Être discriminé pour son accent, un mal commun dans le monde du travail ?

06 oct. 2020

8min

Être discriminé pour son accent, un mal commun dans le monde du travail ?
auteur.e
Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

“Cachez cet accent que je ne saurais entendre.” Cette expression détournée illustre très bien la glottophobie. Si le terme n’est pas très connu, ce qu’il recouvre est pourtant vécu par des millions de personnes : il s’agit d’une discrimination liée à l’accent ou à la manière de parler, particulièrement répandue en France et surtout… au travail. L’enquête commanditée pour l’ouvrage J’ai un accent et alors ? révèle que, 16% des Français en ont déjà fait les frais dans leur carrière, et parmi eux, 36% sont des cadres. Car à en croire Philippe Blanchet, l’inventeur du mot “glottophobie”, plus on monte dans la hiérarchie, plus un comportement linguistique normé est attendu. Ce dernier est enseignant-chercheur en sociolinguistique à l’Université de Rennes et l’auteur de Discriminations : combattre la glottophobie (Éditions Lambert Lucas) publié en 2016. Il décrypte pour nous cette discrimination fondée sur le langage, et sa manifestation dans le monde du travail

Une norme linguistique imposée par l’élite parisienne

« J’hallucine ! Ce matin, j’ai eu au téléphone une entreprise Parisienne pour un poste de business developer en alternance, tout allait bien jusqu’à ce qu’on me dise : on hésite à te prendre parce que « tu as un accent » […] » Publié sur LinkedIn par Sarah Lazri en juillet 2020, ce post a suscité plus de 13 500 réactions et presque 2000 commentaires : « Incroyable en 2020 ! », « Une porte se ferme… mais une autre s’ouvrira toute grande… dans une entreprise qui méritera vos compétences ! […] », « C’est de la discrimination pure et dure ! », etc.

Si l’indignation est grande, c’est que cette discrimination linguistique touche… des millions de personnes en France, selon Philippe Blanchet qui précise : « Cela concerne toutes les personnes qui parlent le français de façon “non normative” : avec un accent, tel qu’un accent régional par exemple, ou encore avec un vocabulaire populaire. » Dans le monde du travail, ce prétexte linguistique est utilisé soit comme motif de refus à l’embauche, soit, une fois en poste, pour exiger d’une personne qu’elle transforme sa façon de parler. « On va demander au salarié concerné de prendre des cours d’orthophonie ou de s’inscrire dans des écoles de théâtre pour modifier son accent (ce qui est le motif le plus fréquent) ou pour modifier sa façon de parler français, sous peine d’être licencié ou mis au placard », commente l’universitaire.

Il y a, selon lui, une injonction sociétale à se conformer à la norme de l’accent dit “neutre”, c’est-à-dire l’accent que « l’élite parisienne a imposé en politique, et dans les médias ». Et historiquement, cela dure depuis des siècles, depuis que le pouvoir est centralisé à Paris. Après la révolution française en 1789, l’aristocratie, puis la grande bourgeoisie parisienne, ont érigé en norme d’abord la langue française (à l’époque plusieurs autres langues étaient parlées), puis leur façon de parler, c’est-à-dire avec accent dit “neutre” aujourd’hui. « Une manière de capter le pouvoir et de le garder », explique l’expert. Depuis, cet accent s’est imposé, notamment dans les sphères politiques et médiatiques validant en quelque sorte cette norme et donnant peu de représentativités ou de marge aux autres accents.

Des préjugés face à la langue standardisée

Fabrice, alors consultant en ingénierie, a expérimenté cette forme de discrimination lors de sa recherche d’emploi il y a quelques années, alors qu’il postulait à Paris : « Pendant les premières étapes du recrutement, tout se passait toujours hyper bien, les employeurs étaient emballés par mon profil et puis, dès que l’on échangeait à l’oral, je sentais que mon accent du sud-ouest posait problème : on me le faisait systématiquement remarquer et comme par hasard, c’était toujours un autre candidat qui était sélectionné. Je ne pouvais pas m’empêcher de vérifier et, à chaque fois, ceux qui décrochaient le poste étaient de Paris, ou alors ils n’avaient pas d’accent. » Si dans la vie de tous les jours, son accent “chantant”, qui évoque le soleil, bénéficie d’une image plutôt sympathique, il est trop souvent un handicap dans le milieu professionnel : « certains recruteurs, associent cet accent du sud aux vacances et donc à des moments oisifs, de détente. Par défaut, ça ne reflète pas pour eux le professionnalisme, l’engagement et la performance. Personnellement, je trouve ça totalement injuste. »

Des clichés qui ont la vie dure, comme en témoigne Aubin, originaire de Toulon, qui se souviendra toujours de ce jour où il en a fait les frais : « Je candidatais pour un poste de chargé de marketing pour une PME à Bordeaux. La recruteuse - qui n’avait aucun accent - m’a interpellé à ce sujet dès que j’ai ouvert la bouche : “votre accent du sud pose problème, vous allez sûrement ralentir la cadence cet été pour profiter du soleil et vous aurez du mal à suivre le rythme le reste de l’année.” m’a-t-elle lancé. Je suis littéralement tombé des nues ! »
Si c’est alors un choc pour Aubin, pour notre expert, Philippe Blanchet, c’est un scénario classique. Combien de fois a-t-il vu des patrons d’entreprises assumer ouvertement cette discrimination ou la considérer comme “normale” ? Il ne les compte plus. « Aujourd’hui, un employeur n’osera plus dire explicitement qu’il refuse d’embaucher une personne au motif qu’elle est noire ou que c’est une femme, en revanche, il osera encore dire sans honte qu’il refuse d’embaucher sur le critère de l’accent car il considère vraiment que cela ne fait pas “sérieux” », nous explique-t-il. Preuve que la norme linguistique est bien intégrée dans la société.

Si bien qu’Aubin a carrément changé de zone géographique pour sa recherche d’emploi : « Ses réflexions sur mon accent m’ont tellement déstabilisé que j’ai fini par chercher du travail dans ma région d’origine, exclusivement ». Pour Fabrice, c’est aussi la résignation : il ne répond plus aux offres d’emploi des entreprises parisiennes qui incluent des missions de communication externe : « Si le poste touche aux relations presse, je ne tente même pas ma chance, je sais que je ne répondrai pas aux critères attendus ».

Tous les secteurs sont concernés

Si cette discrimination est prédominante dans les métiers qui impliquent de la prise de parole en public tels que journaliste, politicien ou encore acteur, elle n’épargne personne : « Cela touche aussi les enseignants, les vendeurs, les hôtesses de l’air ou encore les avocats ! », précise Philippe Blanchet. Et ce, même si le métier ne nécessite pas un contact direct avec le monde extérieur, comme le confirme Fabrice : « Lorsque j’étais chargé de recrutement, un de mes clients a refusé un profil très intéressant d’ingénieur car le candidat avait un accent du nord. Une absurdité criante, quand on sait qu’un ingénieur ne s’exprime pas devant la presse et n’a aucun contact avec les clients ! »

Et bien souvent, plus les postes sont à responsabilités, plus la question de l’accent va poser problème. Ainsi, « au sein de la même entreprise, on pourra accepter sans problème un commercial qui s’exprime avec un accent - certains y verront même un atout “brise-glace” pour initier certaines conversations avec des clients - mais il sera quasiment impossible pour ce dernier de briguer le poste de directeur commercial d’une entité basée au siège Parisien », explique Philippe Blanchet. En fait, plus le niveau hiérarchique est élevé, plus la norme linguistique attendue est importante, notamment pour des questions de représentation et d’image.

Quant à la question de la bonne compréhension orale ? Un faux argument pour notre expert : « On entend qu’on ne peut pas mettre un journaliste avec un accent régional à la télévision car les spectateurs ne vont pas le comprendre mais ce sont des sottises : quand ces mêmes personnes se rendent en vacances dans ces régions, elles comprennent très bien ce que les locaux leur disent. Est-ce qu’on demande aux gens qui ont un accent régional s’ils comprennent bien les journalistes à l’accent parisien ? La réponse est non, bien sûr ! »

Et la discrimination “inversée” dans tout ça ?

A contrario, existe-t-il une discrimination envers l’accent parisien ? Un Parisien d’origine peut-il rencontrer des difficultés à trouver un emploi en région ? Pour Philippe Blanchet, ce sont des choses qui arrivent, mais relativement rarement : « L’accent parisien étant la norme dominante, elle est globalement acceptée partout comme étant une “bonne façon” de parler français. Il y a des lieux de résistance rare comme Marseille, ou plus largement la Provence, où l’identité régionale est tellement forte que les locaux considèrent que ce sont les autres qui ont un accent ! » Parfois même, pour certains emplois plus marqués territorialement, les recruteurs peuvent privilégier un candidat qui a l’accent local car il pourra leur sembler plus légitime. « On peut l’imaginer pour un poste de directeur d’une agence bancaire d’une commune rurale du sud-est de la France ou un emploi en Mairie par exemple… Là, il s’agit de ne pas mettre de distance avec les gens du coin. Dans ce cas précis, on peut considérer que c’est une exigence professionnelle davantage légitime. »

Quelles solutions ?

Pour le spécialiste de la glottophobie, c’est un problème fondamental qui ne touche pas seulement le monde professionnel, mais toutes les sphères de la société. Ainsi, « il faut l’attaquer par tous les côtés ». Pour ce faire, il suggère de :

  • Légiférer : pour protéger toutes les personnes qui parlent avec des accents régionaux ou étrangers (issus des pays francophones, tels que l’accent algérien, sénégalais ou encore bruxellois). Porté par le député Christophe Euzet, un projet de loi en cours permettrait d’ajouter dans l’article 225 du code pénal, un 27ème critère de discrimination qui serait l’accent.

  • Faire progresser l’éducation : en sensibilisant la jeunesse sur le fait qu’on peut parler une même langue de bien des manières. « On ne doit plus entendre un enseignant dire que “réciter un poème avec un accent Brestois, c’est incorrect”, ou encore reprocher aux enfants d’utiliser une expression ch’ti sous prétexte que c’est une expression locale ! » Au contraire, il faut éduquer à la tolérance linguistique, et inciter à la bienveillance et à l’acceptation des accents. « Il faut admettre collectivement qu’il n’y a pas une seule façon de parler français, et que le plus important c’est de bien communiquer avec l’autre », résume Philippe Blanchet.

  • Faire évoluer les médias : « Il faut plus de représentation des différents accents dans les médias audiovisuels et radiophoniques » affirme le linguiste. Ces derniers projettent un modèle de langue très homogène légitimant le fait que c’est l’unique bonne façon de parler.

  • Enfin, que tout le monde s’empare du sujet : « Il faut que chacun et chacune arrête de rire ou de se moquer des accents des autres ! Et puis, surtout arrêter d’avoir soi-même des comportements glottophobes et quand on en est témoin, dans la mesure du possible, intervenir », milite l’universitaire.

En entreprise, ce n’est pas toujours évident de combattre cette discrimination car parfois, un emploi est en jeu. Par nécessité, on peut être amené à dissimuler son accent pour obtenir un poste… Dans ce cas précis, concède Philippe Blanchet : « difficile de porter ensuite l’étendard de la lutte contre la glottophobie. Mais une fois embauché, on peut assumer petit à petit son accent et développer un discours un peu critique, qui pourra faire un petit bout de chemin dans les mentalités. » Le linguiste est optimiste : « Si on s’y met tous, on va réussir à éveiller les consciences ! »

Pour Sarah, Fabrice et Aubin, pas question de céder à la pression linguistique et de suivre des cours chez un orthophoniste pour “gommer” ou “perdre” leurs accents. Car contrairement à l’expression consacrée, on ne “perd” jamais son accent ! D’ailleurs, il revient souvent à toute allure lorsque l’on est de nouveau avec nos proches. En réalité, on “ajoute” à notre palette d’expression orale, un nouvel accent, comme on ajouterait des nouvelles cordes à une guitare. Quoi qu’il en soit, nombreux sont ceux qui ne veulent plus travailler pour une entreprise glottophobe : « Aujourd’hui, je ne fais même plus attention à ma façon de parler pendant les entretiens car j’ai gagné en expérience pro et en confiance. La moindre réflexion désobligeante à ce sujet est totalement rédhibitoire pour moi ! », confirme Aubin, ce à quoi Fabrice ajoute : « Hors de question d’intégrer une entreprise dont je ne partage pas les valeurs humaines. »

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Photo d’illustration by WTTJ

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