Loisirs : pourquoi a-t-on tendance à les “professionnaliser” ?

30 mars 2021

6min

Loisirs : pourquoi a-t-on tendance à les “professionnaliser” ?
auteur.e
Coline de Silans

Journaliste indépendante

Ne pas se contenter de faire des gâteaux solo dans sa cuisine, mais poster soigneusement chacune de ses recettes sous forme de tutos sur Instagram. Monter un groupe de musique, et sortir un EP en parallèle de son boulot. Faire de la photo, et poster ses clichés dans l’espoir de fédérer une communauté. De plus en plus, la façon dont nous nous divertissons tend à se « professionnaliser » : nos loisirs ne doivent plus seulement nous détendre, ils doivent aussi nous apporter quelque chose. Selon une étude menée par le European Values Survey, en 2010, 63% des Français estimaient déjà important d’apprendre de nouvelles choses à travers leurs loisirs. Mais que nous apporte au juste cette façon d’envisager notre temps libre ? S’agit-il d’acquérir de nouvelles compétences ? De satisfaire inconsciemment certaines injonctions à la performance ? De combler une insatisfaction professionnelle ? Ou tout simplement de s’épanouir en joignant l’utile à l’agréable ?

Des loisirs qui se professionnalisent ?

Selon une analyse du CRÉDOC menée en 2014, les Français aspirent de plus en plus à réussir dans toutes les facettes de leur vie, aussi bien familiale, que professionnelle, amicale ou personnelle. Et, bien évidemment, le domaine des loisirs n’échappe pas à cette règle. Mais qu’est-ce que « réussir » ses loisirs ? Selon les sociologues Joffre Dumazedier et Aline Ripert, est considérée comme « loisir » une activité à caractère libératoire gratuite, personnelle, et accomplie pour le plaisir. Une activité de loisir « réussie » serait donc une activité qui nous libère et nous procure du plaisir. Or de plus en plus, ce plaisir est associé à la notion de bien-être, de développement personnel. Comme le note le sociologue des loisirs Gilles Pronovost, « notre conception du loisir comme citoyen moderne, c’est surtout de faire quelque chose pour son propre plaisir, pour son développement personnel. Nous avons une vision un peu normative du loisir : il s’agit de faire quelque chose de bien pour moi ou pour les autres ». L’une des façons de ressentir du plaisir serait alors de développer des compétences qui nous rendent meilleurs, nous font nous sentir mieux dans la société, nous épanouissent.

Chez certains, le développement de ces « soft skills » va répondre à des impératifs de performance que l’on retrouve dans le milieu du travail. « Dans beaucoup d’activités de nos jours, il y a un certain culte de la performance, la comparaison avec l’autre est courante, il y a une dimension hiérarchique qui se crée. C’est notamment valable dans les activités sportives par exemple », ajoute Gilles Pronovost. Les limites entre vie professionnelle et vie personnelle étant de plus en plus poreuses, nous pourrions imaginer que cela joue sur le fait que certains impératifs professionnels se transposent à nos loisirs. Selon une autre analyse du CRÉDOC, 67 % des Français déclaraient en 2008-2010 considérer le travail comme « très important », et 78% le considéraient comme un vecteur d’épanouissement, et de réalisation de soi, preuve que ce qui relève du professionnel peut bel et bien conduire à l’épanouissement.

Toutefois, si les loisirs sont sources de plaisir et constituent un temps à part du travail, un loisir que l’on aurait tendance à « professionnaliser » est-il toujours source d’autant de bonheur ?

Une plus haute exigence de soi-même

Alexia, 31 ans, a récemment déménagé en province. Faute d’offres d’emploi dans sa région, elle a décidé de professionnaliser son goût pour la photo, dans l’espoir que cela lui apporte une nouvelle source de revenus. « Maintenant que j’ai une approche plus pro de la photo, je me suis imposée un certain nombre de critères, pour être plus visible, explique la jeune femme. Je me suis renseignée sur le nombre idéal de posts Instagram par jour, sur les mots-clés à utiliser, j’ai commencé à liker des comptes de la région… J’avoue que depuis, le plaisir que je prenais à publier n’est plus vraiment là, c’est un peu devenu la course aux likes… Je préfère presque regarder ce que font les autres, plutôt que ce que je fais moi ». Outre le fait de s’imposer des critères de qualité, la professionnalisation des loisirs s’apprécie en ce que le regard de l’autre prend soudain une place plus importante : exercer une activité, quelle qu’elle soit, de façon un peu plus méthodique, vient souvent avec l’objectif plus ou moins assumé de gagner en visibilité, d’être reconnu dans un domaine. « On a besoin de l’approbation des autres, ça rassure », confirme Alexia.

Ce ressenti se fait d’autant plus puissant avec l’émergence des réseaux sociaux, où chacun observe et juge l’autre à l’aune de ce qu’il publie. « L’affirmation de soi, la recherche de confirmation du respect et de l’estime des autres font partie intégrante de la vie en société ; les réseaux sociaux ne font qu’amplifier et faciliter la chose ; souvent, notamment chez les jeunes, ils contribuent à cette quête d’identité, à une sorte d’obligation d’être soi confirmée par les pairs », analyse Gilles Pronovost.

Passer outre le regard des autres demande souvent à assumer pleinement que nos loisirs ont pris une autre dimension, même si la qualité de rendu s’avère moindre que celle d’un professionnel : « C’est assez difficile de s’émanciper du regard des autres, pas seulement dans les loisirs d’ailleurs, remarque Thomas, photographe amateur. Maintenant, quand je publie des photos sur les réseaux, je sais que ce ne sera pas forcément parfait, parce que ce n’est pas mon métier de base, mais je les publie quand même parce que je veux continuer à être libre dans mes choix. »

Se comparer aux autres peut effectivement vite se révéler décourageant quand on s’emploie à professionnaliser une activité qui n’est qu’un loisir : « Je suis très créatif, donc les idées de photos me viennent naturellement, je prends plein de photos au quotidien, explique Thomas. Là où ça pêche, c’est sur le travail d’édition, car c’est presque un métier différent. C’est un aspect qui est bien plus chronophage et contraignant pour moi, aussi parce que ce n’est pas mon activité professionnelle, et que je ne peux pas me permettre d’y consacrer mes journées. »

Pour Alexia, la comparaison avec les autres est aussi parfois source d’angoisse, le miroir des réseaux sociaux ayant vite fait de lui renvoyer une image médiocre de son travail. « Selon les jours, regarder ce que publient les autres photographes sur les réseaux peut être déprimant : si je ne suis pas dans le bon mood, j’ai vite tendance à me sentir nulle par rapport aux autres ».

Si envisager ses loisirs sous un angle quasi professionnel peut effectivement être source de frustration quand il s’agit de se comparer à ceux dont c’est le métier, ou simplement à des amateurs plus assidus, cela permet aussi d’acquérir de nouvelles compétences, et de se fixer des challenges.

Acquérir de nouvelles aptitudes

« Même si me contraindre à poster mes photos régulièrement m’a aidé à mieux me concentrer dans la durée, chose que j’ai du mal à faire dans la vie courante, j’ai plutôt tendance à m’éparpiller, remarque Thomas. Ça m’a aussi appris à plus aller vers les autres, quand je dois aborder des inconnus dans la rue pour des portraits par exemple, ça me sort un peu de mes limites ».

S’imposer une certaine discipline dans l’exercice de ses loisirs peut donc permettre d’acquérir ces fameuses « soft skills », tant recherchées par les entreprises. Tout en conservant la notion de plaisir, les loisirs seraient alors un moyen de s’épanouir en se fixant de petits challenges, en se découvrant de nouvelles aptitudes, à réutiliser ou pas dans sa vie professionnelle.

« J’ai le sentiment que j’abandonne moins vite qu’avant, réfléchit Benjamin, ingénieur et fana de running. Depuis quelques années, le jeune homme renseigne ses résultats de course sur une appli, et participe à de plus en plus de compétitions, au point de s’être fait remarquer l’an dernier par des sponsors. « Je ne deviendrai jamais coureur pro, ce n’est absolument pas mon but et je tiens à ce que la course à pied reste un loisir, mais j’ai remarqué que depuis que je m’y suis mis de façon un peu plus « carrée », ma perception de l’effort et de l’échec a changé. Au boulot, je suis beaucoup plus persévérant, je m’énerve moins vite, et quand les choses ne fonctionnent pas, j’essaie de trouver des plans B ».

Et si c’était là tout l’intérêt du loisir ? S’émanciper du travail en développant des compétences complémentaires, qui nous épanouissent et nous procurent du plaisir ? Dans une tribune publiée sur les Échos, la doctorante en psychologie du travail Cécile Jarleton expliquait que « nous choisissons nos loisirs parce qu’ils contribuent à notre épanouissement personnel. Et souvent, ce dernier coudoie le développement personnel. C’est le cas lorsque nos loisirs nous permettent de gagner confiance en nous, de devenir plus résilient•e, d’améliorer la qualité de notre écoute ou encore de réduire notre niveau général d’anxiété. Autant d’apports indirects, souhaitables et recherchés au niveau personnel et qui bénéficient à la sphère professionnelle en traversant les membranes des domaines de vie ».

Comme l’ensemble des domaines de notre vie, nos loisirs sont de plus en plus soumis à des injonctions de performance, ainsi qu’au regard des autres, conséquence de l’émergence des réseaux sociaux. Toutefois, professionnaliser certaines de nos pratiques ludiques nous permettrait d’acquérir de nouvelles compétences, parfois réutilisables dans la sphère professionnelle. Tout serait alors une question de juste équilibre : quand le loisir devient contrainte et que le plaisir disparaît, peut-on encore parler de loisir ? Professionnaliser ses loisirs ne doit pas nous en dégoûter mais nous permettre d’en apprendre plus, sur une pratique en particulier, et sur notre propre personnalité. Sinon, à quel moment nous détendons-nous vraiment ?

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