Genre et économie : « Donner le pouvoir aux femmes, c’est être tous gagnants »

29 sept. 2021

6min

Genre et économie : « Donner le pouvoir aux femmes, c’est être tous gagnants »
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

LIVRE - Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Ce mois-ci, lecture (en anglais) de The Double X Economy, de Linda Scott. Ou le formidable potentiel de l’empowerment des femmes…

L’esclavage moderne est à 71% féminin. 80% de la surface cultivable de la Terre appartient aux hommes. Dans le monde entier, les femmes perdent des sommes colossales à cause de l’écart de rémunération entre les sexes. Elles effectuent la majeure partie du travail gratuit, ce qui les empêche de faire plus de travail payé. Bien que les inégalités soient beaucoup plus marquées dans les pays en développement que dans la plupart des pays riches, le sujet est fondamentalement le même partout : le fabuleux potentiel de l’économie XX (l’économie au féminin) reste largement inexploité.

Linda Scott, professeure à Oxford, est devenue l’une des expertes les plus réputées au monde sur le sujet du genre et de l’économie. Dans un livre incontournable intitulé The Double X Economy, elle décrit les inégalités femmes-hommes monumentales qui caractérisent notre économie mondiale. Elle défend avec force l’idée que l’autonomisation des femmes pourrait contribuer à résoudre certains des plus grands problèmes sociaux et environnementaux. « Lorsque nous donnons du pouvoir aux femmes, nous sommes tous gagnants”, martèle-t-elle.

Nous avons tendance à appréhender les inégalités entre les sexes à l’envers : il faudrait d’abord développer un pays pour ensuite s’attaquer à ces inégalités. En fait, s’attaquer à ces inégalités, c’est précisément ce qui aidera un pays à se développer. « Ce n’est pas que les nations riches ont pu se permettre de libérer leurs femmes, mais que le fait de libérer les femmes les a rendus riches » déconstruit ainsi l’autrice.

« Plus les femmes font de tâches ménagères, moins elles ont d’opportunités économiques. La soumission au sein du ménage impose également aux femmes des pertes et des risques disproportionnés. On attend généralement d’elles qu’elles subordonnent leur propre ambition à celle de leur mari. C’est pratiquement toujours la femme qui démissionne ou passe à un travail à temps partiel lorsque les enfants arrivent. »
Linda Scott dans The Double X Economy (2020).

Comment l’amour est mis en avant pour priver les femmes d’argent

Dans de nombreux pays en développement, les femmes ne peuvent toujours pas vraiment posséder de biens, car elles sont elles-mêmes considérées comme des biens. L’Ouganda d’aujourd’hui, par exemple, ressemble à ce qu’était le Royaume-Uni lorsque Jane Austen écrivait ses romans au début du XIXe siècle : les femmes ne peuvent pas hériter, elles n’ont pas accès au crédit et elles sont contraintes de se marier au nom des avantages économiques qu’elles procurent aux hommes de leur famille. Les femmes sont échangées quotidiennement pour forger des alliances familiales et consolider des fortunes. Mais ces transactions, passées et présentes, ne sont rien d’autre que de la « traite humaine », insiste Linda Scott.

Il n’y a pas si longtemps, un grand nombre de pratiques encore répandues dans les pays en développement étaient également la norme dans les pays riches. Par exemple, il existait dans le monde occidental - et Linda Scott évoque alors des exemples au Royaume-Uni - un principe juridique appelé “couverture” (coverture, en anglais), qui signifiait qu’une femme mariée, “couverte” par son mari, n’avait pas d’identité juridique ou économique propre. Elle devait lui céder le contrôle de tous ses biens. Le pouvoir économique ou politique qu’une femme pouvait espérer avoir dépendait exclusivement de l’affection qu’elle pouvait obtenir de son mari.

Le principe de couverture a progressivement disparu des lois occidentales, mais cela ne fait pas si longtemps. Par exemple, ce n’est qu’en 1982 que le principe a été officiellement rayé du droit américain ! Bien qu’il n’ait plus force de loi, notre culture porte encore les marques de cet héritage. Les femmes accumulent beaucoup moins de richesses. Elles n’héritent pas autant que les hommes, même lorsque la loi n’est pas censée les pénaliser. Leurs revenus sont souvent perçus comme un salaire de complément. Lorsqu’elles ont des enfants, elles sacrifient leurs opportunités économiques « par amour » et laissent leur conjoint les « couvrir ».

L’opposition argent/amour est aussi ancienne que l’oppression économique des femmes. De nombreuses féministes d’aujourd’hui ont ravivé leur intérêt pour tous les mécanismes qui poussent les femmes à sacrifier l’argent au nom de l’amour. C’est aussi le sujet du nouveau livre très attendu de Mona Chollet, Réinventer l’amour (Ed. Zones) dans lequel la journaliste essayiste explique que « le modèle actuel de l’amour hétérosexuel ne fonctionne que si les femmes se taisent. »

La pénalité maternelle (“motherhood penalty”) est un danger pour toutes les femmes

L’amour freine l’égalité économique entre les hommes et les femmes. Mais l’amour maternel l’empêche définitivement. Même dans le monde développé, lorsqu’elles deviennent mères, les femmes voient leurs chances de gagner de l’argent et de rester indépendantes gravement compromises. Beaucoup d’entre elles commencent à travailler à temps partiel. D’autres arrêtent complètement de travailler et ont du mal ensuite à revenir sur le marché du travail. Pratiquement toutes voient leur progression de carrière freinée d’une manière ou d’une autre.

La pénalité maternelle (“motherhood penalty”) est un concept connu des féministes et des sociologues : avec la maternité, les revenus et opportunités économiques reculent. Dix ans après la naissance d’un enfant, les femmes perdent en moyenne 40 % de leurs revenus au Royaume-Uni et aux États-Unis. Même au Danemark, pays plus égalitaire, elles perdent 21 %. L’un des pires pays (développés) à cet égard est l’Allemagne, où la pénalité maternelle atteint 61 %.

L’Allemagne est vraiment un cas d’école. La plupart des mères (66 %) travaillent à temps partiel lorsqu’elles ont un emploi. Bien que nombre d’entre elles souhaiteraient travailler à temps plein et rester économiquement indépendantes, les écoles et les établissements de garde d’enfants ne sont ouverts que le matin. Les congés maternels sont encouragés. Lorsque les mères reprennent un emploi à temps plein, elles sont victimes de discrimination en raison des “trous” dans leur CV et de leur supposé manque d’ambition.

Dans de nombreux pays, dont l’Allemagne, les inégalités entre mères et non-mères sont plus importantes que les inégalités entre hommes et femmes. Mais ce serait une erreur de penser que la pénalité maternelle est uniquement le problème des mères. En fait, plus cette pénalité est forte, plus il y a de discrimination sur le marché du travail envers toutes les femmes en âge de procréer. C’est aussi un énorme gaspillage de talents pour toute la société. De nombreuses femmes sont éduquées et formées à grands frais et leur talent est gaspillé.

À l’heure où de nombreux pays sont confrontés à une grave pénurie de main-d’œuvre, toutes ces mères qui souhaiteraient travailler davantage sont un réservoir de talents qui pourrait évidemment résoudre de nombreux problèmes de recrutement. Tout le travail rémunéré que ces femmes sont empêchées d’effectuer en raison d’un accès limité à la garde d’enfants, de discrimination à l’emploi ou d’un management toxique constitue une perte de richesse pour l’ensemble de l’économie. Libérer ce potentiel féminin serait un moyen facile de favoriser la croissance de l’économie.

Enfin, le coût énorme de la maternité pousse de plus en plus de femmes à renoncer à avoir des enfants. Mais le choix d’avoir ou non des enfants n’est réel que si les femmes n’ont pas à sacrifier leur carrière pour la maternité. Cela pourrait expliquer pourquoi des pays comme le Japon, la Corée et l’Allemagne, qui sont réputés pour ne pas soutenir les mères actives, ont des taux de fécondité faibles. Les politiques qui prétendent encourager la population à avoir plus d’enfants en poussant les mères à rester à la maison ont tout faux ! Aider les mères à rester économiquement indépendantes est le seul moyen de ne pas les décourager d’avoir des enfants.

Pourquoi l’égalité de rémunération échoue encore et toujours ?

Depuis quelques décennies, les femmes font en moyenne plus d’études que les hommes. Au Royaume-Uni, par exemple, elles sont actuellement 31 % plus nombreuses dans l’enseignement supérieur. On ne peut donc pas mettre en avant un manque de qualification pour justifier les écarts de salaires persistants. De plus, la plupart des pays occidentaux disposent de lois sur l’égalité des salaires depuis les années 1960 ou 1970. Alors pourquoi n’a-t-elle été réalisée nulle part ?

Trois arguments sont généralement avancés pour justifier l’écart qui subsiste : d’abord, la pénalité maternelle ; ensuite, le fait que les femmes travaillent dans des professions moins bien rémunérées ; et enfin, le manque d’avancement dans leur carrière. Pour Linda Scott, cela revient à reprocher aux femmes « d’avoir des enfants, de travailler dans les mauvais secteurs et, d’une manière ou d’une autre, de ne pas faire assez d’efforts. »

Pour l’autrice, la principale raison est en fait « une absence de volonté de la part des gouvernements qui a maintenu l’écart de rémunération entre les sexes ». Les employeurs ne risquent pas grand-chose lorsqu’ils paient les femmes moins que les hommes. Il est extrêmement difficile de prouver la discrimination. Et même quand vous parvenez à la prouver, les dommages et intérêts sont trop faibles pour décourager les pratiques discriminatoires. C’est pourquoi, en Europe, les efforts déployés pour parvenir à l’égalité de rémunération ont échoué jusqu’à présent. Ajoutons qu’il n’y a pas d’accord sur la façon de mesurer cet écart. Il pourrait bien être largement sous-estimé, car la définition et les indicateurs actuels sont trop conservateurs.

On serait tenté de déprimer après avoir lu le livre de Linda Scott, tant on comprend que les inégalités sont désespérément ancrées et que les mécanismes de perpétuation de la domination sont durables et puissants. Heureusement, l’ouvrage propose aussi des actions concrètes que l’on peut entreprendre, en tant qu’investisseurs, consommateurs, militants, employeurs et activistes.
Votre pouvoir d’action et d’influence est bien plus grand que vous ne le pensez !

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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