Le futur du recrutement peut-il se faire sans CV ?

22 janv. 2024

7min

Le futur du recrutement peut-il se faire sans CV ?
auteur.e
Florence Abitbol

Journaliste indépendante et rédactrice de contenus

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Personnalisé dans la forme, redondant sur le fond, le CV se peaufine pendant des heures, mais quelques secondes de lecture scellent bien souvent le sort d’une candidature. Et si le document le plus plébiscité du recrutement était finalement vain ? Décryptage.

Si la lettre de motivation perd du terrain dans les documents demandés lors d’une candidature, le CV conserve sa place d’indispensable, même pour les postes sans qualification. Pourtant, son utilité est remise en question : ce document succinct, rarement parcouru avec attention, initie de nombreux biais chez les recruteurs. Résultat, certaines entreprises choisissent de s’en passer pour trouver leurs futurs talents et s’ouvrir à des profils différents. Un changement qui requiert, néanmoins, certains ajustements dans le processus de recrutement.

Recrutement : et si c’était mieux sans CV ?

Une identification des compétences souvent faussée

De son usage par les recruteurs -qui passent moins d’une minute sur le document-, à son inefficacité pour juger les compétences des candidat·es, le précieux PDF s’avère caduque. D’où l’idée de se passer de ce document d’une page qui fait plus de mal que de bien. « Le CV n’est pas pertinent comme outil d’identification des compétences et conduit à plus de discriminations. On le conserve, car c’est un outil rassurant sur lequel la majorité des gens ont été formés », explique Nawal Zouak, consultante en recrutement inclusif et fondatrice du projet Inclusivité·es. L’experte pointe aussi « la nécessité de faciliter la rencontre entre les compétences des candidat·es et les besoins des entreprises, tout en limitant les raisons d’exclure les bons profils pour de mauvaises raisons ».

Or, le CV sert souvent à faire un tri drastique, mettant de côté un bon nombre de candidatures potentiellement pertinentes. Mais cette sélection ne garantit pas les candidats idéaux, ni les performances de la personne recrutée en poste. « On a tendance à valoriser les expériences professionnelles précédentes, les études voire les écoles inscrites sur le CV. Mais les méta-analyses pointent que l’expérience ou le diplôme ont peu, voire pas d’impact sur la performance d’une personne, étaye Léo Bernard, formateur en recrutement et expert du Lab. Le CV ne parle pas de la personnalité et ne détaille pas les softs skills de la personne. On aura des informations très courtes, qui peuvent créer des discussions, mais dont les gens se servent le plus souvent pour fermer des portes. » Bref, entre informations trop succinctes et pas toujours fiables, le CV est moins efficace qu’il n’en a l’air.

Entre biais et discriminations, la double peine du CV

Autre défaut de taille du CV : son impact sur les biais dans le processus de recrutement et les discriminations qu’il peut susciter. Pour Léo Bernard, la dimension condensée du CV en fait un moteur à préjugés : « Le CV prête justement aux préjugés car on va interpréter des choses par rapport à ce qu’on va lire, en faisant des raccourcis. En plus, il peut mener à des discriminations, grâce à toutes les informations qu’on peut y trouver. » Malheureusement, identifier et limiter les biais du CV n’est pas inné pour les recruteurs, comme l’avance Nawal Zouak : « *Ils sont rarement formés aux techniques de recrutement pour évaluer les compétences sans discriminer. Or, le CV contient plein d’informations comme l’adresse, l’âge, le genre, le nom de famille, l’apparence physique, l’origine ethnique, qui peuvent être des sources de discriminations. Pourquoi ces informations non nécessaires figurent sur le CV quand la vie administrative du candidat n’a pas commencé dans l’entreprise ? »

Membre de l’association Lallab qui défend les droits des femmes musulmanes, la consultante a participé à la création, il y a deux ans, d’un groupe de travail autour des discriminations dont ces dernières sont victimes dans la sphère professionnelle. « On travaille sur les étapes du recrutement et de l’intégration, particulièrement discriminantes pour celles qui portent le voile », explique Nawal Zouak. L’occasion pour elle de développer des outils, des ressources et des formations dédiées, invitant à la prise de conscience de ces biais cognitifs. Car déconstruire les stéréotypes en recrutement et en management appellent à des actions concrètes, via notamment de nouveaux process garantissant l’égalité de traitement des candidatures et limitant les biais en passant par des étapes progressives, incluant le recrutement sans CV.

Une réponse toute trouvée aux difficultés de recrutement ?

Crucial dans la phase de présélection, le CV réduit les possibilités et donc les chances de tomber sur la bonne personne. « Au début des années 2000, l’apparition des ATS, ces logiciels de recrutement, opéraient souvent une sélection des candidats par CV. Or, si un CV mentionne une école particulière figurant dans l’offre d’emploi, le profil allait être mis en avant, tandis que ceux n’en faisant pas mention étaient mis de côté, évoque Léo Bernard. Se passer de CV maximise les chances d’avoir en entretien des gens qu’on n’aurait pas forcément sélectionnés, avec des profils atypiques auxquels on aurait dit non à cause de biais initiés par le CV. » Moins de profils recalés et donc plus de chances de recruter, l’équation est simple.

D’autant que les entreprises semblent plus que jamais avoir besoin de se renouveller dans un marché de l’emploi tendu, comme l’observe Laurent Arnaud, co-fondateur de #jenesuisPASunCV. « C’est un marché avec une pénurie de candidatures et non une pénurie de compétences. En 2022, c’est +71 % d’offres d’emploi diffusées par les entreprises et employeurs, et -49 % de candidatures. » Des volumes plus faibles induits par le réflexe de ne pas postuler, si le CV n’est pas en adéquation avec l’offre. « Jean Pralong a aussi documenté ce sujet : une personne sur deux s’élimine du processus à la lecture des offres d’emploi, à cause d’un décalage avec leur profil et l’impression de n’avoir aucune chance d’être retenu s’ils postulent », insiste-t-il. Sans CV dans le processus, l’autocensure se lève : « Avoir un process de recrutement avec un sourcing sans CV permet de balayer plus large et de s’ouvrir à des profils différents*. » On maximise ainsi les chances de rencontrer des talents inédits.

4 conseils pour se lancer sans flancher dans le recrutement sans CV

Conseil n°1 : s’assurer d’avoir la culture d’entreprise adéquate

Se passer de CV n’est pas une formule magique. Le processus s’inscrit dans une démarche globale de recrutement et ne convient pas forcément à tous les postes, ni à toutes les entreprises. « C’est plus compliqué pour les professions réglementées, dès qu’un diplôme spécial conditionne l’accès à la profession, pointe notamment Léo Bernard. De même pour les boîtes avec des marques employeurs attractives et qui reçoivent de gros volumes de candidatures. Une boîte qui est encore trop subjective dans ses recrutements pourra difficilement mettre en place le recrutement sans CV. » Effectivement, ça tombe sous le sens : *difficile de recruter sans CV lorsque la culture de l’entreprise s’appuie encore sur « le feeling ».

Conseil n°2 : miser sur les compétences

Enlever le CV, c’est opter avant tout pour les compétences plutôt que les références passées. « L’approche #JenesuispasunCV est une approche par compétence qui s’ouvre à des profils différents, y compris des gens qui n’ont jamais fait le métier pour lesquels les recruteurs recrutent, indique Laurent. On a créé un référentiel métier/compétences pour définir des passerelles entre différents métiers. On inverse aussi la relation traditionnelle recruteurs/candidat. Avec nous, les entreprises vont vers les candidat·es dont les compétences les intéressent par rapport au poste à pourvoir. » Une manière de répondre à la pénurie de candidatures en faisant émerger des opportunités inédites. Pour Nawal Zouak, l’étape la plus importante est la clarification des compétences nécessaires sur le poste : « On se concentre sur les besoins réels du poste pour savoir ce qu’on va chercher à évaluer : requiert-il des compétences techniques ou transversales ? L’idée est de hiérarchiser les compétences pour différencier les indispensables des souhaitables, et celles qui peuvent s’acquérir sur le poste via des formations. » Autre indispensable : l’entretien structuré, avec les mêmes questions pour tous les candidat·es, et la même grille d’évaluation pour garantir l’égalité des chances.

Conseil n°3 : tester de nouvelles méthodes

Job datings, tests techniques, mises en situation… de nombreux outils d’identification des compétences ont été testés avec succès par certaines entreprises. « Les tests mis en place par solers.io pour les développeurs, par exemple, leur permettent de voir les résultats et les compétences à travers un profil anonymisé », cite Léo Bernard. Marie est recruteuse freelance, notamment pour une entreprise de prêt-à-porter. Dans ce cadre, elle a adopté le recrutement sans CV pour des postes de conseiller·ère de vente, avec l’accord de son client. « On a mis en place un questionnaire, pour voir les attentes des candidats sur ce poste et leurs principales compétences. Les réponses sont plus authentiques et le volume de candidatures plus important que d’habitude », constate-t-elle. Si se passer de CV ne lui a pas semblé contraignant, elle note malgré tout l’investissement que le projet lui a demandé : « La phase d’entretien demande une prise de recul, car toute la démarche est repensée. D’un côté, c’est déconcertant, car on apprend peu de la personne avec nos outils d’interaction sociale habituels. De l’autre, j’étais contente de m’en remettre à des méthodes à la fois plus ouvertes et structurées : j’ai plus confiance en mes choix de recrutement. »

Conseil n°4 : mettre en place un programme d’accompagnement dédié

Force est de constater que la mise en place du recrutement sans CV ne s’improvise pas. Talent Acquisition manager dans une agence de création de contenu digital, Coline a testé la méthode sans toutefois rencontrer le succès escompté : « Honnêtement, je n’étais pas prête : je n’ai pas pris en main certains outils à temps, et le calendrier de recrutement jouait contre nous. J’ai constaté la difficulté de se défaire des vieux réflexes. » Forcément, sans un accompagnement digne de ce nom, il peut être compliqué pour les personnes impliquées dans le processus de changer leurs habitudes. « Les managers n’avaient pas les ressources nécessaires pour recruter sans CV. Résultat, leurs entretiens reproduisaient l’étape CV », renchérit Coline qui a choisi de mettre de côté le recrutement sans CV, le temps de mieux former ses équipes. « Ce changement demande une grosse évolution avec une harmonisation de toutes les étapes. Mettre le tout au diapason m’a paru décourageant sur le moment, mais cela s’avère essentiel », avoue la TAM.

Opter pour de nouvelles prérogatives, plus justes, dans le cadre du recrutement sans CV est un jeu doublement gagnant. Côté candidat, « c’est une meilleure expérience, une meilleure projection dans le poste, un processus qui permet une meilleure égalité des chances et plus de transparence dans l’échange » pointe Nawal Zouak. Tandis que côté recruteurs, « la prise de décision est facilitée grâce aux grilles de notation, sans faire appel à la mémoire ou l’affect. On observe aussi une meilleure validation des périodes d’essai, plus de fidélisation des salariés, et donc moins de coût de recrutement interne* ». De quoi faire beaucoup d’heureux, non ?

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.