"Ruptures" : face à l’urgence climatique, la jeune élite se rebiffe

04 oct. 2021

7min

"Ruptures" : face à l’urgence climatique, la jeune élite se rebiffe
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

À 24 ans, Arthur Gosset est un étudiant qui termine fraîchement sa formation à la prestigieuse école de Centrale Nantes. Mais pour lui, il n’est pourtant plus question d’épouser une brillante carrière d’ingénieur. En quête d’impact, le jeune homme a changé de cap. Muni d’une caméra, il s’est appliqué au cours des deux dernières années à réaliser son premier film documentaire : Ruptures. Le récit d’une jeune élite qui, face à l’urgence écologique et sociale, passe à l’as les perspectives professionnelles qui lui tendent les bras pour mieux s’engager. Le film a été récompensé en juillet dernier par le prix « coup de cœur » du jury au Festival International du Film Écologique et Social de Cannes. Dans les coulisses de ce succès, Arthur nous parle de ruptures intergénérationnelles, d’éco-anxiété, et de pouvoir individuel.

Tu as suivi six étudiant·e·s, que l’on voit rompre avec la mentalité des écoles, des trajectoires professionnelles établies et souvent avec leur entourage familial… Et toi, quelle rupture t’a amené à faire ce documentaire ?

Au fond, quand j’ai commencé ce film je me suis dit : « Super je vais pouvoir parler de ce qu’on vit dans les grandes écoles ». Parce qu’il s’y passe quelque chose et qu’on est beaucoup à s’y sentir en décalage, entre ce qu’on attend de nous et ce que nous avons vraiment envie de faire. Je voulais partager le désarroi dans lequel on se trouvait, notre volonté d’avoir de l’impact qui n’était pas forcément entendue. Puis, en tournant le documentaire, j’ai compris que c’était pour mes parents que je faisais ce film, pour leur parler et communiquer avec eux. J’avais besoin de leur montrer que je n’étais pas seul dans cette situation, mais que d’autres jeunes partageaient mes valeurs.

Dans le documentaire, tu évoques d’ailleurs le conflit qui existe entre toi et tes parents… Dirais-tu qu’il y a une incompréhension entre les générations ?

On peut dire globalement qu’il y a un décalage générationnel que j’ai souhaité explorer à travers Ruptures. À la fin d’une projection à Lyon début septembre, une quarantaine de personnes sont restées pour échanger. Des jeunes ont pris la parole pour s’exprimer sur le sujet. On entendait des phrases comme : « je suis tellement en décalage avec mes parents que si je partage trop ce que je vis ou ce que je ressens, je vais les perdre. » Mais si on ne partage plus son quotidien et qu’on ne parle plus que de sujets très légers comme la pluie et le beau temps, au bout du compte, on ne partage plus rien, plus aucun lien puissant ne nous unit alors. Je pense qu’il y a donc une nécessité de pouvoir communiquer entre générations. Et mon film ne lance la pierre à personne. Il faut comprendre que nous sommes des générations différentes. L’accepter c’est le premier pas, après le soutenir ou partager des valeurs c’est autre chose.

« Cette rupture, c’est avant tout un changement de paradigme. On a été formaté tout au long de notre parcours pour occuper en priorité une place dans la société, un job qui est reconnu socialement, avec un gros salaire et une belle voiture de fonction. Le changement de paradigme c’est de dire non, nous voulons un job qui a un impact positif pour l’environnement. »

Pourquoi, comme d’autres autour de vous, les jeunes que tu as suivi se détournent-ils·elles des voies “royales” professionnelles pour s’engager dans des projets personnels ou à impact positif ?

Cette rupture, c’est avant tout un changement de paradigme. On a été formaté tout au long de notre parcours pour occuper en priorité une place dans la société, un job qui est reconnu socialement, avec un gros salaire et une belle voiture de fonction. Le changement de paradigme c’est de dire non, nous voulons un job qui a un impact positif pour l’environnement. Bien sûr, le monde est complexe et on se rend compte que c’est très difficile de savoir si on a un impact positif ou non. Cela entraîne parfois des retours à des métiers très simples ou locaux, comme Hélène (une témoin du documentaire, NDLR.) qui fabrique des confitures. Pour d’autres jeunes, avoir un impact positif peut aussi consister à devenir cadre dans une grosse boite et chercher à changer les choses de l’intérieur, ce qui est tout aussi légitime.

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Justement, les entreprises évoluent elles aussi, en prenant de plus en plus d’engagements sur leurs responsabilités sociales et environnementales. Finalement, est-ce que les grandes entreprises parviennent encore à séduire avec ces concepts ?

Je pense que l’ère du greenwashing et des belles paroles est révolue. On est à des degrés de conscientisation et d’engagement tels qu’un jeune ne peut plus rester dans une boîte qui n’est pas alignée avec ses valeurs. En revanche, je pense que les boîtes peuvent s’adapter, si demain des entreprises comme Vinci ou EDF, qui sont des maxi structures, décident de changer de cap et de prendre profondément en considération tous ces enjeux écologiques. Ça veut aussi dire prendre des décisions qui ne sont pas toujours en accord avec le comité de direction ou celui des actionnaires. Je pense que la pression du changement doit venir de partout, du gouvernement, des citoyens et pas seulement des jeunes diplômés. Mais quand on voit qu’Emmanuel Faber se fait jeter de Danone parce qu’il a justement eu cette volonté de changer les choses de l’intérieur sans répondre aux objectifs fiscaux de sa boîte, ça montre qu’on en est encore loin malheureusement.

La revue The Lancet Planetary Hearth a révélé que 3/4 des 16-25 ans dans dix pays du Nord et du Sud sont effrayés par l’avenir et 45% voient leur quotidien affecté par l’éco-anxiété. Au-delà des grandes écoles, cette problématique se rencontre chez une majorité de jeunes, non ?

Les chiffres de cette étude ne m’ont pas du tout surpris. On vit dans un monde où l’on a constamment des nouvelles alarmantes - et c’est une réalité appuyée sur des articles scientifiques. La science parle et elle nous dit : “c’est la merde”. Dans le film en tant que tel, on ne parle pas d’éco-anxiété, mais je pense que cette angoisse se manifeste de plein de manières différentes. Certains vont arriver à transformer cette éco-anxiété en espèce de rage positive. Ils vont bosser comme des fous pour essayer de faire bouger les lignes. Maxime par exemple (un des protagonistes du documentaire, NDLR) est un militant qui bosse 80 heures par semaine, avec une énergie de dingue. Chez moi, l’éco-anxiété va être beaucoup plus présente quand je suis avec des gens qui ne me comprennent pas. Quand mon père me dit : “tu es catastrophiste”, ça décuple mon éco-anxiété car je me dis qu’il ne comprend pas que si on ne change rien maintenant c’est fini pour nous plus tard. Au contraire, lorsque je suis avec des personnes qui connaissent les enjeux, ça va beaucoup mieux et c’est là que je vais puiser mon énergie.

« Si le monde va si mal aujourd’hui c’est en partie à cause des ingénieurs et il est grand temps de faire changer ça. »

Lors de son discours de fin d’études en 2018, Clément Choisne, un ancien de Centrale que tu mentionnes dans ton film, avait invité les futur·e·s ingénieur·e·s à s’interroger sur leurs engagements. Penses-tu que votre statut d’étudiant·e·s des grandes écoles, vous oblige à une plus grande responsabilité que d’autres ?

Je me reconnais complètement dans le discours de Clément Choisne qui est encore d’actualité et qui représente un déclic pour certains d’entre nous. En parlant pour moi et pour les jeunes que j’ai suivis, j’ai l’impression que oui, nous avons une responsabilité. Je pense qu’il y a deux choses. Premièrement on est tous très conscient du privilège qu’on a de faire ces grandes écoles, on est tous passés par des prépas où on a pris conscience qu’on avait des privilèges de naissance, de milieu, même si on a aussi bossé pour ça. On a cette facilité et on sait que demain, on sera sans doute les derniers à être au chômage. Ça nous libère d’une certaine pression comme celle de devoir bien gagner sa vie et nous permet de nous questionner. On ressent donc une responsabilité d’apporter ce qu’on peut, notre pierre à l’édifice pour faire bouger les lignes. Le deuxième point, je l’ai abordé avec la journaliste du Monde Marine Miller, qui publie un livre sur la question de la révolte des jeunes ingénieurs. Elle en conclut que les ingénieurs se sentent responsables de la construction du monde et je trouve ça hyper juste. Tous les ingénieurs et moi y compris sommes responsables d’une part de l’urgence dans laquelle nous nous trouvons. Si le monde va si mal aujourd’hui c’est en partie à cause des ingénieurs et il est grand temps de faire changer ça.

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Au cinéma ce mois-ci, on pourra voir Bigger than us, le film de Flore Vasseur dans lequel il est question de jeunes qui, face à des injustices sociales ou environnementales, décident de changer le monde. Qu’est-ce que cela t‘inspire ?

Beaucoup d’espoir. Je pense qu’il faut raconter de nouveaux récits et je suis hyper content de voir que ça bouge. Il y a aussi le film Une fois que tu sais, d’Emmanuel Cappellin sorti en septembre. Ça s’agite en ce moment autour de l’urgence écologique et sociale et c’est super. Face à cette éco-anxiété, à ce désarroi dans lequel on peut se trouver, il est plus important que jamais de témoigner, de rassembler, de partager ce qu’on vit, d’en parler entre nous pour se donner de la force et de l’espoir.

Maintenant que tu as terminé tes études, quels sont les projets qui t’attendent ? Est-ce que tu vas continuer à tenir une caméra pour raconter d’autres récits ?

Oui ça c’est sûr, je me retrouverai à nouveau derrière la caméra. Cette façon de raconter les choses m’a beaucoup touché, alors je recommencerai des films, plutôt à but non lucratif, pour essayer de ne pas dépendre d’un système de diffusion où c’est très compliqué de se faire une place. On va aussi se tourner vers l’artisanat avec ma copine et je pense que la caméra aura sa place dans cette aventure. Dans l’immédiat, on a pas mal de projections de prévues pour les prochaines semaines, un peu partout en France…

Pour voir le documentaire, c’est ici.

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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