Alcool au travail : le vestige d'un patriarcat (fermenté !) ?

Publié dans L'effet cocktail

15 oct. 2021

5min

Alcool au travail : le vestige d'un patriarcat (fermenté !) ?
auteur.e
Alexiane Wozniak

Rédactrice

Déjeuners pro, afterworks, fêtes corpo : ces rendez-vous en apparence anodins révèlent parfois des rapports de domination hérités du patriarcat. Mais pourquoi associe-t-on encore l’alcool à la virilité, ou du moins à la performance dans le monde du travail ? Et comment les femmes s’approprient-elles ce symbole depuis quelques années ? Zoom sur l’ivresse (du pouvoir) au masculin.

It’s a man’s man’s man’s world

Dans la série Mad Men de Matthew Weiner, qui retrace le quotidien d’une agence de pub des années 60, on ne compte plus le nombre de verres de whisky ingurgités par le héros, Don Draper, et ses pairs. Et pour cause. Comme le rappelle Marion Dupont dans son article Boire pour se donner un genre, « historiquement, l’association de l’alcool à des stéréotypes de genre semble précisément s’être renforcée grâce à la publicité ». La journaliste explique comment au fil des époques, les publicitaires ont associé l’alcool à des valeurs traditionnelles et viriles. Pas étonnant donc que les personnages masculins dans Mad Men soient continuellement montrés un verre à la main.

Boire au bureau serait ainsi le continuum d’une masculinité dominante jusque dans l’entreprise. C’est ce qu’a pu observer Anna, 35 ans, quand elle était assistante de production il y a quelques années : « Je travaillais pour un producteur caractériel et assez âgé qui, dès qu’il voulait fêter un contrat avec l’un de ses réalisateurs ou prendre une décision sérieuse avec son associé, s’enfermait dans son bureau et dégustait un verre de whisky on the rocks. Quand il ne me demandait pas de le lui servir, je devais fermer la porte, ne pas le déranger et prendre les appels. Il me faisait bien sentir que cette porte qui se refermait était une barrière entre lui, les hommes, et moi la petite assistante de production… sans qui pourtant il aurait été complètement perdu ! ».

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La goutte de trop

Les législations récentes et la réorganisation des espaces de travail – les bureaux cloisonnés ont laissé place à l’open space – ont changé la donne. L’alcool, au même titre que la cigarette, se fait plus discret dans l’entreprise. Néanmoins, il ne disparaît pas, il se déplace. La généralisation des afterworks comme vecteur de lien entre les salarié·e·s, et les soirées de fin d’année, sont autant d’occasions au cours desquelles l’alcool, et plus précisément la façon dont on boit, peut être révélatrice de rapports de domination, entre exclusion, pression « sociale » et dérives.

Déjà, ce type de festivités n’est pas tout à fait adapté aux femmes enceintes et aux jeunes mamans, pour ne citer qu’elles. Par ailleurs, boire avec ses collègues sert parfois de prétexte à des comportements inappropriés, couplés à une marque d’ascendance : « Lors de soirées, on voyait des directeurs commerciaux devenir tactiles et profiter clairement de leur pouvoir. L’un d’entre eux faisait même asseoir des cheffes de produit sur lui », raconte Yohan, cadre trentenaire dans une multinationale de biens de grande consommation.

Selon Marine, 41 ans, ce genre de comportement a longtemps été banalisé et reste en majorité le fait d’hommes plus âgés occupant une position hiérarchique élevée : « C’est toujours un mec qui chope une stagiaire ou une fille plus junior, rarement l’inverse ». Parmi les scandales qui ont éclaboussé l’industrie du jeu vidéo, celui d’Activision Blizzard est un condensé exacerbé de ce que décrivent Yohan et Marine. C’est justement pour contrer les dérives liées au patriarcat et à ce que l’on appelle outre-Atlantique la bro culture, qu’Uber a décidé d’interdire la consommation d’alcool pendant les heures de travail, mais aussi de réduire le budget qui lui est alloué lors d’événements, et de proposer des alternatives aux soirées d’entreprise.

Alcool et performance : une histoire de dépendance

Au-delà de certains comportements machistes, l’alcool révèle des valeurs propres au monde du travail contemporain, comme la performance, souvent associée à la virilité. Djaouidah Sehili, professeure à l’Université de Reims, sociologue du travail et des professions, livre cette analyse, citant Eugène Enriquez (dans Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise) : « L’impératif de la performance individuelle modifie largement les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise” puisqu’il est aujourd’hui généralement demandé à chaque individu “de devenir un battant, un héros, une personne radar capable de s’adapter à toutes les circonstances. Et on demande à des populations entières de n’avoir plus que la réussite économique et personnelle comme mot d’ordre” ». Dans ce contexte, l’alcool devient le porte-voix de son époque.

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Marine ajoute une autre dimension : le mimétisme, qui serait nécessaire à l’intégration. Elle se souvient de ses premières années au sein de la force de vente d’une grande entreprise : « L’alcool était assez présent et il y avait une pression qui était mise sur celles et ceux qui allaient se coucher en premier. Il fallait être capable de faire la fête et le lendemain matin à 8h, d’être frais sans arriver en retard. » Laurence Cottet, autrice du livre Non ! J’ai arrêté et ex salariée du secteur du BTP, le confirme dans cette interview accordée au Figaro : « Il y avait toujours une occasion pour boire. Dans le BTP, on boit. L’alcool faisait partie de la culture interne de l’entreprise. Si on ne buvait pas on était exclu ». Et d’ajouter : « L’alcool était un moyen d’évacuer la pression de la performance. »

Indirectement, on s’enivre aussi par peur – de ne pas en faire assez, de déplaire… –, dans un monde du travail toujours plus précaire. « En fait, la consommation d’alcool sert particulièrement bien le milieu professionnel dans le cadre de sa logique “compétence”. Les individus ont en effet plus que jamais intérêt à s’investir, voire à se surinvestir dans leur emploi, au-delà même de leurs capacités physiques, d’autant plus que les formes protectrices du travail salarié s’altèrent : sécurité de l’emploi, droits acquis, etc. », résume Djaouidah Sehili. Savoir boire deviendrait ainsi un soft skill implicite. Dans la même logique, il arrive que certains entretiens d’embauche soient organisés autour d’une pinte de bière. Quentin, développeur web de 27 ans, témoigne : « Mon potentiel manager m’a proposé de parler de mon parcours à la terrasse d’un bar, insinuant que c’était la culture de la boîte. Je l’ai pris comme un test. Je n’ai pas trouvé ça bizarre, ça fait partie des codes de la tech, un univers encore très masculin qui calque les comportements des écoles d’ingé et de commerce… ».

Boire pour s’affirmer ?

Paradoxalement, l’affirmation des individus dans l’entreprise, en particulier celle des femmes, peut se traduire dans leur consommation d’alcool. Il y a un siècle, « une femme qui buvait, c’était une mauvaise femme, une mauvaise mère, une ivrogne, une moins que rien », explique le docteur Laurent Karila dans cet article du Point. Cette image d’un autre temps a la vie dure, mais elle a été chahutée par plusieurs vagues féministes et les efforts marketing des géants de la boisson pour attirer la clientèle féminine. Elle pose en outre des questions idéologiques. Faut-il picoler « comme les hommes » pour être leurs égales ? L’ivresse est-elle une arme de militantisme ? Dans la série Mad Men, il est intéressant de noter que lorsque les personnages féminins se mettent à boire au sein de la fameuse agence, c’est l’un des marqueurs narratifs de leur évolution professionnelle.

Claire Touzard, l’autrice de Sans alcool, a quant à elle longtemps associé l’alcool à une forme d’émancipation. « J’avais l’impression de prendre du territoire, de la place en fait en buvant, de casser les codes conventionnels de la féminité », raconte-t-elle au micro de France Inter. Dans son livre, elle oppose « l’alcoolisme du patriarcat » à celui des Desperate Housewives sirotant leur verre de vin, ces femmes au foyer reclues dans le silence de leur maison vide et confrontées à leur propre consommation d’alcool, ici symbole d’affirmation. « Je buvais pour l’exact inverse : je désirais faire du bruit. Être à l’égal des hommes. Et il me semble que c’est le cas de nombreuses filles de ma génération », écrit-elle à la page 127 de son ouvrage. Alors, incarnation du patriarcat ou vecteur de parité, une chose est sûre, l’alcool au travail cristallise les contradictions de la société moderne. Et c’est aussi à l’employeur de se montrer attentif et innovant pendant ces temps d’équipes informels, pour façonner une entreprise plus égalitaire, plus inclusive… Et plus sobre ?

Photo par Thomas Decamps
Article édité par Ariane Picoche

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