Apocalypse work : « Il faut en finir avec la religion moderne du travail »

03 mai 2022

7min

Apocalypse work : « Il faut en finir avec la religion moderne du travail »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Emma Poesy

Journaliste indépendante

Dans Apocalypse work (Éd. Dunod), un essai foisonnant aux nombreuses références philosophiques, le sociologue Frantz Gault retrace l’histoire de notre rapport au travail en Occident. Autrefois considéré comme une corvée que l’on se targuait d’éviter, le travail est devenu une “valeur”, voire même une religion, selon le sociologue, avec ses croyants et ses grands mythes. Une religion aujourd’hui mise au ban par des travailleurs abîmés par les nouvelles méthodes de management, qui impliquent une responsabilisation croissante des salariés, un temps de travail toujours élargi, pour des conséquences sociales et environnementales désastreuses. Alors, comment se réconcilier avec le travail au 21e siècle ?

Votre livre est sous-titré « démystifier le travail pour affronter le 21e siècle ». Que devons-nous affronter ?

Les grands enjeux du 21e siècle, c’est-à-dire protéger la seule maison qui est la nôtre, la planète Terre. Pour cela, il faut parvenir à une meilleure répartition des richesses. Pour parvenir à atteindre ces grands objectifs, il faut un changement philosophique, presque civilisationnel, et en finir avec la religion moderne du travail. C’est pour cela que j’essaie d’abord de comprendre cette religion, en décryptant ses grands mythes : celui du progrès ou de la liberté.

Vous expliquez que l’humanité continue de travailler alors que l’objectif de se libérer de ses besoins physiologiques est atteint. Travaillons-nous aujourd’hui pour répondre à des besoins artificiels ?

Nous continuons à travailler parce que tout notre système économique et social est fondé sur le travail. En tant que société, nous sommes addict au travail. Nous ne savons pas comment fonctionner autrement. Avec le travail, nous répondons aujourd’hui à des besoins qui sont discutables. Notre besoin premier devrait clairement être celui de garantir un avenir à nos enfants, que la maison ne brûle pas. Pourtant, nous préférons satisfaire d’autres besoins qui relèvent du confort et des petits plaisirs. Nous ne sommes plus capables de hiérarchiser ces besoins.

Vous expliquez que le travail est loin d’avoir toujours eu cette place primordiale qu’il occupe aujourd’hui dans notre vie. Comment expliquer ce changement ?

Pendant l’Antiquité et le Moyen-Âge, la société est structurée par d’autres valeurs, spirituelles et guerrières. Par exemple, la philosophe Hannah Arendt évoque des vies « contemplatives » et « guerrières », qui dominent la sphère sociale. Le travail, pendant des millénaires, est considéré comme sale. Cette perception du travail change avec l’émergence du naturalisme anthropologie. D’un seul coup, l’homme européen commence à penser qu’il est supérieur à la nature et cette supériorité passe notamment par le travail. On transforme la nature, on construit de nouvelles machines, on fait progresser la science… Le travail est au cœur de cette nouvelle religion.

À quoi est due cette centralité du travail aujourd’hui, observée aussi chez les travailleurs ?

Le système économique et social dans lequel nous vivons nous force à travailler. On le voit à chaque élection : les candidats nous promettent de combattre le chômage, il suffit de traverser la rue pour trouver du travail. Ce mythe du travail est toujours entretenu. La modernité s’est fondée sur la dévalorisation d’une partie du monde : des peuples colonisés, des femmes, de la nature, aujourd’hui du chômeur. En tant que société, nous sommes constamment en train de créer presque de toutes pièces des poches de pauvreté, de gens sans droits – des sans dents – pour valoriser, en miroir, le travail.

Vous expliquez également que cette religion se nourrit de certains grands mythes qui perdurent encore aujourd’hui…

Oui. Notamment le mythe de l’abondance – l’idée que l’on travaille pour, un jour, ne plus manquer de rien – et le mythe du progrès, de la fin du travail – nous travaillons pour n’avoir plus besoin de travailler ensuite. Ces mythes sont en fait une énième version du mythe du paradis originel et de la terre promise, de l’avènement du royaume de Dieu sur terre. Ils sont aussi très présents dans le transhumanisme, l’idée que grâce au travail et à la technologie, on pourra un jour s’émanciper de la maladie et de la mort.

Vous qualifiez même cette religion du travail d’”apocalyptique”. Pourquoi ?

Il y a un mythe chrétien selon lequel le monde va disparaître et seuls ceux qui ont fait preuve d’une dévotion parfaite seront sauvés de l’effondrement et accéderont au nouveau monde, au paradis. En cela, le travail est une religion apocalyptique puisqu’il est la promesse d’un monde meilleur, alors même qu’il contribue à l’érosion du monde autour de nous.

Pourtant, le travail tente de donner davantage d’autonomie aux travailleurs via de nouvelles méthodes de management. Selon vous, ces dernières sont en réalité plus nocives qu’émancipatrices. Pour qu’elle raison ?

Le management a pris acte de la critique qui lui a été formulée en 1968 – avoir plus d’autonomie au travail. De fait, le nouveau management donne plus d’autonomie mais responsabilise davantage le salarié. Ce transfert de charges conduit les employés à être plus impliqués émotionnellement vis-à-vis du travail – le fameux management par objectif – donc à travailler le soir, le week-end. Cette mobilisation psychologique est plus insidieuse que d’anciennes formes de management, comme le taylorisme, parce qu’elles mobilisent pleinement et prennent beaucoup de temps et d’énergie, sans rémunération supplémentaire.

La révolution copernicienne consisterait à repenser l’entreprise comme on pense aujourd’hui un État : il faudrait penser son impact, pouvoir voter, élire ses dirigeants, avoir une séparation des pouvoirs - Frantz Gault, sociologue, auteur de “Apocalypse Work”

Par un important détour historique, vous rappelez que le salariat, aujourd’hui perçu comme un statut enviable, a été autrefois perçu comme un asservissement.

Lorsque naît le salariat moderne, ce contrat où l’on est au service d’un employeur, à la fin du 19e siècle, de nombreuses manifestations éclatent en France, en Angleterre et aux États-Unis pour dénoncer cette nouvelle forme d’asservissement. Avant le salarié, on était payé à la tâche. Il y avait une commande, on l’honorait, comme aujourd’hui un boulanger honore une commode. Avec la Révolution française et l’émergence du travail salarié, les conditions de travail se dégradent très nettement par rapport à l’ancien régime et ses corporations, qui offraient, contrairement à ce que l’on peut penser, une forme de protection et de régulation du temps de travail. Tout cela disparaît soudainement ensuite.

Qu’est-ce que cela dit de notre époque ?

J’aborde ce sujet parce qu’au 20e siècle, le salariat est synonyme de meilleure répartition des richesses et de protection sociale. Depuis une trentaine d’années, avec la déconstruction de l’état providence et la fragilisation des travailleurs, il devient un statut enviable alors qu’il était perçu comme aliénant autrefois. Cette précarisation s’explique par l’émergence de nouveaux statuts indépendants – autoentrepreneurs, freelance – qui participent malheureusement à cette précarisation.

Un nombre croissant de firmes tentent pourtant d’être plus démocratique dans leur management, affiche des engagements de responsabilité sociale… Une révolution copernicienne est-elle en train d’avoir lieu dans les entreprises ?

Non. La très grande majorité des entreprises a aujourd’hui une organisation économique et non-démocratique. Pour qu’il y ait une révolution, il faudrait que l’entreprise se pense comme un objet social et pas seulement économique. La révolution copernicienne consisterait à repenser l’entreprise comme on pense aujourd’hui un État : il faudrait penser son impact, pouvoir voter, élire ses dirigeants, avoir une séparation des pouvoirs. Ça n’existe toujours pas aujourd’hui.

Le travail salarié tel que vous le décrivez est-il compatible avec notre régime démocratique ?

La question est posée dans le livre de manière volontairement provocante. En entreprise, on entend souvent dire que celle-ci n’est pas une démocratie. C’est faux. Depuis 1987, il existe un statut juridique d’entreprise démocratique, la coopérative. Depuis, on a inventé d’autres statuts passionnants, comme la société coopérative d’intérêt collectif, par exemple. Il y a plein de façons de faire des entreprises, avec plusieurs parties prenantes. Ce que j’essaie de montrer, c’est que pour que ces formes démocratiques d’entreprise se développent, il faut une volonté des entrepreneurs. Cette volonté manque souvent.

Il y a d’ailleurs cette idée très répandue selon laquelle si les parties prenantes sont nombreuses, l’entreprise a plus de chance d’avoir une mauvaise gouvernance…

C’est une critique qui est souvent adressée aux entreprises mais qui ignore qu’il existe en réalité beaucoup de structures économiques qui fonctionnent sur un mode démocratique. C’est aujourd’hui le cas dans le milieu bancaire en France, mais aussi et surtout en Allemagne, qui a dans sa constitution nationale des principes de démocratie sociale et va beaucoup plus loin dans la démocratisation de ses entreprises. Outre-Rhin, les salariés siègent aux conseils d’administration et les PDG sont issus de l’entreprise et pas nécessairement de grandes écoles, comme c’est le cas en France. Cette idée que la démocratie en entreprise serait moins efficace que l’entreprise classique est aussi une manière de légitimer l’autoritarisme comme mode de gouvernance.

L’entreprise va-t-elle devenir obsolète ?

L’entreprise purement économique est, en tout cas, vouée à se transformer pour mieux intégrer les enjeux sociaux, écologiques, qui font qu’elle est remise en cause. Je ne sais pas si elle va disparaître, mais elle doit se questionner face à toutes les souffrances qu’elle génère chez les populations humaines et non-humaines qui subissent les conséquences de ce modèle qui ne pense qu’à son profit.

« Je ne suis pas anti-travail, il y a d’ailleurs énormément de travail à fournir pour ce sortir de cette situation, à inventer de nouvelles philosophies de vie, et bâtir de nouvelles façons d’habiter la planète, de manière plus respectueuse du vivant » - Frantz Gault

Y a-t-il des sociétés qui sont capables aujourd’hui de dépasser cette théologie du travail ?

Oui, mais pas en France. Pour un documentaire réalisé en Amazonie, j’ai étudié le fonctionnement d’autres peuples qui considèrent que les fanatiques sont les Occidentaux. Ils se disent : « Nous, nous vivons modestement dans le respect du vivant, les fanatiques ce sont eux. » Puisque d’autres manières de vivre existent, on peut y voir une issue, ou s’en inspirer pour améliorer les choses. Ces populations, qui sont indigènes et animistes, ont beaucoup à nous apprendre. Pour elles, un arbre est une personne et on le respecte comme on respecterait son voisin – on aurait encore moins l’idée de le découper et d’en faire des planches pour le vendre. C’est une différence philosophique fondamentale qui commence à émerger tout doucement en Europe.

Appelez-vous à un sursaut ?

L’objectif de ce livre est de nous interpeller sur les mythes, nos mythes et nos croyances afin d’ouvrir de nouvelles portes. Je ne suis pas anti-travail, il y a d’ailleurs énormément de travail à fournir pour ce sortir de cette situation, à inventer de nouvelles philosophies de vie, et bâtir de nouvelles façons d’habiter la planète, de manière plus respectueuse du vivant.

Dans cette perspective, quel serait le futur du travail ?

Le travail du futur consisterait à intégrer les non-humains : les arbres, les poireaux, les moustiques et même les rivières à la gouvernance des entreprises. Bref, prendre en compte toutes les formes de vie pour que celles-ci soient représentées dans les instances qui nous gouvernent et ont un impact sur le monde.

Article édité par Clémence Lesacq ; Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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