Paloma Moritz : « En tant que journaliste écolo, je me sens parfois très seule »

16 mai 2022

11min

Paloma Moritz : « En tant que journaliste écolo, je me sens parfois très seule »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

À 30 ans, Paloma Moritz est responsable du pôle écologie au média indépendant en ligne Blast. Son combat face caméra : enquêter, questionner et informer sur les sujets d’environnement, en dépit de nombreux obstacles : manque d’intérêt ou déni des citoyens·ennes, rares ou mauvaises informations qui circulent dans les médias traditionnels, pressions… À l’heure où les scientifiques du monde entier alertent sur une réalité et un futur proche toujours plus dangereux pour l’humanité, la professionnelle se livre sur sa relation - parfois trop dévorante - à son travail, sa position de journaliste engagée, et réfléchit à quelques pistes pour un monde du travail qui serait enfin soutenable.

Nous sortons d’une campagne présidentielle où les sujets d’écologie n’ont été que très peu débattus alors qu’ils devraient être une priorité pour l’humanité. En tant que journaliste spécialisée sur ces questions d’environnement, comment vis-tu cela ?

Clairement, dans ce métier, je me sens parfois très seule. J’ai l’impression qu’on est trop peu à vouloir vraiment mettre l’écologie au cœur du débat public. C’était particulièrement désespérant pendant cette campagne, la première pendant laquelle deux volets du rapport du GIEC sont sortis. L’Affaire du siècle (une campagne de justice climatique en France, ndlr.) a commandé une étude auprès de 120 médias, et cette étude montre que le sujet climatique a occupé au mieux 5% du temps médiatique pendant la campagne présidentielle, tombant même à 1,2% lors de la diffusion du deuxième volet du rapport du Giec. C’est complètement hallucinant. Donc dans ces moments-là, j’ai l’impression de vivre dans une réalité parallèle. Il y a quelque chose d’assez dur, d’assez violent, à se demander comment on peut inverser cette situation-là.

Tu as utilisé le mot “désespérant” : comment est-ce que tout cela, ton métier, la situation, t’impactent personnellement ?

Pour moi, c’est d’abord un moteur d’action… Après, il y a parfois une forme de rage, quand je constate l’ampleur du déni sur ces questions alors qu’on devrait déjà être à l’étape d’après, celle où on commence à imaginer une autre société, où on réinvente totalement notre manière de consommer, de travailler… Et se dire qu’on en est encore à convaincre de l’urgence il y a des moments ou oui, c’est un peu vertigineux. Quand on a le nez dans les rapports, on sait qu’on a plus le temps, que les limites planétaires sont dépassées les unes après les autres, à la vitesse de l’éclair… En même temps, je sens aussi que ça bouge. Même si les médias traditionnels en parlent mal, ils n’ont jamais autant parlé d’écologie. Et, surtout, on est de plus en plus de médias indépendants à traiter ce sujet et à voir notre audience augmenter. Avec Blast (site d’infos indépendant ndlr.) on a émergé il y a à peine un an et on a de plus en plus de gens qui nous soutiennent, nous remercient, viennent me dire que je leur ai donné le courage de s’engager etc. Donc j’ai l’impression d’être alignée avec ce qu’il faut faire, c’est ça qui me redonne de l’espoir.

Tu n’as jamais eu des moments où tu voulais tout lâcher, ou c’était trop dur ?

Si bien sûr. D’ailleurs, on me pose souvent la question. Ça m’est déjà arrivé après la lecture d’un livre ou d’une étude de passer par une phase de désespoir en me disant : « On n’y arrivera pas ». Quand on voit ces multinationales qui continuent à mener des projets fossiles, ces centrales à charbon zombies en Chine, Total qui continue à installer des pipelines partout, c’est vrai qu’on peut se demander : « à quoi bon ? » Mais je me ressaisis en me rappelant que dans ce combat, la moindre action que l’on produit à notre échelle peut servir. Chaque fraction de degré compte, chaque espèce sauvée est déjà une forme de victoire.

Tu évoquais l’audience des médias tout à l’heure, mais tu penses vraiment que les citoyens s’intéressent de plus en plus aux questions écologiques… ?

C’est assez ambivalent. Beaucoup d’études récentes soulignent que, par exemple, 94% des Français considèrent le dérèglement climatique comme un enjeu capital ou encore que 82% des Français seraient prêts à accepter des mesures plus contraignantes… Le problème, c’est qu’il y a vraiment une différence entre le nombre grandissant de personnes conscientes qu’il y a un problème, et celles qui sont conscientes de la gravité réelle et urgente de la situation.

Quelle relation entretiens-tu avec ton travail ? C’est au-delà d’un simple métier pour toi, non ?

(Elle réfléchit) Clairement mon travail c’est ma vie. Même si j’essaie d’avoir au minimum une vie à côté, le fait est que j’ai l’immense chance d’exercer ma passion, de rencontrer des gens passionnants, d’avoir un petit peu d’impact… Mais évidemment c’est un travail qui déborde. Quand je réfléchis à mes sujets j’y réfléchis tout le temps. Parfois je suis dans la rue, j’écris dans ma tête, dans un dîner j’ai l’idée d’un sujet… Donc si je dois être honnête, cette relation à mon travail n’est pas si saine… (rires). J’essaie qu’elle le soit de plus en plus mais c’est vrai que par exemple le week-end il se passe souvent des choses, des Marches pour le climat, une action de Désobéissance civile etc. et que moi j’ai envie d’y être. Parce que de toute façon, même si je n’étais pas en train de couvrir ces événements pour Blast, ce sont des endroits où je serais allée. Je me définis comme journaliste engagée, engagée personnellement, donc je ne vais pas écrire le lundi un article sur le rapport du Giec et le samedi ne pas participer à un événement qui alerte sur la situation climatique.

Ça paraît assez évident…

Pourtant, c’est assez compliqué ce positionnement ! Il y a beaucoup de gens qui me disent : « T’es journaliste et militante mais du coup t’es avant tout militante, donc tu n’es pas neutre… » Alors qu’en fait je pense en permanence contre moi-même, j’essaie d’avoir l’esprit le plus critique possible… Sauf qu’à un moment, je suis une citoyenne dans une société déréglée et je ne peux pas rester neutre face à l’urgence écologique, ou face aux violences faites aux femmes ou face aux discriminations. Pour moi, l’objectivité journalistique n’existe pas.

On personnalise d’ailleurs de plus en plus les journalistes à leurs contenus. Comment tu vis ça, depuis que tu es passée de derrière à devant la caméra ?

À partir du moment où on incarne un sujet, les gens projettent forcément quelque chose sur nous. On n’imagine pas la violence que ça peut représenter de recevoir des commentaires hyper haineux qui nous sont destinés. Sans compter qu’en tant que femmes, il y a aussi tous les commentaires extrêmement misogynes, sexistes, voire carrément obscènes… D’ailleurs les réseaux sociaux, c’est vraiment un énorme bouleversement pour nous les journalistes. Désormais on a un double métier : on est à la fois en train de produire un contenu et d’en faire sa promotion, de lire les commentaires… Et ça, ça prend énormément de temps. Ça ne te permet pas de décrocher.

Et ton entourage ? Ils pensent quoi de ton attachement à ton métier ?

À part mes amis journalistes, qui comprennent, mes proches sont assez inquiets j’ai l’impression… Je les rassure mais eux me disent : « Tu ne dors jamais, tu fais trop de choses, fais une pause… » Il n’y a pas longtemps j’avais les fiançailles de ma cousine à Venise, et ça tombait le week-end du second tour des Présidentielles… Je n’y suis pas allé. Mes sœurs n’ont pas compris pourquoi je suis restée, mais je ne pouvais clairement pas quitter Paris ce week-end là ! Je n’en avais même pas envie ! J’aurais aimé être à ces fiançailles en famille, mais je savais exactement que ma place était à Paris ce jour-là. Dans ces moments-là, je n’ai aucune dissonance cognitive, je sais exactement pourquoi je fais ce choix. Mais je suis quand même consciente qu’il faut savoir mettre des digues, garder des espaces à soi pour lire, se balader, faire du yoga…. On ne peut pas prôner tout ce qui se joue derrière l’écologie - le fait de porter un nouveau regard sur le monde et sur soi, d’opérer une forme de révolution intérieure - sans se l’appliquer à soi-même…

Tu as toujours voulu être journaliste ?

Non, je voulais faire plein de choses ! Mais assez tôt j’ai eu cette forme d’intuition de me dire que j’avais envie de faire bouger les lignes, d’essayer de remédier à l’absurdité que je voyais dans notre société de consommation… Je ne comprenais pas l’absurdité et l’inintérêt des publicités à la télévision qui nous vendaient de la lessive, alors que le monde était dans un état lamentable, avec toutes les inégalités sociales, les famines à l’autre bout du monde…

« Quand les entreprises expliquent qu’elles ont mis des fontaines à eau dans leurs couloirs et des gourdes à disposition j’ai envie de leur dire : “non vous n’êtes pas en train de participer à la transformation de notre société” » - Paloma Moritz, journaliste écologiste

En 2019, tu te lances en tant que journaliste indépendante et tu deviens également rédactrice en cheffe du dispositif de “On est prêt” pour la Convention sur le climat. Pourquoi cette spécialisation dans l’écologie ?

J’ai toujours eu un intérêt pour le sujet. Parce que je crois que dans cette entreprise de déconstruction du monde, l’écologie permet de poser un nouveau regard et de tout revoir à l’aune de ça. Pour moi, quand on s’intéresse à l’écologie, on va forcément aller voir derrière : les inégalités sociales, les inégalités de genre, les questions démocratiques etc.

Si on peut - et doit - tout revoir à l’aune de l’écologie, comment revoir le travail ?

Ce qui est compliqué sur cette question c’est que tout est souvent très caricatural. Il n’y a pas longtemps j’étais invitée sur France info et on m’a demandé : « Peut-on être chef d’entreprise et écolo ? » En réalité, cette question est absurde : tout dépend du domaine d’activité de l’entreprise. C’est plus compliqué par exemple pour Patrick Pouyanné, le PDG de Total, de se dire écolo… Mais c’est un sujet hyper important, et j’observe une mouvance assez dangereuse et pernicieuse de green washing. Quand les entreprises expliquent qu’elles ont mis des fontaines à eau dans leurs couloirs et des gourdes à disposition, j’ai envie de leur dire : « Non, vous n’êtes pas en train de participer à la transformation de notre société. »

« On demande souvent aux gens de faire des écogestes, mais notre travail représente le principal impact que l’on a sur le monde dans lequel on vit. Le premier écogeste est d’avoir un métier qui contribue à construire la société alternative que l’on doit créer » - Paloma Moritz

Sur ces questions de travail, tu penses que les salariés ont vraiment du pouvoir ?

Oui, je pense que les citoyens ont beaucoup de pouvoir pour transformer leurs structures de l’intérieur. On peut par exemple inviter la Fresque du Climat pour former tous les employés à l’urgence écologique et qu’ils puissent appréhender leurs métiers différemment, ou essayer de faire un bilan carbone de notre entreprise pour voir comment on peut réduire nos émissions… Parce que c’est un enjeu considérable aujourd’hui : qu’est-ce qu’on va faire de toutes les grosses industries fossiles ? Et qu’est-ce qu’on va faire de toutes les personnes qui travaillent dedans ?… Quand on regarde tous les rapports prospectifs qui nous projettent dans une France en 2050 qui aura su faire face à l’urgence écologique, tous ces rapports disent que la transition écologique permettra de créer entre 300 000 et 500 000 emplois en France…

Mais pour combien de perdus ?

En fait, il est temps de penser en termes de « métier transformé ». L’enjeu pour les entreprises, si elles ne veulent pas fermer, va être de transformer leur activité. Alors bien sûr, c’est compliqué, les gens sont perdus, il y a beaucoup de fausses bonnes solutions, de produits faussement écolos… Mais oui il va falloir que certaines activités cessent, et je ne suis pas sûre que ce soit une mauvaise chose.

Au fond, sur cette question de travail, ce sont plutôt celles et ceux qui font partie d’une forme d’élite intellectuelle et économique que j’invite à se questionner. Parce que j’en vois beaucoup qui se déplacent en vélo, regardent des documentaires écolos, et qui à côté bossent dans une grosse banque qui finance des projets fossiles à longueur de journée. Ce n’est plus possible cette dissonance cognitive. Parce qu’on demande souvent aux gens de faire des écogestes, mais notre travail représente le principal impact que l’on a sur le monde dans lequel on vit. Le premier écogeste est d’avoir un métier qui contribue à construire la société alternative que l’on doit créer.

Nombreux·euses sont déjà ceux·celles qui se posent des questions sur leur impact, qui vivent de réelles dissonances cognitives entre leur carrière et leurs aspirations à une planète plus verte… Mais c’est difficile de quitter un travail et un train de vie. Que peuvent faire ceux qui le vivent mal ?

Clairement, il y a un manque d’accompagnement et de solutions sur ces sujets de transitions, même s’il existe de plus en plus de structures pour accompagner ceux qui le souhaitent. Mais moi, ce qui me terrorise dans cette société, c’est de voir à quel point les gens ont abandonné leurs idéaux. J’aime beaucoup poser cette question : « Qu’est-ce que tu voulais faire quand tu étais petit ? » Et à ceux qui me répondent qu’ils voulaient être pianistes et qui bossent maintenant pour Sanofi, je leur demande : « Mais qu’est-ce qui s’est passé ?! » (Rires) Alors évidemment que c’est un luxe de se poser ces questions-là, de réfléchir à un travail qui participerait au monde dans lequel on a envie de vivre. Mais à un moment ça peut être bien, notamment à nos âges, de décoller un peu le nez de la page et de se demander : « Est-ce que c’est vraiment ça la vie que je voulais ? Je n’avais pas d’autres aspirations ? » et ensuite de prendre du temps avec une structure pour trouver une autre voie… Et encore une fois, je sais qu’il y a très peu de personnes qui peuvent faire ça, mais en fait ce sont aussi celles qui polluent le plus, et qui souvent bossent dans les entreprises qui polluent le plus ! C’est difficile, mais revenir à ce qui fait sens pour nous est hyper libérateur : ces personnes-là seront beaucoup plus heureuses d’être alignées avec leur vision du monde.

Si on revient du côté des entreprises : est-ce que tu penses que certaines sont vraiment vertes ? Que penses-tu par exemple des labels comme B-corp ?

Concernant B-corp, la charte est vraiment très exigeante, et même si malheureusement ça ne suffit pas, elle permet d’avoir un repère sur le fait qu’une entreprise est soutenable sur plusieurs points : l’impact sur la planète mais aussi l’impact éthique. Mais on voit bien qu’il y a quelque chose à changer sur ces outils-là. La loi sur le devoir de vigilance, qui est très contraignante, n’est respectée par aucune multinationale : il n’y a pas assez de recours, pas assez d’inspections du travail… Il faut complètement revoir les curseurs pour voir si une entreprise contribue à un monde meilleur, plus soutenable, ou non. Et ce sont des questions que personne n’a mises sur la table lors de cette présidentielle : comment faire en sorte que les entreprises françaises se mettent sur la trajectoire des accords de Paris ? Pourquoi, au moment du plan de relance, a-t-on attribué des milliards d’aides - notamment 17 au secteur aérien ! - à des entreprises sans aucune forme d’éco-conditionnalité ? Comment allier contraintes et mécanismes incitatifs qui vont faire que les entreprises vont devenir plus vertueuses ?

Pour parvenir à un monde du travail réellement soutenable, certains penseurs comme la philosophe Céline Marty prônent la réduction du temps de travail. Est-ce que ça te paraît une bonne solution ?

Je pense que c’est une vraie question. Il faudrait avoir un débat apaisé là-dessus parce que l’on voit bien que cette question du temps de travail en France crée des débats assez violents… J’avais assisté au débat de La convention sur le climat sur la semaine de 28h, et c’était fascinant. C’était le débat le plus mouvementé de La convention. Certains avançaient qu’il allait falloir revenir à un minimum de vie citoyenne, de temps pour nous, retrouver de l’espace pour prendre soin de notre famille, prendre part à la vie démocratique à l’échelle locale… Retrouver notre place de citoyen pour ne plus être seulement un travailleur-consommateur. Je pense qu’il faudrait une Convention citoyenne sur cette question du temps de travail. Parce qu’il est certain qu’il va falloir que l’on apprenne à ralentir… Moins produire, moins consommer, moins se déplacer peut s’inscrire dans une semaine réduite.

Tout dépend de ce que l’on fait sur les heures gagnées ! Si c’est pour aller faire du shopping ou partir en week-end de trois jours en avion…

Oui évidemment, cela veut aussi dire qu’il faut proposer un contre-imaginaire à la société de consommation dans laquelle on vit. Souvent en conférence je pose la question aux gens : « Quel est le dernier moment de réel bonheur que vous avez vécu ? » Généralement on me parle de moments en famille, entre amis ou dans la nature, on me dit rarement « dans la cabine d’essayage chez Zara » ou en allant voir le dernier Marvel ! Ce sont des besoins artificiels qui nous comblent de vide.

Article édité par Matthieu Amaré
Photos par Thomas Decamps pour WTTJ, réalisées à la Plantation Paris

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