Et si on bossait moins ? Enquête dans les entreprises qui y croient

21 juil. 2020

11min

Et si on bossait moins ? Enquête dans les entreprises qui y croient
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

Cet article a été initialement publié dans le magazine n°5 de Welcome to the Jungle, paru en mars 2020. Pour vous le procurer, rendez-vous sur notre e-shop.


Avec la crise du Covid-19, c’est le monde du travail tout entier qui est amené à se réinventer. Si le télétravail fait déjà des émules, des idées plus novatrices comme la semaine de quatre jours bruissent aussi dans les couloirs des entreprises. Moins d’heures de travail, des salarié·e·s aux anges et des business bien portants : le credo ne date pourtant pas d’hier ! Lumière sur une utopie dont certains ont fait leur cheval de bataille.

C’est une déclaration dans la presse qui n’est pas passée inaperçue. Alors que le monde entier traverse une crise sanitaire et économique sans précédent, la Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern expliquait en mai dernier (2020, NDLR.) réfléchir à la semaine de quatre jours, afin de relever les secteurs du tourisme et de l’hôtellerie. « C’est un moment exceptionnel et nous devrions être prêts à envisager des idées extraordinaires » a-t-elle détaillé. L’idée : donner de la flexibilité aux salariés durement touchés, afin de leur permettre de devenir plus productifs. Une idée que d’autres ont déjà soufflé, comme il y a quelques mois son homologue finlandaise Sana Marin, qui croit aux vertues d’une semaine réduite, à l’échelle du pays tout entier cette fois.

Si l’annonce de ces projets font le tour du monde, c’est que partout avant même la crise, la question bruissait dans les couloirs et les open-spaces : présentéisme usant et coûteux, déconnexion impossible, burn out… Et si on travaillait trop ? Ou plutôt : et si on était trop au bureau, trop sollicité·e, trop stressé·e, sans pour autant être plus efficace et productif·ve qu’avant ? Des chercheur·euse·s comme Dan Schawbel en sont persuadé·e·s. Directeur associé chez Workplace Intelligence, l’auteur américain a mené plusieurs études sur l’épuisement professionnel. « L’épidémie de burn out n’est pas un leurre. Les actifs travaillent plus longtemps qu’avant, n’arrivent plus à décrocher à cause des nouvelles technologies, et se retrouvent épuisés. » Désormais, Dan Schawbel s’intéresse donc de près, lui aussi, à la semaine de quatre jours. En 2018, il a sondé 2 772 employé·e·s dans huit grands pays dont la France et les États-Unis : combien de jours durerait la semaine idéale ? « La première réponse, à 34%, a été : 4 jours. Et ce qui est intéressant, c’est que très peu de gens ont répondu “zéro” relève-t-il. C’est la preuve que les gens veulent travailler, mais qu’ils se rendent compte que quatre jours seraient suffisants et, surtout, plus reposants mentalement. » Selon un récent sondage ADP, 60% des Français·e·s seraient favorables à un tel rythme.

4 jours et un emballement

Les réflexions et tentatives pour réduire (encore) le temps de travail ne datent pas d’hier. Dès les années 90, on recensait déjà des cas d’entreprises instaurant la semaine de 4 jours aux États-Unis ou encore en France (notamment via la loi de Robien pour l’aménagement du temps de travail, votée en 1996, abrogée depuis). Mais depuis peu, dans des entreprises privées comme publiques, dans des associations ou même à l’échelle de certaines municipalités (comme Göteborg en Suède ou Reykjavik en Islande), les expériences se multiplient et se placent sous le feu des projecteurs : semaine de quatre jours, de 28 ou 32h, journée de 6 voire 5 heures Même des pays a priori bien loin de ces considérations, comme le Japon, s’y sont mis. À l’été 2019, Microsoft y testait avec succès un week-end qui démarre dès le jeudi soir. Le phénomène prend de l’ampleur, à l’heure où le bien-être personnel s’érige en valeur absolue. « J’ai déjà échangé avec 160 entreprises dans le monde, qui se sont lancées dans de tels projets », dénombre Alex Soojung-Kim Pang, consultant à la Silicon Valley, dont le livre SHORTER - Work Better, Smarter, and Less sortait en mars 2020 en France. Lui aussi y croit dur comme fer : travailler moins, mais mieux, serait la clé du bonheur, au bureau comme en-dehors.

Depuis Berlin, Jan Schulz Hofen, ne se lasse pas d’en parler. Chez Planio, une société de logiciels de gestion de projets dont il est directeur, cela va faire deux ans qu’on a voté : le vendredi, c’est jour chômé. Tout commence en 2017, quand le trentenaire s’impose à lui-même de lever le pied pour tenir la distance. « Cela faisait 8 ans que je m’occupais de Planio, que je portais à bout de bras le projet, et je commençais à ressentir un manque de motivation, une baisse de concentration au quotidien… J’ai donc réduit ma semaine à 4 jours travaillés. » Pour Jan, le résultat est plus que concluant. Avec trois jours de week-end, il reprend davantage de force avant d’attaquer chaque lundi matin, et retrouve une concentration à toute épreuve. Mieux, en quatre jours, il fait autant que cinq dans le passé. « À l’été 2018, j’ai donc proposé à l’équipe de l’instaurer au sein de toute l’entreprise. Certains étaient sceptiques sur le fait que nous allions réussir à abattre la même quantité de travail, mais tous avaient très envie d’essayer. » Bonne pioche : deux ans plus tard, le CEO l’assure : l’équipe de neuf - toujours la même - n’a constaté ni ralentissement du business, ni baisse de la production de travail. « Au lieu de cela, nous sommes plus énergiques, plus concentrés, et plus heureux. »

« Ça permet de faire beaucoup de choses en dehors, pour soi, - moi j’ai choisi le bénévolat - et ça demande aussi d’apprendre à perdre moins de temps au quotidien. » - Élodie, employée de l’association Alisée

Plus heureuse, mais aussi beaucoup plus efficace, c’est exactement le bilan que dresse la Nantaise Élodie, 30 ans. En janvier 2017, l’association où elle bosse, Alisée, est passée à une semaine de 32h annualisées. Un gain étonnant, quand on sait que la jeune cheffe de projet n’a gagné “que” trois heures sur son contrat de travail initial. « Mais trois heures, c’est énorme ! », assure la jeune femme. « Ça permet de faire beaucoup de choses en dehors, pour soi, - moi j’ai choisi le bénévolat - et ça demande aussi d’apprendre à perdre moins de temps au quotidien. » Car oui, c’est la règle du jeu : si vous êtes moins présent·e·s au bureau, ou chez vous derrière votre ordi, mais payé·e.s pareil, il faut que votre temps travaillé le soit réellement. « Pour être plus productifs, on a mis en place des outils numériques que nous n’utilisions pas : Coutosuix pour renseigner nos heures, Wunderlist pour les to-do, Trello pour s’organiser…, énumère-t-elle. On partage aussi beaucoup d’astuces lors de nos réunions d’équipe. J’ai même suivi une formation via un cabinet de conseil. » Le plus dur ? Gérer les interruptions frénétiques, savoir montrer que l’on n’est pas disponible. Des recommandations qui font sens. Selon une étude Invitation Digital Ltd, le temps quotidien moyen de productivité sur le lieu de travail serait de… 2 heures et 53 minutes.

À la recherche du temps perdu

Mais devenir plus productif·ve, c’est aussi grignoter sur les pauses café, les débriefs de vie perso et autres vagabondages sur les réseaux sociaux. Et là, pas sûr que ça plaise à tout le monde. Toujours selon Invitation Digital Ltd, 65% des sondé·e·s ont déclaré ne pas être en mesure de se passer de leurs distractions, la moitié expliquant qu’elles « permettaient de rendre leur journée de travail plus supportable » (sic). Un cas de figure dans lequel Vianney, chef de projet web de 26 ans, se reconnaît totalement. « Zapper d’une tâche pro à un truc perso, tout le monde fait ça, non ? », s’enquiert le Lillois. « Je ne pourrais jamais enchaîner 4 ou 5 heures de travail intense, tous les jours, pour effectuer toutes mes tâches sans aucune pause. » Alors, toutes les demi-heures, Vianney « s’aère » : balade d’articles en articles sur le net, recherche d’un appart, clopes qu’il faut rouler, Messenger toujours ouvert dans un onglet…

« Pour certains, le concept d’équilibre vie perso / vie pro est totalement abstrait. Si vous leur dites qu’ils ne doivent plus bosser que quatre jours par semaine, ils ne le feront jamais ! » - Janine Woodcock, coach anglaise en leadership

Car finalement, à rentabiliser à tout prix notre agenda, n’en deviendrait-on pas plus stressé·e·s ? Surtout quand certain·e·s se noient déjà dans leur to-do, met en garde Olivier Tirmarche, directeur général de Light Feet Consulting et docteur en sociologie. « Réduire le temps de travail pour être plus épanouis, c’est un doux rêve ! Prenons les 35 heures en France : on a constaté que paradoxalement, la mesure avait contribué à l’intensification du travail. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas en réduisant le nombre d’heures que vous réduisez la charge à délivrer ! Vous ne faites que condenser le problème, et les gens se mettent à courir toujours plus vite pour tout effectuer », fustige à l’autre bout du fil l’auteur d’Au-delà de la souffrance au travail. L’effet pervers selon lui ? Des travailleur·euse·s ramenant encore plus de dossiers dans leur salle à manger. De quoi paniquer, quand on sait que l’Hexagone truste la deuxième place du classement des plus gros taux de burn out (environ 10% des salarié·e·s), juste derrière le Japon.

Et de l’autre côté de l’échiquier, que dire des employé·e·s qui s’éclatent au boulot, et ne souhaitent surtout pas rogner sur leurs ambitions ? Ces cas-là, Janine Woodcock, coach anglaise en leadership anglaise, les connaît bien. « J’accompagne des gens pour qui l’identité est clairement liée à leur travail et qui s’épanouissent à relever des défis », témoigne celle qui s’est fortement exprimée dans les médias britanniques ces derniers mois, alors que le Labor Party réfléchissait à l’instauration de la semaine de 4 jours (ou 32 heures) au niveau national. « Pour certains, le concept d’équilibre vie perso / vie pro est totalement abstrait. Si vous leur dites qu’ils ne doivent plus bosser que quatre jours par semaine, ils ne le feront jamais ! »

Mais les vrais frileux·ses, ce sont les patron·ne·s d’entreprises eux·elles-mêmes. Si la plupart refuse d’avouer (même anonymement !) qu’ils ou elles sont contre, « la majorité n’appliquera jamais une semaine de quatre jours, parce que mathématiquement ça revient pour eux à payer 20% de plus à l’heure travaillée », analyse pour sa part Isaac Getz, Professeur à ESCP Europe et spécialiste de l’entreprise. Voire à devoir embaucher, si finalement il faut tout de même combler quelques chaises vides ? De (gros) investissements, que seules quelques acteurs aux reins solides pourraient se permettre. D’autant plus qu’à l’écueil financier s’ajoute un autre obstacle, plus infranchissable encore : celui de la culture managériale. C’est ce que pointe une étude menée en 2019 par la multinationale Citrix. « Ce qui inquiète le plus les entreprises, c’est la perte de contrôle, assure Alexandre Le Coq, directeur de la communication à Citrix. Car comment contrôle-t-on le temps d’un salarié ? Comment être sûr qu’en travaillant moins, il travaillera mieux ? »

« La majorité n’appliquera jamais une semaine de quatre jours, parce que mathématiquement ça revient pour eux à payer 20% de plus à l’heure travaillée. » - Isaac Getz, Professeur à ESCP Europe et spécialiste de l’entreprise

Apprendre à manager autrement. Voilà, pour toutes celles et ceux qui croient dans les dispositifs type semaine de 4 jours, la seule manière de relever le défi. « Il faut passer du management du temps au management entièrement tourné vers les objectifs », explique en substance Dan Schawbel de Workplace Intelligence. En somme, établir régulièrement des milestones clairs, co-définis, et ne plus considérer que parce qu’un·e salarié·e est présent·e physiquement, cela veut dire qu’il·elle bosse forcément… Une gageure, particulièrement au pays du présentéisme : selon une récente étude Glassdoor, 1 Français·e sur 3 n’ose pas partir avant 18h, même s’il·elle a terminé ses tâches quotidiennes.

Une journée au musée

« Nous, on ne reste certainement pas pour rien le soir ! », se vante Élodie Lancar, de l’association Alisée à Nantes. Pour cela une carte maîtresse : la confiance. Chacun·e des 30 salarié·e·s a le choix : faire ses 32 heures en quatre, voire trois jours, ou passer en “régime mixte”. C’est la formule qu’a choisit la cheffe de projet environnement, qui alterne entre des semaines de quarante heures et plus - « on organise régulièrement des événements le soir ou le week-end » - en échange de longues plages de récupération - « je prends forcément six semaines de repos l’été ! » - selon la charge de travail du calendrier. « Chaque vendredi soir, je renseigne les heures que j’ai faites dans la semaine dans notre outil de gestion. Cette maîtrise du temps, ça nous rend plus indépendants, plus consciencieux et épanouis aussi. » Tout en faisant le jeu de l’association. « Le monde associatif et environnemental peut être très précaire, donc nous offrir ce dispositif c’est aussi une manière de nous faire rester », avoue celle qui touche environ 1 485 euros par mois. « On ne gagne pas plus d’argent, mais on gagne notre temps. »

« Je vous assure que depuis le premier jour, personne ne s’est trompé et n’est venu travailler un vendredi au bureau ! », s’amuse pour sa part Jan Schulz Hofen. Sous-entendu : pour l’équipe berlinoise de Planio, la semaine de 4 jours fonctionne parfaitement, merci bien. « Nous, ce qui nous inquiétait, c’était la réaction des clients, habitués à ce que l’on soit joignable 7j/7. » La solution : un roulement des équipes le week-end a été maintenu, mais surtout, Jan et son équipe jouent le jeu de « l’éducation » : « J’ai écrit un article sur le sujet, nous avons des mails automatiques le vendredi, et nous avons même adapté notre répondeur téléphonique. » Composez le numéro de Planio le vendredi et une voix vous proposera d’appuyer sur la touche 4, vous pourrez alors écouter le CEO expliquer pourquoi il est bien heureux d’avoir raboté sa semaine. « Finalement, un seul client s’est plaint de notre nouvelle organisation. Mais lui rêve que ses équipes travaillent pour lui tous les jours, alors ça ne nous a pas vraiment atteint »

Dans le petit écosystème des heures réduites, un autre homme a réponse à tout. À 60 ans, Andrew Barnes est devenu à lui seul ou presque, la voix de la semaine de quatre jours. Chez Perpetual Guardian, la société néo-zélandaise de 240 employé·e·s qu’il dirige, rien n’est obligatoire. Depuis deux ans, 80% des effectifs s’octroient un jour de repos hebdomadaire supplémentaire ; 20% non. « Pourquoi ?! Ça va peut-être vous surprendre, mais certaines personnes aiment venir au travail ! », explique dans un rire le dirigeant. « Le bureau est un lieu de socialisation et de réalisation de soi essentiel, ce serait contre-productif d’empêcher ceux qui le veulent de travailler. Le but n’est pas qu’ils le fassent chez eux en cachette. Mais la vérité, c’est que 80% des salariés ont une vie à côté, et c’est pour eux qu’on se bat. » Fort de son succès personnel, étude de l’Université d’Auckland à l’appui - « on est passé de 54 à 78% de salariés satisfaits de leur équilibre de vie, 7% de gens sont moins stressés et 20% plus impliqués ! » - l’homme saute d’un continent à l’autre pour évangéliser le concept auprès des étudiant·e·s des plus grandes écoles, dirigeant·e·s et gouvernements. « Une fois qu’ils auront compris que la productivité et le business ne sont pas impactés, ils seront rassurés ! » Le combat d’Andrew Barnes a désormais un nom et une structure : la 4 Day Week Global Campaign.

Pour d’autres, en employant la semaine de 4 jours un peu différemment, c’est même le chômage de masse qui pourrait être enrayé. « 1 million 600 000 emplois pourraient être créés sur le territoire, si toutes les entreprises françaises passaient en 4 jours travaillés », assure ainsi Pierre Larrouturou, fondateur du parti politique Nouvelle Donne. Pour le député européen, c’est le dispositif de la loi de Robien qu’il faut rétablir : une exonération de l’ensemble des cotisations chômages, pour toute entreprise passant à la semaine de 4 jours et… embauchant au moins 10% de nouveaux CDI. « Ça a marché pendant 10 ans ! 400 entreprises s’étaient lancées ! » Et certain·e·s s’en souviennent encore, comme Luc Le Chatelier, journaliste embauché à Télérama en 1998 grâce au dispositif (arrêté en 2003 avec le rachat du Monde et un passage aux 35 heures, ndlr.) « C’était formidable ! ça nous donnait une vraie souplesse dans le boulot. Bien sûr, on travaillait parfois sur le cinquième jour si besoin, mais au moins on avait cette liberté d’esprit de se dire : tiens ! Aujourd’hui, je peux aller au musée, ou aller voir ce film que je n’ai pas encore vu… » Et Pierre Larrouturou, de rêver à une société plus belle. « Au-delà des avantages individuels, il y aurait moins de chômage, une disparition des contrats à temps partiel précaires, un impact positif sur les retraites, davantage de temps pour la vie sociale et locale… »

À douze heures de décalage horaire, on y rêve aussi. « Nous pouvons changer le monde du travail, et plus encore », s’enthousiasme Andrew Barnes. « De nombreuses études ont prouvé que nos jours off polluaient moins que nos jours travaillés. On a aussi plus de temps pour s’occuper des personnes âgées, manger sainement, arrêter de commander sur Amazon parce qu’on a enfin le temps d’aller au magasin à côté de chez nous… C’est le moment. » Et même si pour ça, Andrew Barnes doit bosser 7 jours/7.

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Photo d’illustration par Welcome to the Jungle