Alcool au travail : entre patriarcat et culte de la performance ?

Publié dans L'effet cocktail

15 oct. 2021 - mis à jour le 29 août 2023

5min

Alcool au travail : entre patriarcat et culte de la performance ?
auteur.e
Alexiane Wozniak

Rédactrice

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Boire un coup avec ses collègues n'est pas un geste aussi innocent qu'il en a l'air. Dans certains cas, l'alcool peut être révélateur de certains rapports sociaux au travail.

Déjeuners pro, afterworks, fêtes corpo : ces rendez-vous en apparence anodins ont souvent une chose en commun, l’alcool. Un verre à la main, on s’amuse, on réseaute, on se détend… mais pas seulement. À chaque toast porté, on perpétue une tradition longuement fermentée de patriarcat à peine déguisé et de culture de la performance. Zoom sur cet aspect méconnu de la bibine.

Alcool au travail : que dit la loi ?

Le fait que votre bureau soit un open space ne signifie pas que votre entreprise est en mode open bar. L’article R4228-20 du Code du travail. concernant l’alcool au travail est clair à ce sujet : « Aucune boisson alcoolisée autre que le vin, la bière, le cidre et le poiré n’est autorisée sur le lieu de travail ». Voilà qui limite les festivités. Impossible, donc, de se la jouer fin connaisseur en ramenant votre whisky 15 ans d’âge au pot de fin d’année.

L’alcool au travail est encadré, mais jusqu’à quel point ? Rien n’interdit la présence d’alcool lors des événements d’entreprise tels que les pots et les repas d’équipe. En revanche, comme nous venons de le voir, les spiritueux (vodka, whisky, etc.) ne sont pas invités à la fête. En outre, la loi stipule que c’est à l’employeur de jouer le rôle de garde-fou. Il a la possibilité de limiter – voire interdire – la consommation d’alcool lorsqu’elle peut porter atteinte à la sécurité ou à la santé mentale et physique de ses salariés. Une telle mesure doit alors être indiquée dans le règlement intérieur de l’entreprise ou par note de service. Pour rappel, 10 à 20 % des accidents du travail sont liés à l’alcool, selon l’expertise collective de l’Inserm consacrée à l’alcool en 2003.

Par ailleurs, veillez à éviter le verre de trop en présence de vos collègues, car non seulement vous allez commencer à sortir vos blagues relou qui ne font rire personne à part votre chat, mais surtout, la loi interdit aux personnes ivres d’entrer ou de séjourner sur un lieu de travail. Si on vous prend la main dans le sac (ou plutôt le verre à la main), vous risquez jusqu’à 10 000 € d’amende. Ça fait cher la beuverie.

It’s a man’s man’s man’s world

Dans la série Mad Men de Matthew Weiner, qui retrace le quotidien d’une agence de pub des années 60, on ne compte plus le nombre de verres de whisky ingurgités par le héros, Don Draper, et ses pairs. Et pour cause. Comme le rappelle Marion Dupont dans son article Boire pour se donner un genre, « historiquement, l’association de l’alcool à des stéréotypes de genre semble précisément s’être renforcée grâce à la publicité ». La journaliste explique comment au fil des époques, les publicitaires ont associé l’alcool à des valeurs traditionnelles et viriles. Pas étonnant donc que les personnages masculins dans Mad Men soient continuellement montrés un verre à la main.

Boire au bureau serait ainsi le continuum d’une masculinité dominante jusque dans l’entreprise. C’est ce qu’a pu observer Anna, 35 ans, quand elle était assistante de production il y a quelques années : « Je travaillais pour un producteur caractériel et assez âgé qui, dès qu’il voulait fêter un contrat avec l’un de ses réalisateurs ou prendre une décision sérieuse avec son associé, s’enfermait dans son bureau et dégustait un verre de whisky on the rocks. Quand il ne me demandait pas de le lui servir, je devais fermer la porte, ne pas le déranger et prendre les appels. Il me faisait bien sentir que cette porte qui se refermait était une barrière entre lui, les hommes, et moi la petite assistante de production… sans qui pourtant il aurait été complètement perdu ! ».

Cultiver votre marque employeur, c'est faire grandir vos équipes.

On vous en dit plus ?

Alcool et performance : une histoire de dépendance

Au-delà de certains comportements machistes, l’alcool au travail révèle des valeurs propres au monde du travail contemporain, comme la performance. Djaouidah Sehili, professeure à l’Université de Reims, sociologue du travail et des professions, livre cette analyse, citant Eugène Enriquez (dans Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise) : « L’impératif de la performance individuelle modifie largement les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise » puisqu’il est aujourd’hui généralement demandé à chaque individu « de devenir un battant, un héros, une personne radar capable de s’adapter à toutes les circonstances. Et on encourage des populations entières à n’avoir plus que la réussite économique et personnelle comme mot d’ordre ». Dans ce contexte, l’alcool devient le porte-voix de son époque.

Marine ajoute une autre dimension : le mimétisme, qui serait nécessaire à l’intégration. Elle se souvient de ses premières années au sein de la force de vente d’une grande entreprise : « L’alcool au travail était assez présent et il y avait une pression qui était mise sur celles et ceux qui allaient se coucher en premier. Il fallait être capable de faire la fête et le lendemain matin à 8h, d’être frais sans arriver en retard. » Laurence Cottet, autrice du livre Non ! J’ai arrêté et ex salariée du secteur du BTP, le confirme dans cette interview accordée au Figaro : « Il y avait toujours une occasion pour boire. Dans le BTP, on boit. L’alcool faisait partie de la culture interne de l’entreprise. Si on ne buvait pas on était exclu ». Et d’ajouter : « L’alcool était un moyen d’évacuer la pression de la performance. »

Indirectement, on s’enivre aussi par peur – de ne pas en faire assez, de déplaire… –, dans un monde toujours plus précaire. « En fait, la consommation d’alcool au travail sert particulièrement bien le milieu professionnel dans le cadre de sa logique “compétence”. Les individus ont en effet plus que jamais intérêt à s’investir, voire à se surinvestir dans leur emploi, au-delà même de leurs capacités physiques, d’autant plus que les formes protectrices du travail salarié s’altèrent : sécurité de l’emploi, droits acquis, etc. », résume Djaouidah Sehili. Savoir boire deviendrait ainsi une soft skill implicite. Dans la même logique, il arrive que certains entretiens d’embauche soient organisés autour d’une pinte de bière. Quentin, développeur web de 27 ans, témoigne : « Mon potentiel manager m’a proposé de parler de mon parcours à la terrasse d’un bar, insinuant que c’était la culture de la boîte. Je l’ai pris comme un test. Je n’ai pas trouvé ça bizarre, ça fait partie des codes de la tech, un univers encore très masculin qui calque les comportements des écoles d’ingé et de commerce… ».

Boire pour s’affirmer ?

Paradoxalement, l’affirmation des individus dans l’entreprise peut se traduire dans leur consommation d’alcool au travail. Il convient ici de reprendre l’exemple des femmes, car il est représentatif de ce paradoxe. Il y a un siècle, « une femme qui buvait, c’était une mauvaise femme, une mauvaise mère, une ivrogne, une moins que rien », explique le docteur Laurent Karila dans cet article du Point. Cette image d’un autre temps a la vie dure, mais elle a été chahutée par plusieurs vagues féministes et les efforts marketing des géants de la boisson pour attirer la clientèle féminine. Elle pose en outre des questions idéologiques. Faut-il picoler « comme les hommes » pour être leurs égales ? L’ivresse est-elle une arme de militantisme ? Dans la série Mad Men, il est intéressant de noter que lorsque les personnages féminins se mettent à boire au sein de la fameuse agence, c’est l’un des marqueurs narratifs de leur évolution professionnelle.

Claire Touzard, l’autrice de Sans alcool, a quant à elle longtemps associé l’alcool à une forme d’émancipation. « J’avais l’impression de prendre du territoire, de la place en fait en buvant, de casser les codes conventionnels de la féminité », raconte-t-elle au micro de France Inter. Dans son livre, elle oppose « l’alcoolisme du patriarcat » à celui des Desperate Housewives sirotant leur verre de vin, ces femmes au foyer reclues dans le silence de leur maison vide et confrontées à leur propre consommation d’alcool, ici symbole d’affirmation. « Je buvais pour l’exact inverse : je désirais faire du bruit. Être à l’égal des hommes. Et il me semble que c’est le cas de nombreuses filles de ma génération », écrit-elle à la page 127 de son ouvrage. Alors, incarnation du patriarcat ou vecteur de parité, une chose est sûre, l’alcool au travail cristallise les contradictions de la société moderne. Et c’est aussi à l’employeur de se montrer attentif et innovant pendant ces temps d’équipes informels, pour façonner une entreprise plus égalitaire, plus inclusive… Et plus sobre ?


Article édité par Ariane Picoche et mis à jour par Sylvain Guillet, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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