Lucile Peytavin : « La virilité est un fardeau qui coûte cher aux entreprises »

11 mai 2022

8min

Lucile Peytavin : « La virilité est un fardeau qui coûte cher aux entreprises »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Etienne Brichet

Journaliste Modern Work @ Welcome to the Jungle

Éduqués sous l’étendard de la virilité (contrairement aux femmes), les hommes intègrent dès leur plus jeune âge à aimer prendre des risques, montrer qu’ils sont les meilleurs, les plus forts, qu’ils doivent avoir raison… Des comportements asociaux qui ne sont pas sans conséquences. Derrière, c’est un coût économique et humain que Lucile Peytavin, historienne et membre du Laboratoire de l’égalité, a voulu quantifier à l’échelle de la richesse nationale dans son livre Le coût de la virilité (2021, Ed. Anne Carrière). En tout, la virilité coûterait ainsi environ 95,2 milliards d’euros à l’État chaque année… et aux entreprises ? Eléments de réponses.

Votre livre s’intitule Le coût de la virilité, notion qui est principalement associée aux hommes. Mais qu’est-ce que la virilité finalement, et pourquoi serait-elle néfaste ?

La virilité est un « idéal normatif », pour reprendre les termes d’Olivia Gazalé qui a écrit Le mythe de la virilité (2017). C’est une norme qui définit dans notre société ce que doit être un “vrai homme”. La virilité rassemble les notions de force, de puissance, de performance. On va éduquer les garçons à être les plus forts physiquement, moralement, dans une toute puissance qui va les mener à avoir des comportements de discrimination, d’exclusion, de violence, de haine, de non respect des règles, ce qui est néfaste pour l’ensemble de la société.

Est-ce à dire que les hommes sont un fardeau dans la société et plus précisément le monde du travail ?

Cela signifie surtout que la virilité est un fardeau. Quand on regarde les chiffres officiels, les hommes représentent 80% des mis en cause par la justice, 90% des personnes condamnées par la justice, la population carcérale est à 96% masculine et ils sont sur-représentés dans tous les types d’infractions, notamment les plus graves. Cependant, il n’y a rien dans la biologie et la physiologie des hommes qui les pousserait à se comporter de cette façon, ce n’est pas à cause du cerveau ou de la testostérone. C’est un argument qui revient sans cesse mais que la science a invalidé. Les études de sociologie et de sciences de l’éducation montrent que c’est l’éducation des garçons, notamment à la virilité, qui va les pousser à avoir des comportements asociaux. On le transmet souvent de façon inconsciente, et pourtant on éduque encore les garçons à être les plus forts.

Comment la virilité se manifeste-t-elle en entreprise ?

Christophe Falcoz, professeur de sociologie, définit plusieurs comportements virils en entreprise. Tout d’abord, il y a le fait de bien gagner sa vie, d’avoir un statut enviable, de réussir sa carrière, d’avoir des promotions, de remporter des contrats, etc. Cela passe aussi par la mise en scène de la réussite, le fait d’avoir un grand bureau, une belle voiture, une assistante et d’être reconnu par les hommes influents. La virilité se construit beaucoup dans les yeux des pairs. Il y a aussi la capacité à endurer le mal et à faire souffrir, par exemple résister au harcèlement ou être capable de licencier sans montrer ses émotions. Enfin, cela passe aussi par l’évitement du féminin car la virilité se construit dans une hiérarchie par rapport aux femmes. Le féminin a donc moins de valeur que tout ce qui se rapporte au masculin.

Dans votre livre, vous estimez que les comportements virils coûtent environ 95,2 milliards d’euros par an à l’économie française. Est-ce qu’il est possible de quantifier ce coût pour les entreprises françaises ?

Il n’y a pas d’études qui calculerait le coût global de la virilité en entreprise. Cependant, il y a une étude qui date de 2007 et qui a été publiée dans l’ouvrage collectif Boys don’t cry! Les coûts de la domination masculine (2012) qui estime le coût du management autoritaire à 1,3 milliards d’euros par an, notamment sur des questions de santé. Ce management est directif et dans un contrôle des salariés. Il s’oppose au management participatif qui est plus à l’écoute car il y a une meilleure communication et une meilleure coopération avec les équipes. Depuis la crise de 2008, de nombreuses études indiquent que les femmes utilisent davantage le management coopératif. Or le management autoritaire a des conséquences sur la santé, car il induit du stress et des souffrances psychiques. Les hommes prennent plus de risques face à ce type de management car cela leur permet de réinvestir leur rôle de dominant. Aujourd’hui, environ 78% des accidents au travail concernent des hommes. Ces accidents sont en partie dus à ces prises de risques, et cela a des coûts pour l’entreprise avec les arrêts de travail par exemple. Une étude de 2015 a estimé à 60 milliards d’euros par an pour les entreprises le coût total des arrêts de travail.

La virilité entraîne aussi des coûts humains… Quels sont-ils ?

Il y a ces arrêts de travail, mais les hommes vont aussi développer certaines pathologies comme l’abus d’alcool ou de stupéfiants pour se couper de leurs sentiments et de leur vulnérabilité. C’est aussi une façon de réaffirmer sa virilité car ils ont des injonctions à se battre et à être les plus forts. Quand ils ne vont pas pouvoir exprimer leur mal-être dans l’entreprise, il va y avoir une certaine forme de violence qui ne pourra pas s’exprimer et qu’ils vont retourner contre eux. Cela peut aller jusqu’au suicide. Environ 72% des cas de suicides concernent des hommes et 10% de ces suicides seraient liés à de la souffrance au travail, notamment parce que l’identité masculine se construit dans la réalisation de soi au travail. On apprend très tôt aux filles qu’elles vont pouvoir se réaliser ailleurs, notamment dans la famille. Les hommes, eux, sont encouragés à se réaliser au travail et lorsqu’ils échouent et n’ont pas de reconnaissance, les sociologues parlent d’un effondrement identitaire qui peut mener au suicide.

Le monde du travail valorise-t-il la virilité ? Est-ce qu’elle s’infuse dans toutes les strates du monde du travail ?

Oui, le travail valorise la virilité, notamment dans les entreprises parce que le capitalisme est construit sur ces notions de performance : être le plus productif, le meilleur, le plus rentable, etc. Dans les entreprises, tous les comportements qui vont coller à cet idéal sont forcément valorisés. Haude Rivoal, sociologue qui a étudié les masculinités en entreprise dans l’ouvrage La fabrique des masculinités au travail (2021), dit : « La virilité est un idéal de performance, d’endurance, de puissance et d’autorité. Cet idéal s’accorde à merveille avec un environnement économique et social violent à l’image de celui du capitalisme. » La virilité est dans l’ADN même du capitalisme. En ce qui concerne les rapports hiérarchiques, la virilité peut s’exprimer dans les rôles de manager, c’est-à-dire les rôles de domination. Cela a des conséquences pour les femmes qui n’arrivent pas à incarner ces rôles parce qu’ils sont masculins.

Certains secteurs sont-ils plus propices à la présence de comportements virils ?

Oui, notamment les secteurs dits “masculins” dans lesquels il y a une majorité d’hommes. Il existe une vraie ségrégation dans certains métiers entre les hommes et les femmes. Par exemple, la ségrégation professionnelle dans l’industrie s’est construite de cette façon : aux hommes le travail du métal, le dur, le résistant ; aux femmes les tissus, le mou, le vaporeux, etc. Dans les métiers ouvriers, il y a beaucoup d’hommes ainsi qu’un imaginaire dans la construction de l’identité virile. Cela passe par des discours sur le courage, sur leurs prises de risques, etc. Il y a aussi les métiers de l’armée où il va y avoir des anecdotes sur l’héroïsme et qui mettent en avant des conduites dangereuses. Dans le milieu des affaires, notamment le milieu en costume, il y a tout un discours autour des risques financiers, sur les exploits en affaires, etc. La virilité ne s’exprime pas de la même façon selon les secteurs, mais ceux-ci répondent aux mêmes injonctions.

Quand des femmes accèdent à des postes à responsabilités, on va avoir tendance à les considérer comme froides, dures, autoritaires. Pour réussir dans le monde du travail, les femmes doivent-elles parfois réinvestir les codes de la virilité ?

Parce que les femmes n’incarnent pas l’autorité, leur présence à ces postes est vue comme illégitime et anormale. Les qualifier de froides et dures permet de jeter du discrédit. Ce qui est certain, c’est que les codes de la virilité régissent encore les rapports hiérarchiques donc les femmes vont souvent être amenées à “rentrer dans le costume” et à adopter ces codes pour montrer qu’elles sont capables d’avoir des responsabilités. C’est quelque chose qui est de plus en plus discuté, surtout quand on voit les effets des rapports hiérarchiques de domination sur le bien-être au travail et sur la santé. Diversifier les modes de management et les profils peut avoir des effets bénéfiques sur l’économie. Des études ont montré qu’en moyenne, les entreprises qui ont à leur tête des femmes sont plus rentables que celles qui ont des hommes.

Le monde du travail est structuré par un vocabulaire spécifique : “compétitivité”, “prendre le lead”, “challenger”, etc. Ces termes ne valorisent-ils pas des comportements de domination que l’on retrouve dans les codes de la virilité ?

Tout ce qui se rapporte à un vocabulaire tourné vers les sentiments, la compréhension, l’altruisme, l’empathie, est mal vu. Les valeurs qui se rapportent au masculin sont valorisées alors que tout ce qui se rapporte au féminin est dévalorisé. C’est ce que l’anthropologue Françoise Héritier appelle la valence différentielle des sexes, c’est-à-dire que dans nos sociétés, la passivité est féminine, donc dévalorisée. En Inde, la passivité est une valeur masculine, elle est donc valorisée. Le critère de valorisation reste toujours le masculin.

La chercheuse Raewyn Connell a théorisé le concept de masculinité hégémonique, développant l’idée qu’il n’y a pas “une” mais “des” masculinités, dont la masculinité marginalisée qui comprend les hommes racisés, gays, transgenres, etc. Est-ce que toutes les masculinités tombent forcément dans la trappe de la virilité ?

Pas forcément parce que ce n’est pas une question de nature. L’anthropologue Margaret Mead a étudié des sociétés en Malaisie et elle a remarqué que les rôles sociaux entre les hommes et les femmes étaient différents des nôtres, et même inversés. Dans certaines sociétés, c’était aux hommes d’être doux, pacifiques, calmes, tout ce que l’on attend beaucoup des femmes chez nous. Les masculinités ne correspondent pas forcément à cette virilité. Cependant, Françoise Héritier le souligne bien, la domination masculine est universelle. Ces sociétés dans lesquelles les rapports entre les hommes et les femmes sont différents des nôtres sont des exceptions. En étudiant la virilité, je me suis demandé si c’était la même chose partout. Je suis allée voir les populations carcérales. La population carcérale féminine la plus élevée au monde est celle de Hong Kong et ne représente que 20% du total. Donc les conséquences financières et humaines de la virilité se posent de la même façon tout autour du monde. Ce n’est pas une fatalité, ni sociale, ni biologique, mais il y a du travail.

Si les hommes intègrent très tôt les codes de la virilité, peuvent-ils participer au démantèlement de ceux-ci ?

Ce qui est difficile, c’est que les hommes ont des bénéfices à rester dans ce système de domination, on l’a vu dans la sphère du travail. Il faut qu’ils se rendent compte qu’ils auraient beaucoup à gagner en sortant de ce système, notamment en ce qui concerne les souffrances psychologiques. Dans les prises de risques, quand on prend la population des hommes dans son entièreté, ils ont deux à trois fois plus de risques de mourir de façon prématurée, c’est-à-dire avant 65 ans, d’une mort évitable. Les coûts économiques et humains énoncés permettent de prendre conscience des effets néfastes de cette virilité sur la richesse nationale, sur la performance des entreprises, sur la qualité de vie au travail, etc. Je me rends compte que quand on parle de chiffres et d’économie, ça parle aux hommes. Il faudrait sensibiliser et mobiliser les hommes sur les questions de parentalité et les entreprises ont leur rôle à jouer sur ces questions. Les entreprises et les hommes peuvent être acteurs du changement et nous avons toutes et tous à y gagner.

Article édité par Clémence Lesacq
Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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