Expatriation au féminin : « En France, je n'aurais pas pu accéder à ce poste »

13 avr. 2022

6min

Expatriation au féminin : « En France, je n'aurais pas pu accéder à ce poste »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Axelle Gasne

Auteure et scénariste freelance

« Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. » La formule de Marcel Proust semble parfaitement s’appliquer à l’expatriation professionnelle féminine. Pour les Françaises, cette aventure constitue souvent une véritable chance : accès à d’autres responsabilités, équilibre différent entre carrière et famille, meilleure appréhension de leurs compétences… Bien que la collaboratrice expatriée soit encore minoritaire par rapport à la femme d’expatrié, la vie hors de France permet à chacune d’elles de porter un regard neuf sur notre monde du travail. Et, potentiellement, de s’en affranchir.

Parmi les 2,5 millions de Français établis à l’étranger, le ministère des affaires étrangères recense 50 % de femmes. Parité parfaite ? La réalité est plus nuancée quant aux profils des expatriées. Selon le baromètre 2019 d’Expat Communication, 90 % des projets de mobilité sont initiés par les carrières masculines, entraînant femmes et enfants dans leur sillage, tandis que la collaboratrice envoyée à l’international demeure minoritaire est souvent célibataire (géographique ou d’état civil). À l’origine d’un tel delta se trouve un phénomène culturel : alors que les hommes sont davantage encouragés à partir, on rappellera aux femmes les obstacles qui persistent au-delà des frontières concernant leur sécurité, leurs droits ou leurs opportunités de carrière.

Mais à cela s’ajoute un argument plus pragmatique pour les Françaises : le manque de mixité des secteurs d’activité dans l’Hexagone. « Les femmes demeurent majoritaires dans les domaines du social ou du juridique », explique Magdalena Zilveti-Manasson, psychologue, coach, autrice et fondatrice de la structure d’accompagnement des expatriés Intelligence Nomade. « Ce sont des compétences moins facilement transposables à l’étranger, à la différence des secteurs techniques et scientifiques, toujours plus prisés par les hommes. » Ainsi, beaucoup de femmes se voient dans l’impossibilité de développer une carrière internationale, à moins de passer une équivalence de diplôme par exemple.

Des carrières plus rapides et enrichissantes

Encore rares, les Françaises qui s’expatrient avec un contrat de travail, local ou non, rapportent pourtant souvent à quel point cette expérience hors des frontières a pu être bénéfique pour leur carrière. Esther, spécialiste en market access dans le secteur pharmaceutique, a vécu plusieurs années au Mexique : « En quatre ans, j’ai eu quatre promotions professionnelles et de vraies évolutions. Le fait d’être trilingue et de culture française était vraiment perçu comme un atout. » Chargée de mission culturelle au Brésil, Carla, 28 ans, renchérit : « Je n’aurais jamais pu accéder à un poste avec autant de liberté et de prises d’initiatives en France quelques années seulement après mon diplôme. En plus d’être en charge de la programmation d’une vingtaine de projets dont je décide le budget et les orientations, j’ai accès à un important réseau d’acteurs locaux et français et à de fortes responsabilités. »

Moins freinées par certains usages très prégnants en France – primauté à l’ancienneté, poids de la hiérarchie, sacro-saint diplôme - les expatriées peuvent également tester de nouvelles expériences : « À Toronto, relate Mona, j’ai reçu des offres de manager administrative et commerciale alors que je n’avais que 25 ans et une expérience de quelques années dans la logistique. » Autrice de L’expatriation au féminin, Delphine Joëlson Marteau a quant à elle vécu dans cinq pays différents : « J’ai pu exercer des métiers que je n’aurais peut-être pas fait en France : responsable des achats, journaliste, enseignante, auteure… en plus de la communication qui correspondait, a priori, plus directement à mon background. » À l’issue d’une expérience dans la santé publique à Montréal, Solène assure : « Là-bas, la confiance des responsables au travail ne prend pas en compte les années d’expériences antérieures mais s’appuie sur le travail actuel. » L’important est donc moins le parcours professionnel que ce que l’on est prêt à apprendre et à fournir au moment présent.

Par ailleurs, l’équilibre entre vies professionnelle et personnelle peut s’avérer plus intéressant en dehors des frontières. Si certains pays ont des politiques sociales a priori moins avantageuses que la France, on y trouve parfois des compensations inattendues : « Au Canada, confie Mona, le temps partiel pour la vie de famille est assez rare. Mais comme les horaires de travail des cadres sont contractuellement limités et respectés, la balance entre les deux est mieux maintenue. » C’est d’ailleurs au Canada que Solène a pris conscience des préjugés qui pèsent dans notre pays sur le recrutement des femmes en âge de procréer à des postes à responsabilités… Pour sa part, Laure, expatriée à Vienne depuis treize ans et jeune maman, plébiscite le système autrichien. Outre le congé parental de quatorze mois répartissable entre les deux parents et rémunéré à 80% du salaire, une grande souplesse est accordée aux mères dans la conduite de leur carrière. En dépit de certaines avancées, la France conserve donc une importante marge de progression pour stimuler les carrières féminines.

Profonde remise en question

Mais quid des femmes – majoritaires – qui suivent leur partenaire sans avoir elles-mêmes de contrat de travail ? Souvent, leur intégration dans le pays est grevée par un ou plusieurs des cinq freins identifiés par Magdalena Zilveti-Manasson : absence de visa de travail, de diplôme reconnu dans le pays d’arrivée, de maîtrise de la langue, de liens sociaux sur place et de jeunes enfants à charge. Comme Monsieur dispose du salaire et de l’accompagnement de l’entreprise d’accueil, Madame a tendance à se glisser dans le rôle qui lui a été traditionnellement dévolu dans les sociétés patriarcales. « Elle devient le pilier de la famille, explique Magdalena Zilveti-Manasson. C’est elle qui va faire le lien entre le foyer et l’environnement social, qui va aider les enfants à s’intégrer. »

Mais pour certaines femmes, ce rôle est aussi agréable à porter qu’une paire de charentaises trop étroites. Lucile Quillet, journaliste féministe et autrice du Prix à payer – ce que le couple hétéro coûte aux femmes a vécu à Istanbul et Moscou et rencontré de nombreuses femmes dans ce cas de figure. « Ce qui est frappant, c’est qu’elles parlent de la carrière qu’elles avaient en France au passé, comme si elles ne disposaient plus de ces compétences. » Magdalena Zilveti-Manasson renchérit : « Ces femmes se posent des questions identitaires profondes et parfois douloureuses. »

Évoquées dans le live Facebook de FemmExpat, les dernières statistiques d’Expat Lab estiment que 62 % des femmes expatriées cherchent leur place. Souffrant régulièrement du préjugé de la femme entretenue, « elles créent pourtant une immense valeur, rappelle Lucile Quillet. C’est souvent grâce à leur adaptabilité que les hommes peuvent développer leurs carrières. Mais ce travail de l’ombre reste invisibilisé et non rémunéré. »

La nécessité d’interroger son malaise d’expatriée surgit alors, facilitée, selon Magdalena Zilveti-Manasson, par le fait que les femmes sont culturellement plus éduquées à l’intériorité. Les trois autrices s’accordent à dire qu’il est toujours possible de rebondir, même si cela demande beaucoup d’énergie. « Apprendre à valoriser ce qu’on fait, même hors du cadre de l’entreprise, est essentiel », souligne Lucile Quillet, qui a animé des ateliers de coaching professionnel pour les expatriées. « Ces femmes apprennent une nouvelle langue, s’adaptent à des milieux étrangers, organisent la vie de famille, ont un loisir associatif. Ce sont des compétences qui ont une valeur dans le monde du travail ! », martèle-t-elle. Mais cette peine à le reconnaître ne fait que révéler que les soft skills ne sont pas totalement intégrés dans notre culture : 70% des Français les méconnaissent encore. Qu’importe cependant, car Magdalena Zilveti-Manasson l’assure : « La capacité des femmes à se récréer est extraordinaire ! »

Un modèle à leur image

Quels qu’aient été leurs parcours, les expatriées développent donc des savoirs qui vont leur permettre de modeler leur avenir professionnel d’une manière probablement différente de ce qu’elles auraient fait si elles étaient restées en France. Beaucoup se tournent ainsi vers l’entreprenariat, solution qui n’a séduit que 32,1% de femmes en 2020 dans l’Hexagone. Pour Magdalena Zilveti-Manasson, la bascule s’opère chez les expatriées en partie grâce au développement d’Internet. « Les carrières nomades facilitent la vie des femmes qui, malgré tout, vont toujours prendre en compte l’intérêt de la famille et le temps qu’elles pourront consacrer à leurs enfants. »

D’autres deviennent entrepreneuses à leur retour en France. Après vingt ans d’expatriation, Delphine Joëlson Marteau, désormais sophrologue, confie : « Je ne suis plus très en phase avec certains aspects des structures “classiques”. Cela explique certainement que j’aie opéré une reconversion professionnelle, et je suis désormais ravie de pouvoir répondre à de nombreuses problématiques liées au “monde de l’entreprise”, dont j’ai acquis une bonne connaissance. »

Une fois rentrée, le changement de perspectives sur soi, et surtout sur son pays d’origine, peut également créer un décalage. Après une première période d’un an et demi en Autriche, Laure s’est installée à Paris. Mais au bout de trois ans, elle a préféré retourner travailler à Vienne : « En France, observe-t-elle, j’ai l’impression qu’on ne mesure pas les bons critères de performances. » Mona constate quant à elle que la maternité est souvent considérée comme un problème dans le milieu professionnel français. Vanessa, coordinatrice culturelle expatriée pendant cinq ans, relativise : « J’ai apprécié les rapports moins formels avec les collègues, l’ouverture et la créativité mexicaines, le rapport différent au temps. Mais je reconnais tous les droits et avantages dont nous disposons, en tant que femmes, en France. » Regards contrastés donc, mais permis grâce à une prise de distance. La réalité socio-professionnelle française n’est plus le seul modèle existant, mais un parmi tant d’autres.

L’expatriation, un révélateur

Pour Lucile Quillet, l’expatriation « décentre, enrichit, met en posture d’humilité ». Elle permet donc d’observer les rouages sociétaux et de prendre conscience d’enjeux parfois masqués par les habitudes de notre vie en France. Ainsi, Vanessa a réalisé au Mexique combien les compliments de ses collègues masculins sur son apparence et sa serviabilité la conditionnaient à être « belle et douce » au travail. À travers ses accompagnements d’expatriées, Magdalena Zilveti-Manasson a quant à elle constaté la persistance de la dépendance matérielle des femmes envers les hommes. Le modèle patriarcal demeure donc en toile de fond et il faut à une femme toujours un peu plus d’audace, d’énergie et de motivation pour créer un rôle à sa mesure. Mais partir à l’étranger lui offre peut-être l’une des meilleures opportunités pour apprendre à le faire.

Article édité par Clémence Lesacq ; Photos par Thomas Decamps pour WTTJ