“Le boys club” : en finir avec l’entre-soi masculin au taf

Publié dans Le book club du taf

23 juin 2022

9min

“Le boys club” : en finir avec l’entre-soi masculin au taf
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois, son dernier livre de chevet pour vous inspirer. Aujourd’hui, lecture de Le boys club (Ed. Payot, 2021), de Martine Delvaux, un livre qui décortique la manière dont les réseaux masculins entretiennent les inégalités de genre au travail.

Des « cryptos » à la finance, en passant par le football, l’automobile ou encore l’architecture, les boys clubs sont nombreux et variés. On les voit à l’œuvre dans tous les secteurs et métiers où les hommes sont archi-dominants et où se mêlent l’argent et le pouvoir. Certains boys clubs, comme les vieux clubs de gentlemen anglais (qui existent toujours !), sont explicitement fermés aux femmes. D’autres, comme les équipes de banquiers d’affaires ou de développeurs informatiques, opèrent de manière plus insidieuse : en théorie, tout le monde peut en faire partie, mais dans les faits, il n’y a que des hommes.

Sans être toujours ouvertement misogynes, ces univers où la testostérone est survalorisée restent hostiles aux individus féminins, perçus comme « faibles » et « autres ». Ils fonctionnent généralement en « circuit fermé » pour permettre à leurs membres d’échanger des informations et de garder la main sur le pouvoir. Ils soutiennent toutes sortes de mécanismes d’entraide entre hommes et d’exclusion des femmes qui aggravent les inégalités au travail : les membres des boys clubs voient leur carrière boostée, au détriment de celles (et ceux) qui n’en font pas partie.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, « Le boys club n’est pas une institution du passé », affirme Martine Delvaux dans un livre incontournable intitulé Le boys club (Payot, 2021). Romancière et essayiste féministe québécoise, elle pioche dans la culture américaine et européenne pour illustrer les mécanismes à l’œuvre dans les boys clubs. Grand succès à sa sortie au Canada (l’essai a reçu le Grand Prix du livre de Montréal 2020), cet ouvrage est tout aussi pertinent en Europe. Professeure de littérature des femmes à l’Université du Québec à Montréal, elle offre à la critique du patriarcat une analyse multi-culturelle passionnante.

« Boys club : une expression empruntée au domaine anglais, et que nous avons adoptée, en France comme au Québec, pour nommer l’entre-soi masculin. Le boys club est le laboratoire où se développent les virilités, au détriment des autres corps qui avancent dans la rue en surmontant les dangers, faisant souvent les frais de la violence d’une catégorie d’hommes, des boys à qui rien ne peut arriver. » (Martine Delvaux, Le Boys Club).

Comment fonctionnent les boys clubs ? Pourquoi sont-ils si résistants aux attaques ? Quelles formes multiples peuvent-ils recouvrir ? La lecture de cet essai est précieuse pour quiconque souhaite comprendre les freins à la diversité encore si puissants dans le monde du travail.

Les good old boys dominent le temps, ensemble

Les racines du mot boy renvoient au mot « frère ». Les membres d’une même équipe sportive ou d’un même corps de travail (la police ou l’armée, par exemple) sont bien des frères. On utilise le mot boy (au lieu de man) « dans un contexte où les liens sociaux sont hiérarchisés. » C’est bien dans les relations entre les membres que se trouve toute la puissance du boys club. Comme l’écrivait déjà Pierre Bourdieu (cité par Martine Delvaux) dans La domination masculine, « la virilité (…) est une notion éminemment relationnelle, construite devant et pour les autres hommes, contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin et d’abord en soi-même. »

La forme la plus « pure » des boys clubs, ce sont les vieux clubs anglais de l’aristocratie. Les femmes n’y ont explicitement pas droit de séjour. La notion de « club » fermé y est totalement assumée : ils ne font pas semblant d’être universels. Ce sont les intérêts exclusifs de ces hommes de l’aristocratie qu’il s’agit de défendre. Pour l’autrice, cette forme la plus extrême de solidarité masculine et d’exclusion féminine éclaire le mode de fonctionnement de tous les types de boys clubs, même les plus « soft » d’entre eux.

À l’image du célèbre Bullington Club dans lequel David Cameron et Boris Johnson ont cultivé l’entre-soi de ceux qui ont fréquenté l’école privée Eton puis l’université d’Oxford, le good old boys club est en premier lieu un outil de transmission entre plusieurs générations de boys. D’ailleurs, oxymore remarquable, l’expression véhicule l’idée qu’on continue de faire partie du club même en vieillissant : « à eux, on permet de traverser les années et l’Histoire tout en gardant le statut de jeune (…) Les good old boys ne sont pas marqués par le temps, ils le dominent ensemble. » Leur vieillissement à eux est socialement valorisé, quand les femmes, elles, souffrent d’une invisibilisation croissante quand apparaissent rides et cheveux blancs.

Pour Martine Delvaux, personne n’incarne mieux ce statut de « old boy » que Donald Trump : « le modèle de Trump est celui d’un gamin mal élevé, capricieux, enfant gâté qui n’a aucun sens de l’étiquette et qui s’en fout complètement (…) Il est bien un petit garçon âgé, un boy qui est old et à qui tout est permis. » Il révèle sans aucun filtre les caractéristiques essentielles des old boys : « comment ils savent être cruels, user d’humiliation et d’intimidation ; comment ils se placent au-dessus de la loi et agissent en toute impunité. » Ces traits devraient être inadmissibles parmi ceux·celles qui exercent du pouvoir, mais les membres des boys clubs, forts de leurs relations fraternelles agissent comme des enfants, sont avides de pouvoir et d’argent. Encore ! Ils n’en ont jamais assez.

Alibis, objets et stéréotypes : ces rares femmes que les boys clubs tolèrent

Tous les boys clubs ne sont pas explicitement hostiles aux femmes. Certains comptent quelques rares femmes bien commodes qui leur permettent même de nier leur statut de boys club. Le credo : “Nous ne sommes pas hostiles aux femmes puisqu’il y en a trois parmi nous !” Pourtant, lorsqu’elles sont très minoritaires, ces femmes ne peuvent nullement remettre en question les inégalités de genre. Pire, elles sont réduites à des stéréotypes qui font d’elles des « objets » décoratifs plutôt que des sujets singuliers pensants. Elles sont des serial girls (c’est le titre d’un autre essai de Martine Delvaux sorti en 2022 chez Payot), des filles souvent ramenées à leur apparence et offertes au regard masculin à des fins de consommation.

La présence de quelques rares femmes dans les milieux les plus masculins a longtemps servi de caution à ceux qui se défendent de faire partie des boys clubs. Ce procédé bien connu a pour nom le tokénisme. On brandit ces rares femmes comme des étendards pour prouver qu’on n’est pas sexiste (comme on peut le faire avec des personnes non blanches pour se protéger des accusations de racisme). Mais la présence de femmes isolées ne menace pas le boys club. Au contraire, elle peut même le renforcer !

Parfois, la femme y est seule, comme la Schtroumpfette parmi les Schtroumpf. C’est pourquoi Martine Delvaux rend hommage au fameux « principe de la Schtroumpfette » imaginé par Katha Pollitt : « un groupe de copains sera mis en valeur par une femme, seule, aux traits stéréotypés (…) Le message est clair. Les garçons sont la norme, les filles sont la variation ; les garçons sont au centre, les filles sont en périphérie ; les garçons sont des individus, les filles sont des stéréotypes. Les garçons définissent le groupe, son récit et ses valeurs. Et les filles, elles, n’existent que par rapport aux garçons » expliquait la journaliste dans le New York Times en 1991.

Plus de 30 ans ont passé depuis l’article du New York Times sur la schtroumpfette, mais pour Martine Delvaux, peu de choses ont changé depuis : « le trope est tout aussi présent et si commun que, le plus souvent, on ne le remarque pas, on ne s’arrête pas à cette image, on oublie de prendre en compte ce qui est représenté. On est distrait, tout simplement, on traîne dans ses pantoufles. »

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Les architectes du monde sont au service des boys clubs

Qu’ils soient totalement entre eux ou qu’il y ait quelques schtroumpfettes en leur sein, les boys clubs façonnent le monde dans lequel nous vivons tous/toutes à leur image et pour leurs besoins à eux. Pour Martine Delvaux, ils sont à la fois des systèmes de relations et des espaces en soi. C’est la raison pour laquelle l’architecture occupe une place si importante à ses yeux. Cela n’a rien d’anodin : la ville, les bâtiments et tous les espaces publics sont encore conçus par et pour des hommes. Or la conception des espaces, le design et l’architecture contribuent à la domination masculine. « La ville appartient aux hommes, à plus forte raison dès le coucher du soleil » écrit-elle.

Elle cite également l’ouvrage Genres, violences et espaces publics : la vulnérabilité des femmes en question de la sociologue Marylène Lieber, qui montre que les femmes subissent continuellement des petits rappels à l’ordre qui leur indiquent qu’elles sont des proies potentielles dans l’espace public et qu’elles ne sont vraiment dans leur élément que dans la sphère domestique. Les multiples agressions, grandes et petites, qu’on leur fait subir servent donc à les remettre à leur place.

L’essayiste consacre plusieurs pages passionnantes aux liens étroits entre l’architecture et les boys clubs. « C’est un secret de polichinelle : le milieu de l’architecture est principalement masculin. » En France, par exemple, seulement 30% des personnes inscrites à l’Ordre des architectes étaient des femmes en 2019. C’est autant symbolique que matériel : les architectes érigent les édifices de la domination masculine qui logent les boys clubs.

Même si les femmes progressent depuis plusieurs décennies dans le monde de l’architecture, on y observe les mêmes écarts que dans les univers de la médecine ou de l’art : le « fossé de l’autorité » y est constamment à l’œuvre. Les projets les plus prestigieux et rémunérateurs sont confiés à des hommes dont le « génie » est indiscutable tandis que les femmes s’occupent davantage du care, du support et de ce qui relève du domestique et de la décoration. « Sous plusieurs aspects, l’architecture est une profession qui est la quintessence du patriarcat blanc dominant. »

Dans un monde plus numérique, l’espace essentiel n’est pas uniquement matériel et physique, il peut aussi être médiatique et symbolique. Or notre espace numérique est façonné par d’autres boys « architectes », les dirigeants des entreprises numériques, mais aussi tous les journalistes et influenceurs hostiles aux femmes. À cet égard, l’histoire de la ligue du LOL, longuement analysée par l’autrice, est emblématique : « ces ligues du LOL ont tout à voir avec l’exclusion, voire l’expulsion des femmes de certains milieux (espaces) par le biais de la moquerie et de l’insulte. Ainsi, les boys clubs gardent leur ascendant sur le monde — ridiculisant, dévalorisant, humiliant celles qui osent tenter d’en faire partie et qui, par leur seule présence, participeraient à les démanteler. » Boys will be boysles garçons seront toujours des garçons ») : derrière cette expression faussement innocente se cache la violence qui sert à s’approprier les espaces physiques et symboliques.

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Faire la lumière sur les boys clubs, c’est une manière de manifester son refus

Pour Delvaux, les boys clubs sont si omniprésents et insidieux qu’ils en sont presque invisibles. Souvent, on ne voit pas à quel point le pouvoir et l’argent sont mal distribués entre les sexes. (Tout récemment, j’ai lu que les femmes cadres ne contrôlent que 1% des actions des plus grandes entreprises américaines alors qu’elles représentent 25% des cadres dans ces entreprises). S’il existe davantage de femmes visibles dans les instances de pouvoir médiatisées, les mondes plus secrets des cabinets ministériels, des banques d’affaires ou encore du développement de logiciels fonctionnent encore comme des boys clubs.

Mais la dénonciation ou la seule mise en lumière de ces derniers est souvent malvenue : « on accuse d’être sexistes les femmes qui dénoncent le système à l’intérieur duquel elles sont perpétuellement dominées » explique l’autrice. Pour elle, on a tort de prétendre qu’il existe une symétrie entre la misogynie et la misandrie car cette dernière est le fruit de siècles de violences nourries par une masculinité toxique. La misogynie est première. Sans misogynie, la misandrie n’existerait pas.

On s’empresse de dé-légitimer les luttes des féministes que l’on qualifie parfois de « haineuses ». « En quoi est-ce haineux de pointer la prédominance masculine, la masculinité érigée en étalon et le pouvoir qu’exercent les hommes ensemble ? En quoi est-ce haineux de braquer le projecteur sur l’entre-soi masculin qui organise notre monde, de mille manières aussi évidentes que soutennaires, boys clubs qui orchestrent l’exclusion, l’invisibilisation, la disparition de la moitié “femme” de la population, et au final font l’impasse sur la diversité ? » s’interroge-t-elle.

« Écrire sur le boys club est ma manière de résister et de manifester mon refus » insiste Martine Delvaux. Son ambition est d’empêcher ainsi que les membres de ces clubs n’opèrent en douce, ni vu ni connu, en « paix dans un fauteuil de cuir avec, à la main, un cigare et un verre de whisky, et dans la tête, cette vieille ritournelle qui dit que le masculin l’emporte toujours sur le féminin. » Lorsqu’ils sont mis en lumière, ils doivent se justifier, expliquer leur non-mixité. Ils ne sont plus tranquilles.

La simple lecture de cet ouvrage permet de secouer le cocotier de l’entre-soi des boys clubs ! Il en reste tant dans le monde du travail ! Si l’on entend faire avancer la diversité et l’inclusion, il est essentiel de mieux les voir et de comprendre les ressorts de leur puissance.

Article édité par Clémence Lesacq
Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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