Les outils numériques nous rendent-ils si efficaces au travail ?

01 déc. 2021

5min

Les outils numériques nous rendent-ils si efficaces au travail ?
auteur.e
Coline de Silans

Journaliste indépendante

Avec la transformation digitale des entreprises et l’explosion du télétravail, de plus en plus d’outils se sont immiscés dans nos vies professionnelles, déjà bien chargées. Logiciels de messageries instantanées, de visioconférences, solution de partage de documents ou encore de travail collaboratif : peu à peu, la technologie est devenue indispensable au bon fonctionnement du monde du travail. Initialement pensés pour nous faire gagner en efficacité, ces dispositifs altèrent parfois le rendement des salariés : qui n’a jamais été interrompu au beau milieu d’une tâche par une visio intempestive, ou un message sur Slack ? Qui n’a jamais passé plusieurs heures à batailler avec ses collègues sur un document partagé ? Alors que la plupart des études semblent indiquer que le télétravail a eu un impact positif sur la productivité, l’influence de ces nouveaux outils sur cette hausse reste toutefois à confirmer. Et si, en fin compte, ils nous faisaient perdre plus de temps qu’ils ne nous en font gagner ? Éléments de réponse avec Isabelle Barth, enseignante-chercheuse en Sciences du Management et directrice de l’INSEEC SBE.

Depuis la propagation du télétravail, le recours aux outils numériques a bondi. Selon une étude de l’Institut Socio-Économique du Luxembourg, 36% des télétravailleurs ont expérimenté de nouveaux outils digitaux pendant le confinement, et 19% ont eu recours à des services numériques plus fréquemment qu’auparavant. Distance oblige, ces nouveaux logiciels ont permis de pallier l’absence physique des collaborateurs dans le but d’impacter le moins possible la productivité des salariés, voire, si possible, de l’améliorer. Dans ces conditions, pas étonnant qu’une étude de l’Institut Sapiens enregistrait dès mars 2021 une explosion de la productivité des salariés de 22%. Pourtant, les journées des travailleurs ne sont pas devenues moins courtes. Déjà en 2018, les chercheurs allemands Kira Rupietta et Michael Beckmann montraient que le passage au télétravail entraînait une hausse du nombre d’heures travaillées de 1h à 2h30 par semaine.

Alors comment expliquer que la productivité gagnée en télétravail n’ait pas permis aux salariés de se libérer plus de temps ? Selon la chercheuse Isabelle Barth, cela viendrait d’un souci dans notre rapport au temps : « Depuis quelques décennies, nous sommes dans une société de l’urgence. Le vide angoisse, nous avons besoin d’avoir des emplois du temps de ministre. Être toujours occupé devient une façon de prouver qu’on existe, et, en creux, de tromper l’angoisse de la mort. La création des outils digitaux s’inscrit dans ce contexte. » Dès lors, mails, visios, outils collaboratifs, deviennent un prétexte pour être toujours occupés à quelque chose, ce qui permet de justifier une position hiérarchique et d’asseoir un statut social.

Aujourd’hui, il n’a jamais été aussi simple d’être occupé. « Les outils digitaux ont un problème d’effet amplificateur : ils vont créer des ramifications sans fin, détaille Isabelle Barth. Les mails se multiplient, un lien nous emmène sur une page, qui nous emmène sur une autre… Au lieu de nous aider à épurer, ces “solutions” multiplient les informations et les sollicitations. » Résultat, au lieu de passer une heure à effectuer une tâche, nous en passons deux, distrait par un lien promotionnel alléchant, une vidéo envoyée par un collègue dans une conversation Slack, ou encore par un appel sur Teams imprévu. Ce à quoi s’ajoute le sentiment d’urgence, décrit plus haut par Isabelle Barth, qui nous donne l’illusion de devoir répondre instantanément à toutes ces sollicitations.

Dans son article « Infobésité, gros risques et vrais remèdes », la spécialiste en communication Caroline Sauvajol-Rialland explique que « la surcharge informationnelle forme une sorte d’injonction paradoxale, une obligation à communiquer, partager et se coordonner, une interdiction de ne pas répondre et, en même temps, le sentiment de contribuer à cette pollution. » Si les outils digitaux nés du confinement ont pu nous épargner certaines distractions de l’open-space, ils ont aussi contribué à rendre les sollicitations plus faciles (puisqu’il suffit désormais d’appuyer sur un bouton pour entrer en contact avec ses collègues), et à multiplier les canaux de communication. Dans une étude récente, Capterra dévoilait que 36% des salariés se sentiraient même “dépassés” par le nombre de logiciels qu’ils ont à utiliser quotidiennement. Et pour cause, on parle désormais avec son manager dans un canal, avec son équipe dans un autre, et avec ses collègues les plus proches encore dans un autre, quand on utilise pas un logiciel différent. Entre nous, qui n’a jamais commenté en direct sur Whastapp ou Slack une réunion Zoom ?

Toutefois, il serait trop facile de blâmer uniquement les outils digitaux. Pour Isabelle Barth, le problème réside surtout dans l’usage que l’on en fait : « Il faut arriver à faire le tri dans les informations, et surtout, apprendre à abandonner davantage de tâches. Si l’on a une bonne vision de la façon de hiérarchiser ses activités, le télétravail peut générer des zones d’autonomie où l’on va gagner en productivité. » C’est la fameuse matrice d’Eisenhower : on exécute en priorité les tâches importantes et urgentes, on planifie ce qui est important mais non urgent, on délègue ce qui est urgent mais non important, et on abandonne les tâches qui ne sont ni urgentes, ni importantes. Encore faut-il réapprendre à distinguer ce qui est véritablement urgent de ce qui ne l’est pas, afin de pouvoir ensuite utiliser les outils digitaux à bon escient, pour ce qu’ils sont : des moyens d’être plus efficients.

Cela demande par exemple de savoir évaluer quand l’outil est adapté à son projet, et quand il ne l’est pas. « Parfois, organiser une réunion sur Zoom peut s’avérer être un véritable gain de temps car nous n’avons pas besoin de nous déplacer, mais selon l’objet de la réunion, il est quelques fois plus judicieux de se rencontrer physiquement pour que la réunion soit efficace », illustre Isabelle Barth. De la même façon, là où le mail sera parfois plus adapté pour clarifier une situation complexe auprès de plusieurs collaborateurs, un coup de fil sera généralement plus efficace pour régler une demande urgente.

Faire un usage raisonné des outils digitaux qui sont à notre portée demande donc des connaissances. Malheureusement, c’est souvent ce qui pêche. Parce que ces outils ont généralement été mis en place dans l’urgence à l’annonce du premier confinement, certains salariés n’ont pas pu être formés, se retrouvant complètement démunis quand il s’agissait de les utiliser efficacement. Selon l’étude de Capterra réalisée en février 2021, 65 % des répondants déclaraient n’avoir reçu aucune formation au cours de l’année précédente, et 18% disaient avoir dû se former aux outils du télétravail en autodidacte. Or, le temps perdu à maîtriser un logiciel impacte nécessairement et de façon négative la productivité.

Parmi les autres facteurs qui peuvent rendre les outils digitaux problématiques, le manque d’adaptation aux usagers. Lorsqu’une entreprise impose à tous ses salariés d’avoir recours aux mêmes outils, ou qu’elle en met trop à disposition sans réfléchir à qui sera plus à même de les utiliser correctement, leur utilisation peut devenir très chronophage. Parce qu’on ne voit pas bien comment les utiliser ou qu’il y en a trop de différents, on perd alors en productivité. Finalement, l’impact de la technologie sur la productivité est en vérité très lié à la façon dont ceux-ci sont mis en place. S’ils sont adoptés de façon réfléchie et que les salariés sont formés à leur utilisation, il n’y a aucune raison que ces outils numériques ne permettent pas aux salariés d’être plus efficients, bien au contraire. Reste encore à ce que chacun parvienne à se discipliner, pour en faire un usage utile et raisonné…

Article édité par Romane Ganneval
Photo de Thomas Decamps

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