« On me disait "tu es bonne à rien" » Aline Peugeot, de cancre à conférencière

19 oct. 2021

7min

« On me disait "tu es bonne à rien" » Aline Peugeot, de cancre à conférencière
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

De l’élève modèle qui collectionne les bonnes images au cancre coiffé d’un bonnet d’âne, l’éducation a toujours véhiculé des représentations et distribué des rôles. Si dans l’éventail, certains d’entre nous ont pioché le beau, d’autres n’ont pas eu cette chance. Affublé du stigmate de cancre, votre parcours scolaire n’est pas vraiment un long fleuve tranquille ? C’est aussi le cas d’Aline Peugeot, fille adoptive de l’hériteur de l’industriel français, conférencière, formatrice en développement personnel et auteur du livre Du fond de la Classe au devant de la scène (Ed. Terre en ciel), - une introspection sur ses primes années.

Étiquetée cancre et doublement stigmatisée par des quolibets tels que “la blonde” ou “l’idiote”, elle subit l’échec scolaire de plein fouet et n’obtient aucun diplôme, convaincue de n’être bonne à rien et broyée par le système éducatif. Ce déterminisme conscientisé la conduira sur un chemin de croix, du calvaire de la rue à la prostitution, pendant près d’une vingtaine d’années. La raison d’être de ce livre, c’est le partage sincère d’un cheminement, avec le recul et les conseils de celle qu’on a mise de côté mais qui s’est relevée.

Comment définiriez-vous cette figure du cancre que vous évoquez dans votre livre et qui vous a vous-même collé à la peau ?

Il y a plusieurs profils différents, mais généralement le cancre est celui qui décroche très vite dans toutes les matières, qui n’arrive pas à avoir la moyenne. Entre celui qui est un élément perturbateur et celui qui est réellement, et malgré toute sa bonne volonté, en échec scolaire, la différence est en fait mince. Certains vont montrer leur rébellion face à leur incapacité en mettant le bazar, en s’occupant, en essayant de divertir la classe et de trouver un rôle, parce qu’ils se sentent mis à l’écart et incompris. De mon côté ce n’était pas le cas, au contraire, si j’avais pu être transparente, ça m’aurait arrangé car on ne m’aurait peut être pas interrogée et cette image de cancre qui n’arrive jamais à répondre aux questions aurait peut-être été moins ancrée dans ma tête.

Le cancre c’est celui qui ne comprend rien du tout, qui ne suit pas et en plus ne comprend pas le sens de tout ça. Pourquoi on nous apprend ça par cœur ? Où est-ce qu’on va ? Très tôt le cancre est mis dans des filières manuelles, de manutention, ce genre de chose, car on ne sait pas trop quoi en faire. Il n’a pas l’air d’avoir les capacités purement cognitives, intellectuelles ou logico-mathématiques qu’on recherche dans notre société.

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Vous dites qu’à l’école, ce ne sont pas les programmes mais la manière dont ils sont enseignés qui pose problème, que l’école n’est pas apte à reconnaître et valoriser les profils atypiques ? Vous mentionnez même l’exemple de Thomas Edison, inventeur de génie mais cancre sur les bancs de l’école.

Je pense que ce qui pêche, c’est qu’on nous apprend des matières sans les rendre vivantes, concrètes et connectées entre elles. Or, le cancre a besoin d’imbriquer les choses les unes avec les autres pour susciter son intérêt. Il a besoin de tous ses sens pour être nourri. On dit qu’il est fantaisiste, je dis qu’il est profond. Aujourd’hui j’arrive très bien à comprendre des sujets pointus ou complexes car je sais les imbriquer les uns avec les autres et les ancrer dans le concret. Par exemple, la physique quantique ou la métaphysique, mais à l’époque je n’aurais même pas compris ces mots. L’école est à l’image de la société, très protocolaire. Quand vous ne rentrez pas dans les cases on vous met de côté. Même si on voit l’émergence d’écoles vertes et d’écoles libres, ça reste une minorité. Dans l’enseignement classique, beaucoup de professeurs sont conscients de cet état de faits et certains abandonnent même leur travail par manque de possibilités.

À titre personnel, comment s’est passée votre scolarité ?

J’ai passé ma scolarité en mode touriste, en faisant acte de présence tout en étant dans la lune. Je regardais par la fenêtre, j’attendais que le temps passe. Je ne me sentais pas concernée, tout simplement. Comme le système scolaire classique passe son temps à mettre le doigt sur nos faiblesses, on finit par être persuadé qu’on est bon à rien. Quand on vous met une étiquette, vous finissez par l’accepter, consciemment ou inconsciemment et vous êtes dans ce qu’on appelle dans les neurosciences dans l’impuissance acquise, c’est-à-dire convaincu que vous n’êtes pas capable. Dans cet état, on n’essaye même plus, c’est du déterminisme. Vous êtes nuls, vous êtes un raté, aucunement estimable. À l’école, j’étais cette personne absolument inadaptée au système. Cette image m’a poursuivie, avec tous les commentaires qu’on peut imaginer : « Ta vie est foutue d’avance », « tu ne réussiras jamais rien. »

À quel point cette mise au ban de l’école s’est-elle répercutée ensuite par une mise au ban de la société ?

J’ai ensuite fait des choix de vie qu’on peut ne pas comprendre d’un point de vue extérieur. Je me sentais exclue, car pas de diplôme signifiait pour moi, pas de métier. J’ai décidé de vivre dans la rue, où j’ai commencé à connaître ce que c’était que de faire ses choix par soi-même, de se fondre dans la masse - car on ne fait pas attention aux SDF - j’y ai trouvé mon appartenance.

Aussi, j’ai vite compris que mon physique suscitait de l’intérêt et que c’était apparemment un outil. On m’a proposé de rentrer dans la prostitution et je me suis dit « C’est ma voie », je pensais alors utiliser mes uniques compétences. La prostitution est un milieu où on n’a pas besoin d’être intelligent ou d’avoir de grandes réflexions, on fait ce qu’on nous demande, point. Comme j’étais pudique et que je ne voulais être remarquée, j’ai écouté les conseils de la proxénète pour laquelle je travaillais à l’époque et je suis tombée dans l’alcoolisme pour avoir le courage de m’exposer, de me proposer. Les années passent, vingt ans, anesthésiée. Avec l’impression que ça n’a duré que deux ou trois ans pas plus.

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Comment sort-on d’une telle spirale ? Y-a t’il une prise de conscience, un déclic ?

Quand on est au fond du gouffre, on se focalise sur ses blessures et évidemment la réalité n’est qu’à l’image de ce sur quoi on porte son attention. C’est à peu près en milieu de vie que j’ai essayé de voir les choses sous un autre angle et de rendre les épreuves supportables. Il faut savoir qu’on peut gagner beaucoup d’argent dans la prostitution, c’est ce qui m’a permis de sortir dans un premier temps de la rue.
Puis, c’est une rencontre qui m’a permis de prendre conscience que je pouvais avoir un autre avenir, une autre place dans la société. Je me suis dit « je vais essayer, mais si ça ne me plaît pas, je retourne d’où je viens. » Pour me “ranger”, j’ai beaucoup lu, fait une introspection pendant plusieurs années. Mais comment trouver sa voie après ça ? Malheureusement, certains ne la trouvent jamais et se perdent.

D’autres commencent par se poser des questions existentielles et finissent par trouver une formation à laquelle s’accrocher. Mais c’est compliqué, car quand on a pris de l’âge et qu’on vous interroge sur votre CV : « Qu’est-ce que vous avez fait durant ce laps de temps ? » : cette image nous colle à la peau, tout est à construire. Pour ma part, j’ai découvert pour la première fois de ma vie un “métier”, celui de médium, en mettant en pratique mon intelligence intuitive : il s’agit d’un décryptage de l’information par les émotions, c’est-à-dire qu’au-delà des paroles et des apparences, je captais la véritable information. J’espère que je ne vous ai pas perdu (rires). J’ai exercé deux ans, en pensant que c’était une finalité, mais non, il s’agissait d’une étape vers le conseil. Modestement, j’ai pensé que mon parcours pourrait inspirer d’autres personnes. Aujourd’hui je suis sollicitée pour mon regard différent lors de conférences et j’ai écrit deux livres.

Vous dites que la société a également du mal à reconnaître les trajectoires atypiques et qu’on regarde encore d’un mauvais œil ceux qui, comme vous, on fait leur chemin en autonomie. Les cancres évoluent-ils en autodidactes ?

C’est vrai qu’on donne plus facilement la parole aux gens qui ont fait des études en mettant en avant leur statut et leur diplôme qui leur accordent une légitimité. C’est beaucoup plus difficile de percer quand on a un parcours atypique, parce que ça dérange, ça bouscule les codes, alors que l’éducation est un pilier de la société. Toute une zone de confort que, par habitude on ne remet pas en question, est mise en branle par la réussite de ces profils. On dira alors de ceux qui réussissent, qu’ils ont eu un coup de bol, qu’ils sont des virtuoses, des cas à part, des exceptions, mais certainement pas la règle.

Pourtant, je pense que celui qui a reçu une formation a également appris les limites de son apprentissage et a une vision très focalisée sur son domaine d’activité. L’autodidacte, quant à lui, en empruntant des chemins plus tortueux, a une vision plus englobante et créative. L’avantage du cancre c’est qu’au départ, il n’a pas de but, pas de finalité. Quand celui qui a son diplôme se limite souvent à celui-ci, l’autodidacte est en constante découverte, et puis, c’est quelqu’un qui se permet d’avancer à une place que l’on est censée mériter par un diplôme, c’est quelqu’un de culotté je dirais.

Quels conseils souhaiteriez-vous adresser aux jeunes qui sont stigmatisés et à tous ceux qui continuent d’être définis par cette étiquette de cancre ?

De se réjouir d’être différent, car c’est une singularité qui va faire la différence. Vous n’entrez pas dans les schémas classiques, soyez-en heureux, car vous avez tout à proposer, à créer par vous-même. C’est un cheminement de tous les possibles. Puisque vous avez compris que vous n’êtes pas adaptés à cette société, cherchez à comprendre comment vous fonctionnez, ce qui vous nourrit, ce que vous aimez. Exprimez la façon dont vous auriez aimé qu’on vous présente une chose pour qu’elle vous intéresse. Le dire, fera évoluer les mentalités dans cette société qui stagne encore sur ces questions. Bref, on a dit que vous étiez un cancre ? Ce n’est pas la vérité, c’est un point de vue limité. Alors, gardez confiance en vous et utilisez votre différence.

Vous n’entrez pas dans les schémas classiques, soyez-en heureux, car vous avez tout à proposer, à créer par vous-même

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Finalement, pourquoi insiste-on autant sur les notes et les diplômes ? Car en découle un métier, donc une qualité de vie, de l’argent, une vie de famille, etc. C’est l’idée globale de “réussir sa vie” qui est la norme dans la société. N’oubliez pas que beaucoup empruntent cette voie dite “royale”, ils ont tout, mais ils finissent malheureux. Le premier regret qui vient dans la bouche des gens en fin de vie, c’est qu’ils auraient voulu faire leur vie à leur façon et sans avoir eu à dépendre des attentes des autres. C’est terrible. Ce n’est pas parce qu’on ne rentre pas dans le moule, que l’on est fait pour rien du tout, bien au contraire. Si vous êtes aligné avec vos valeurs, votre nature, que vous êtes suffisamment dans l’observation de vos compétences, avec cette envie d’apporter quelque chose de différent à l’humanité, vous pourrez trouver votre place.

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Édité par Éléa Foucher-Créteau