« Comment mon collègue le mytho a coulé mon équipe »

29 juil. 2021

7min

« Comment mon collègue le mytho a coulé mon équipe »
auteur.e
Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

Dans chacun de nos billets d’humeur, nous donnons la parole à une personne anonyme qui revient sans langue de bois sur une histoire marquante qu’elle a vécue au travail. Vous avez une aventure singulière, folle ou troublante à partager avec nous ? Envoyez-nous un mail à l’adresse temoignage@wttj.co avec pour objet “Confidence de taf” pour nous la raconter !


Nous sommes recrutés au même moment, dans la même boîte. Mais si nous avons des profils similaires et certaines passions en commun, un gouffre nous sépare. Je suis fiable, alors qu’il… est mythomane. Et ça a bien semé la pagaille.

La rencontre

Nous sommes au début de l’année 2021. Je cherche du travail depuis quelques semaines, quand une start-up me propose un entretien pour un poste de développeur. Le projet de l’entreprise me botte et le courant passe bien avec Caroline, la directrice technique et associée. Bonne pioche, quelques jours après notre entretien, la réponse est positive : j’intègre l’entreprise en même temps qu’un certain Jonathan.

La première fois que je le rencontre, ce n’est pas vraiment le coup de foudre amical. En visioconférence, nichés dans nos petites cases, nous restons tous les deux attentifs, pendant que notre future boss nous inonde d’informations. Comme chaque premier instant dans une nouvelle entreprise, je suis un peu perplexe. Difficile d’imaginer l’ambiance de travail qui m’attend ou de cerner le fameux Jonathan. L’inconnu demeure. Très vite, Caroline nous propose de se retrouver chez elle pour une session de travail. Là, le contact passe bien mieux et je me fais une joie de collaborer avec mon binôme. Nous avons le même âge, il est fiancé, aime la cuisine… Et cerise sur le gâteau, j’apprends que nous avons bossé dans la même entreprise. Je suis rassuré et je pense qu’on deviendra amis.

« M. Je-sais-tout »

Malgré la pandémie et le télétravail de rigueur, je retrouve Jonathan une fois par semaine pour travailler en présentiel. Caroline nous briefe un nouveau projet à livrer dans deux mois. Puisque Jonathan est un peu plus expérimenté, qu’il dit aspirer à un poste de lead developer, je le laisse prendre les choses en main. Je comprends que je suis face à une personne qui ne manque pas de confiance en elle, mais habituellement, ce n’est pas un problème pour moi… Pourtant, cette fois-ci, quelque chose cloche.

Premier signal d’alerte : alors que nous parlons installation hi-fi et home cinéma (un sujet sur lequel je suis particulièrement à l’aise), mon nouveau binôme me donne des conseils en vantant son expertise en la matière. Le problème, c’est qu’il est aussi calé que mon professeur d’anglais de lycée quand il passait les 55 minutes du cours à tenter d’installer le projecteur pour nous montrer Men in black. Monsieur je sais tout qui est si sûr de lui commence à m’agacer. Je ne le sens pas, et généralement, j’ai plutôt une bonne intuition. Malheureusement, dans le travail, ça ne se passe pas mieux…

Toujours en « vu »

Je pense qu’on peut s’estimer chanceux de travailler dans une boîte qui nous accorde autant de liberté. Puisque Caroline a un autre job à côté et que nous sommes en télétravail, nous n’avons pas vraiment d’horaires. Ce qui compte, c’est que le boulot soit fait en temps et en heure. Au début, je ne m’inquiète pas de voir Jonathan inactif sur Slack, ni de tomber systématiquement sur son répondeur quand j’essaie de le joindre. Mais les jours défilent et sur notre outil collaboratif où chacun est censé télécharger son code, sa case reste vide. Pour notre boss, cette situation commence à devenir stressante, alors il nous rassure. « Oui, oui, ça avance ». Moi, je lui fais autant confiance qu’à un accro aux jeux d’argent qui vient d’hypothéquer sa maison lâché à Las Vegas (ou un arracheur de dents), et l’avenir ne fera que confirmer mon pressentiment. Chaque jour, rien ne m’indique qu’il travaille. Quand je l’appelle (et qu’il répond), il semble être ailleurs : en voiture, en balade… Il ne prend plus la peine de se présenter aux points que nous faisons avec Caroline.

Au moment où elle commence vraiment à s’impatienter, Jonathan nous apprend que sa femme a fait une fausse couche et qu’il sera moins disponible. Difficile pour nous de lui dire : « Tant pis, remets-toi au travail, hop hop hop ! » Et même si j’ai de gros doutes sur sa sincérité, quel monstre oserait remettre un tel drame en question ? Alors, nous faisons profil bas et attendons. Le problème : à une semaine du rendu final, il n’a pas montré une ligne de son travail.

La confrontation

Dernière semaine de rush avant la présentation client. Pour faire le point, Caroline nous convoque au bureau. Forcément, toute l’attention est portée sur mon collègue. Cette fois-ci, je suis surpris de voir Caroline - de nature plutôt calme - monter dans les tours. La moutarde lui monte au nez depuis deux mois, et elle le confronte enfin devant moi. Le ton monte très vite, la petite veine sur son front est sortie, sa voix tremble : « Mais qu’est-ce que tu fais ? Est-ce que tu as travaillé au moins ? » Face à son agacement, Jonathan, qui a toujours vanté ses compétences techniques et managériales, se retrouve tout penaud. « Puisque tu n’as rien mis en ligne, montre-moi ce que tu as produit sur ton ordinateur ! » Jonathan est au pied du mur. Il tente une nouvelle pirouette, en prétextant un problème technique qui lui aurait fait perdre tout son travail. Il nous promet encore une fois de mettre un coup d’accélérateur pour clore le projet. Mon œil. Je suis persuadé qu’il ment depuis le jour où il m’a fait croire qu’il avait fait Lille-Le Mans en trois heures pendant le week-end de l’ascension, alors que j’avais mis plus de cinq heures pour faire le même trajet. Des histoires les plus futiles aux sujets plus importants, je ne sais pas pourquoi, mais il déforme toujours la réalité. Et je ne suis pas au bout de mes peines… Caroline, elle, essaye de le croire. En même temps, nous n’avons plus le choix. Le plus frustrant, c’est qu’à l’issue de cette mise au point, nous n’avons toujours aucune réponse. Que fait-il de ses journées ? Est-ce qu’il culpabilise un minimum ? Se fout-il royalement de nous ?

La syncope

Jonathan a une grande quantité de travail à abattre pour rattraper son retard. Il nous a promis qu’il ferait sa partie avant la deadline… Alors que je ne constate toujours aucune progression sur notre outil de partage, il prend tout de même la peine de m’envoyer des messages à 3h du matin comme pour me dire : « Regarde, je bosse toute la nuit ! »

Quelques jours avant la présentation, nous devons nous retrouver tous les trois lors d’une ultime session de travail. Comme à mon habitude, j’ai un peu de retard et m’attends à retrouver tout le monde en arrivant, mais Caroline est seule et je sens la mauvaise nouvelle arriver… « Jonathan vient d’appeler, il est à l’hôpital. » Merde. « Il a fait une syncope. » Sérieux ? « Il a bossé toute la nuit et ne pourra pas venir aujourd’hui. » Quoi ? Plus c’est gros, plus ça passe. Mais cette fois-ci, ma manager ne se laisse pas faire. Elle lui demande un justificatif d’admission à l’hôpital, qu’il lui promet d’envoyer (encore des mots, toujours des mots, les mêmes mots…). Ni une, ni deux, elle contacte l’hôpital dans lequel Pinocchio dit avoir passé la nuit : ils n’ont pas de dossier le concernant. Tout s’enchaîne. Quelques minutes plus tard, Jonathan rappelle. Caroline le cuisine à propos du justificatif jusqu’à ce qu’il avoue enfin avoir menti. Grillé. Caroline, en grande dame, lui octroie une dernière chance : « Tu as menti, c’est une chose, maintenant, tu vas venir nous aider à terminer. » Évidemment, il ne se pointe pas.

Pas le temps de débriefer de cette histoire avec ma boss : il nous reste la moitié du travail à accomplir. J’enchaîne les nuits blanches, je travaille le week-end, et Caroline délègue une partie du travail de l’imposteur à des prestataires. Je suis à deux doigts de baisser les bras, mais je ne peux pas lâcher Caroline qui, en plus d’être exténuée comme moi, est totalement bouleversée. Jonathan a piétiné sa confiance. D’ailleurs, après la présentation au client, elle est arrêtée, au bord du burn out.

La volatilisation

Je passe d’une équipe constituée de trois personnes… à un travail en solo. Je suis sur tous les fronts : je démarche les clients, discute avec eux, assure les réunions avec les associés, gère les boîtes de prestataires et je code (la seule chose qui est bien inscrite sur ma fiche de poste). Si j’hésite dans un premier temps à démissionner, peu satisfait de mes nouvelles missions et de l’organisation, je prends du recul et finis par changer d’avis. D’ailleurs je remotive même les troupes quans les associés hésitent à fermer l’entreprise. Quant à Jonathan, je n’ai plus eu de nouvelles de lui depuis cette alerte à la syncope, et tant mieux. Caroline aurait vu son profil passer sur un site qui met en relation des freelances avec des entreprises, il se vendait comme « développeur senior »…

Heureusement que je suis de nature très méfiant : j’observe tout, j’analyse tout, et c’est pour cette raison que je ne lui ai jamais accordé ma confiance. Ma cheffe ne peut pas en dire autant. Elle s’est sentie idiote : elle essayait de lui trouver des excuses quand il n’était pas disponible, elle a toléré ses retards, ses absences, même si elle ne comprenait pas ce qu’il faisait de ses journées. Il l’a manipulée. Je pense qu’aujourd’hui, elle n’accorde plus sa confiance aussi facilement et qu’elle reste marquée par cette histoire. Cela est compréhensible, d’autant que nous n’avons jamais eu le fin mot de l’histoire ! Pourquoi a-t-il été jusqu’à inventer des événements aussi graves ? Est-il rentré dans le cercle vicieux de la procrastination ? Cela m’est déjà arrivé dans un ancien poste où je m’ennuyais à mourir. D’ailleurs, je pense que ça nous est déjà arrivé à tous de procrastiner ou de ne rien faire… Mais personnellement, quand j’ai pris conscience de ma situation, j’ai pris les devants et je suis parti. Je n’ai jamais mis toute mon entreprise en péril en inventant des horreurs !

Peut-être qu’il était en bore out. Peut-être que cette crise de mythomanie n’est arrivée qu’une seule fois dans sa vie (mais j’en doute fortement). Peut-être qu’il s’est perdu dans ses mensonges et qu’il en souffrait d’une certaine manière. Maintenant, je ne peux que lui souhaiter… bon vent !

Photo par Thomas Decamps pour WTTJ.
Article édité par Romane Ganneval.

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