Travail domestique : toute corvée mérite-t-elle salaire ?

08 mars 2022 - mis à jour le 01 mars 2022

7min

Travail domestique : toute corvée mérite-t-elle salaire ?
auteur.e
Eve Guiraud

Journaliste indépendante

Invisible, gratuit, peu valorisant et vecteur d’inégalités, le “travail domestique” et la question de sa rémunération se sont glissés dans les débats féministes dès les années 60. Récemment, les inégalités femmes/hommes qui se sont creusées avec la crise Covid et les confinements - avec des mamans beaucoup plus contraintes à prendre la gestion du foyer en main, au détriment de leur vie professionnelle - ont remis le débat au goût du jour. Faut-il rémunérer le “travail domestique” ? Et si oui, comment et sommes-nous seulement sûr de savoir le définir ? Décryptage.

Printemps 2020 : comme presque partout sur la planète, l’Allemagne se fige, se confine, ses écoles ferment leurs portes. Sauf qu’outre Rhin, un mouvement de contestation sans précédent s’en suit alors dans la société : des mères lancent la campagne #coronaelternrechnenables parents règlent leurs comptes avec le Corona »), présentant la facture liée à la tenue de leurs foyers à leurs régions respectives, après avoir calculé le temps qu’elles avaient consacré aux tâches ménagères mais aussi à l’éducation et à la gestion des enfants lorsque les écoles, maternelles et crèches étaient fermées.

Le but ? Protester contre la gratuité du travail domestique, et alerter sur son impact dans la vie professionnelle des femmes. « Le problème de ce travail supplémentaire non sollicité, c’est qu’il réduit le temps dont je dispose pour travailler pour mon entreprise et mes employés, et provoque ainsi des pertes financières considérables », explique Andréa, mère de trois enfants, sur son blog. « Je ne fournis pas ma force économique gratuitement », assume la Munichoise. Ce travail, bien qu’invisible, est en effet essentiel à la société, rappelle Céline Marty, doctorante en philosophie du travail : « Toutes ces tâches d’entretien du foyer et d’éducation des enfants profitent à la fois aux maris, qui se dispensent de les faire, et au capitalisme, qui voit ses forces de travail reproduites gratuitement. »

Rendez l’argent

Depuis les années 60, la question de la rémunération domestique revient régulièrement dans les débats féministes. Récemment, et dans plusieurs pays, des décisions juridiques isolées ont tranché en faveur de celle-ci. Au Portugal, en Chine et auparavant en Argentine, des ex-maris ont ainsi été condamnés à payer une amende à leurs ex-épouses en guise de dédommagement. Une reconnaissance bienvenue pour Sibylle Gollac, chercheuse en sociologie au CNRS, co-autrice avec Céline Bessière de l’ouvrage “Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités” (éd. La Découverte, 2020) : « La vie conjugale accentue les inégalités salariales : alors que les écarts de revenu sont seulement de 9% entre femmes et hommes célibataires, ils atteignent 42% dans les couples de sexe différent. »

Les deux autrices observent que le non partage des tâches crée de réelles inégalités patrimoniales, particulièrement visibles lors d’une séparation. « Ces inégalités liées à la division sexuée du travail s’accumulent tout au long de la vie. Les femmes épargnent moins, puisque leurs revenus du travail sont inférieurs. Nous concluons ainsi, de façon un peu provocatrice, que pendant que les femmes travaillent, les hommes accumulent. »

Le travail domestique : un tiers du PIB ?

Pourtant, le travail domestique représente une part non négligeable dans l’économie d’un pays, comme l’explique la sociologue Nicole Teke, co-fondatrice du Collectif pour un Droit au Revenu : « Une étude de l’INSEE menée par Delphine Roy en 2012 démontrait ainsi que la valeur du travail domestique en France contribuait à une production nationale équivalente à 33 % du PIB en 2010. Il s’agit d’imaginer l’équivalent d’une tâche en tant que service rémunéré sur le marché de l’emploi. Ainsi, une heure de ménage effectué chez soi équivaudrait à une heure de rémunération d’une aide-ménagère. »

La sociologue souligne cependant l’écueil de cette méthodologie, qui évince la part de subjectivité liée à la définition de travail domestique : « Si je fais la cuisine, est-ce véritablement du travail si je prends par exemple plaisir à préparer un plat pour des amis ? Si je fais du jardinage, est-ce un passe-temps ou du travail ? » Julie Hebting, fondatrice de Maydée, application de répartition des tâches ménagères, admet elle aussi cette zone grise. « La qualification de certaines tâches comme la couture, le bricolage, est très complexe. Est-ce plutôt un loisir ou du travail domestique ? » Pour préciser les contours du travail domestique, l’INSEE a imaginé trois périmètres de restriction en fonction du temps passé à effectuer certaines tâches, séparées elles aussi en trois catégories : la première comprenant le ménage, la cuisine, les soins matériels, la deuxième se référant au jardinage, bricolage et aux jeux avec les enfants, et enfin la dernière, où l’on retrouve la promenade du chien !

Le privé est-il économique ?

Cette frontière nébuleuse entre travail et loisir remet-elle pour autant en cause la légitimité d’une rémunération ? Non, selon l’avocate et féministe engagée Valérie Duez-Ruff, pour qui la notion de plaisir - par ailleurs non incompatible avec le travail en général - ne devrait en aucun cas légitimer la gratuité du travail domestique. « À partir du moment où le travailleur domestique effectue des tâches extérieures à son activité professionnelle individuelle, elles doivent être indemnisées. » Pour Julie Hebting, tout dépend aussi de ce que l’on met derrière le sens du mot travail : « Pourquoi associer le terme travail uniquement à la sphère de l’entreprise ? Le Robert définit le travail comme l’ensemble des activités humaines organisées, coordonnées en vue de produire ce qui est utile. Nommer le travail domestique ainsi c’est d’après moi lui reconnaître sa valeur. » Mais a-t-on vraiment envie de monétiser l’ensemble de notre quotidien, dans une société déjà ultra-capitaliste ?

Un questionnement d’ordre éthique que balaie Sibylle Gollac, pour qui les activités domestiques relèvent nécessairement du travail au sens économique usuel : « La séparation entre le privé et le professionnel est le résultat d’une longue évolution historique. Sur les exploitations agricoles où l’autoconsommation était courante, la limite entre production marchande et production domestique a longtemps été floue. La salarisation de l’économie et la dissociation progressive entre espace domestique et espace de travail rémunéré ont dessiné de plus en plus nettement la frontière entre sphère professionnelle et publique d’une part, et sphère domestique et privée d’autre part. Il s’agit d’une construction sociohistorique qui légitime l’exploitation du travail domestique gratuit des femmes. »

Rémunérer le travail domestique, quels risques ?

Si Sibylle Gollac prône la nécessité d’une rémunération du travail domestique, elle avoue également sa complexité : « Les rares expériences historiques n’ont pas été satisfaisantes. » Et pour cause, la rémunération était alors conditionnée au retrait de la femme du marché du travail. « Par exemple, l’allocation de salaire unique mise en place en France en 1941 (sous le régime de Vichy, et attribué au ménage et non à la femme seule, ndlr), ou les différentes allocations maternelles qui existent actuellement en Russie, sont des mesures créées par des régimes conservateurs dont le but explicite de rappeler les femmes à ce rôle. Cela n’a fait que participer à assigner les femmes au travail domestique ! » Même prudence chez Valérie Duez-Ruff : « L’enfer est pavé de bonnes intentions ! Rémunérer le travail domestique pose en contrepartie le risque de créer un salaire parental, dissuadant le parent moins économiquement productif, de reprendre une activité professionnelle. »

Se pose également la question de qui devrait payer pour ce travail… Le conjoint ? « Mais en a-t-il seulement les moyens ? Les femmes de riches ne risquent-elles pas, alors, d’être mieux rémunérées que les femmes d’hommes pauvres ? », soulève Sibylle Gollac. Reste l’État, par ailleurs amplement responsable des disparités économiques entre genres, comme le souligne Sibylle Gollac : « Cela impliquerait de revoir notre système fiscal. Aujourd’hui, en France, le système de parts est très favorable aux hommes dont les femmes sacrifient leur carrière professionnelle. »

Au contraire, pour Valérie Duez-Ruff, l’intervention de l’État ne constitue pas une solution très appropriée : « Il me semble difficile de faire peser la charge de la rémunération du travail domestique sur la collectivité. Elle doit relever à mon sens de la sphère privée et de la liberté de chacun d’exercer un travail domestique au lieu d’externaliser ces tâches. Les foyers les plus modestes bénéficiant d’aides gouvernementales, la prise en charge individuelle du travail domestique ne créerait pas de discrimination économique et sociale. » L’État assume d’ailleurs déjà un rôle, d’après Julie Hebting : « Avec la prestation partagée d’éducation de l’enfant (PreParE), une indemnité versée par la CAF au parent, homme ou femme, qui prend un congé parental, et la prestation compensatoire en cas de divorce qui peut être versée à un des conjoints afin de limiter les disparités économiques consécutives à la dissolution du mariage. » D’après Valérie Duez-Ruff, une piste serait à creuser du côté de la législation privée : « Peut-être faudrait-il prévoir d’aborder la question du travail domestique en préalable de toute union, notamment dans un contrat de travail, ou dans les articles du Code civil dont il est fait lecture lors d’un mariage. »

Qui passe à la caisse ?

Reste la question du calcul du montant des indemnités liées au travail domestique. Pour l’avocate, le cas par cas s’impose. « Le montant d’indemnisation devrait être valorisé en fonction du manque à gagner professionnel du conjoint travailleur domestique. En effet, le conjoint renonçant à sa carrière ou réduisant son temps de travail et donc la progression de sa carrière dans une activité rémunératrice et porteuse de promotions, subit un préjudice majeur à celui exerçant des fonctions plus routinières. Concrètement, le taux horaire d’une femme au foyer cadre supérieur devrait logiquement être plus élevé que le taux horaire d’une ouvrière, bien que le travail domestique soit le même, car l’impact sur la carrière et les droits à retraite sont différents. » Même son de cloche chez Nicole Teke, d’un Droit au Revenu, pour qui le calcul doit nécessairement se faire en fonction du préjudice financier. « Tenter de calculer l’impact en termes de progression dans sa carrière : si je n’étais pas passée à temps partiel, si j’avais accepté cette offre d’emploi ou cette promotion, quelle serait ma rémunération ? »

Ne serait-ce pour dénoncer l’exploitation des femmes au sein du foyer, la valorisation du travail domestique s’impose, n’en démord la sociologue. « Le travail domestique a des répercussions directes dans la sphère publique, notamment en matière d’inégalités entre les femmes et les hommes. » Mais pour ouvrir un débat aussi vaste sur la question de l’autonomie financière des femmes, d’autres mesures pourraient être nécessaires en amont. La première, revaloriser les métiers du care « qui figurent parmi les plus mal rémunérés », et qui correspondent aux tâches domestiques fréquentes : le soin aux enfants et proches, le ménage, etc. « Les politiques fiscales et sociales peuvent également fournir des leviers de changement efficaces, assure Nicole Teke, en mettant fin par exemple au quotient conjugal, comme l’ont démontré les récents débats parlementaires sur la nécessaire individualisation de l’Allocation Adulte Handicapés. » Dans tous les cas, l’affiliation du travail domestique à la sphère privée ne devrait pas être un frein à son entrée dans le débat public, indispensable étape en vue d’une véritable réduction des inégalités économiques au sein du couple.

Article édité par Clémence Lesacq, Photo par Thomas Decamps
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