoi nous prêtons attention. Qu’est-ce que cela signifie de résister ? Comment peut-on « ne rien faire » ? Odell propose des histoires et des exemples précieux tirés de l’art et de la nature pour aider le lecteur à « se promener » et apprendre à résister.

« Le but de ne rien faire, tel que je le définis, n’est pas de retourner au travail frais, dispo et prêt à être plus productif, mais plutôt de remettre en question ce que nous percevons maintenant comme “productif” (…) Je vois des gens pris non seulement dans leurs notifications mais dans une mythologie de la productivité et du progrès, incapables non seulement de se reposer mais simplement de voir qui ils/elles sont (…) Comment se fait-il que l’idée moderne de productivité soit si souvent un cadre pour la destruction de la productivité naturelle d’un écosystème ? »

Maintenir un espace de contemplation contre la pression de l’habitude

En tant qu’artiste, Odell défend avec force l’idée que l’art a le pouvoir de changer notre perspective sur le monde. Elle consacre de nombreuses pages de son livre aux performances artistiques qui ont créé un « tiers espace » et lui ont appris à rediriger son attention sur ce qui l’entoure. Au tout début de son livre, elle mentionne un projet intitulé Applause Encouraged, un spectacle de quarante-cinq minutes créé dans un site spécifique près de San Diego, dans lequel huit participants ont renoncé à leur téléphone le temps d’un « spectacle » dans une zone délimitée… pour regarder un coucher de soleil et ensuite applaudir. Mais même sans projet artistique, on peut prêter une nouvelle attention à son environnement dans le même esprit : c’est ce que fait Odell lorsqu’elle s’adonne à sa nouvelle passion, l’observation des oiseaux.

Plus loin dans le livre, Odell rend hommage à l’œuvre du compositeur John Cage dont elle a particulièrement apprécié la pièce 4’33 lors d’un spectacle à New York. 4’33 est une composition en trois mouvements datant de 1952, au cours de laquelle les musiciens sur scène ne jouent… rien. La pièce est constituée des bruits de la salle, de la toux et du rire des auditeurs qui deviennent ainsi acteurs de la performance. Elle est parfois présentée comme quatre minutes trente-trois secondes de silence, mais il s’agit en fait de tout sauf de silence car elle se produit dans une pièce remplie d’êtres vivants. Cage considérait 4’33 comme son œuvre la plus importante. Pour l’autrice, l’expérience de l’écoute de 4’33 a changé sa vie : après le spectacle, elle a commencé à écouter beaucoup de sons environnants auxquels elle n’avait jamais prêté attention auparavant.

L’art de la performance est parfois perçu comme dérangeant car il remet en question le cadre dans lequel nous fonctionnons. Dans chacune des pièces mentionnées par Odell, « l’artiste crée une structure - qu’il s’agisse d’une carte ou d’une zone délimitée - qui maintient ouvert un espace contemplatif contre les pressions de l’habitude, de la familiarité et de la distraction qui menacent constamment de le fermer ». L’art qu’elle propose repose également sur l’attention portée au contexte, à ce qui est déjà là, ce qui est souvent plus intéressant que tout ce que nous pourrions fabriquer et ajouter.

Le message est que l’attention constante que nous portons à la production et à la productivité est malavisée : nous devrions plutôt apprendre à prendre soin de notre environnement, de nos corps et à entretenir nos relations. « Nous vivons dans une culture qui privilégie la nouveauté et la croissance au détriment du cyclique et du régénérateur. Notre idée même de productivité est fondée sur l’idée qu’il faut produire quelque chose de nouveau, alors que nous n’avons pas tendance à considérer l’entretien et le soin comme productifs de la même manière. »

Refuser de donner son attention

Que signifie résister et dire non à l’économie de l’attention ? Les retraites « detox » et la vie recluse ne sont pas des antidotes viables. Refuser, cela ne veut pas dire s’en aller. Odell consacre de nombreuses pages au philosophe cynique de la Grèce antique, Diogène, dont le refus était si remarquable que nous nous en souvenons plusieurs siècles plus tard. « L’acte le plus notoire de Diogène était de parcourir les rues de la ville avec une lanterne, à la recherche d’un honnête homme ; sur les tableaux, on le voit souvent avec la lanterne à ses côtés, boudant à l’intérieur d’un baquet rond en terre cuite tandis que la vie de la ville se déroule autour de lui. » Ce que pratiquait Diogène était proche de ce que nous appelons aujourd’hui « l’art de la performance ».

« Il vivait ses convictions au grand jour et se donnait beaucoup de mal pour choquer les gens et les sortir de leur stupeur habituelle. » Face à l’hypocrisie de la société, Diogène n’a pas choisi de devenir un reclus. Il a choisi plutôt de vivre au sein de la société, mais dans un état de refus permanent qui met en lumière ses absurdités. En restant dans le monde, il a trouvé le moyen de remettre en question ses coutumes et ses valeurs. Il a remis en question le cadre de référence et a aidé les autres à remettre en question la façon dont ils le perçoivent. Il est resté pour mieux refuser.

L’acte de refus de Diogène est rendu puissant par la manière dont il redirige l’attention des gens et leur apprend à percevoir différemment. Au niveau individuel, prêter attention implique un alignement : « différentes parties de l’esprit et même du corps agissant de concert et sont orientées vers la même chose ». En soi, l’attention exige le refus : « prêter attention à une chose, c’est résister à prêter attention à d’autres choses ; c’est nier et déjouer constamment les provocations extérieures à la sphère de son attention. »

Or ce qui est vrai pour l’individu l’est aussi pour un mouvement collectif. En ce sens, l’attention est intrinsèquement sociale et politique. Tout mouvement nécessite également un alignement : « un accord mutuel entre des individus qui portent une attention intense aux mêmes choses et les uns aux autres ». Hélas, la capacité à faire cela est largement déterminée par les conditions socio-économiques. Les personnes qui ont du mal à joindre les deux bouts ne sont pas forcément en mesure de prendre part à de tels mouvements de refus de masse. Odell est convaincu que le soutien institutionnel (par exemple les soins de santé ou les allocations de chômage) est indispensable pour donner aux individus la possibilité de refuser. Lorsqu’il existe une peur économique, il n’y a pas de marge pour le refus. Par conséquent, créer un environnement où la peur économique est prévalente est un moyen de s’assurer que les gens ne peuvent faire autrement que de se conformer.

S’entraîner à améliorer son acuité

« Il existe de nombreux “abus systémiques” qui mériteraient d’être refusés, mais je propose comme bon point de départ l’abus de votre attention. C’est parce que l’attention est à la base de tout autre type de refus significatif ». Pour changer qui vous êtes, vous devez changer ce à quoi vous prêtez attention et comment vous y prêtez attention. Et tout cela nécessite de se former, de s’entraîner. « Nous devons être capables de penser sur différentes échelles de temps alors que le paysage médiatique voudrait que nous pensions en cycles de vingt-quatre heures (ou moins), de faire une pause pour réfléchir alors que le clickbait voudrait que nous cliquions, de risquer l’impopularité en cherchant un contexte alors que notre flux Facebook est un déferlement d’indignations et de boucs émissaires incontrôlés, d’étudier de près la manière dont les médias et la publicité jouent sur nos émotions… » Des choses intéressantes peuvent se produire lorsque les gens reprennent le contrôle de leur attention.

Odell cite le compositeur John Cage, passionné par le bouddhisme zen, qui a dit un jour : « Dans le zen, on dit : si une chose est ennuyeuse après deux minutes, essayez-la pendant quatre minutes. Si c’est toujours ennuyeux, alors huit. Puis seize. Puis trente-deux. Finalement, on découvre que ce n’est pas du tout ennuyeux. » Nourrir la curiosité et prendre le temps de cultiver la poésie peut aider à ouvrir de nouvelles “portes” vers une perception plus consciente. Au lieu de percevoir inconsciemment, sans réfléchir, nous devrions tous·tes chercher à devenir plus conscient·e de notre perception. (C’est d’ailleurs ce dont il est question dans le mouvement de la pleine conscience).

« Je m’intéresse à un approfondissement discipliné de l’attention (…) Je suis personnellement insatisfaite de l’attention non entraînée, qui vacille d’une nouvelle chose à l’autre, non seulement parce que c’est une expérience superficielle, ou parce que c’est une expression de l’habitude plutôt que de la volonté, mais aussi parce qu’elle me donne moins accès à ma propre expérience humaine », écrit-elle. Mais cet entraînement ne doit pas servir à des fins de productivité et d’optimisation. En fait, elle doit complètement « déstabiliser les priorités du moi productif ».

Dans un monde où la technologie est conçue pour créer une dépendance afin de vendre notre attention, où notre valeur est déterminée par notre productivité (de données), Odell propose un guide poétique pour reprendre le pouvoir sur notre vie. Si nous trouvions un moyen d’améliorer son attention, alors nous serions en mesure de redéfinir notre rôle individuel et collectif dans l’environnement. Le contexte est essentiel : en tant qu’êtres humains, nous faisons partie d’écosystèmes, c’est-à-dire de systèmes d’organismes en interaction dynamique et des communautés qu’ils forment. Nous ne pouvons plus nous permettre d’ignorer ces écosystèmes. How to Do Nothing est un livre magnifique, à lire absolument, et un plan d’action pour commencer à penser en dehors des récits capitalistes d’efficacité et de techno-déterminisme. J’en recommande la lecture.

Article édité par Clémence Lesacq ; Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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