Au travail, inspirez-vous un peu (mais pas trop) des success stories des autres !

14 mars 2022

6min

Au travail, inspirez-vous un peu (mais pas trop) des success stories des autres !
auteur.e
Olivier Sibony

Professeur de stratégie et auteur spécialiste de la décision

LES FAKE NEWS DU MANAGEMENT - Depuis toujours, vous êtes persuadé·e que les brainstormings sont le réceptacle idéal des idées créatives. Vous avez la conviction profonde que l’entretien individuel représente le passage obligé d’un recrutement réussi. Ou encore, cela ne fait aucun doute : être un·e bonn·e manager relève de l’intuition. Figurez-vous que la science a prouvé de longue date l’inexactitude de ces idées reçues, qui continuent pourtant de graviter dans le monde de l’entreprise. Notre expert Olivier Sibony s’attèle à décortiquer sans langue de bois ces fake news du management.

C’est une évidence, presque un réflexe : pour réussir dans les affaires, il faut s’inspirer des entreprises et des personnes qui ont réussi avant nous. C’est ce que nous laissent entendre les innombrables biographies de grands leaders, depuis Alfred Sloan (General Motors) dans les années 60, jusqu’à Elon Musk ou Jeff Bezos aujourd’hui. Plus modestement, il existe des milliers de livres consacrés aux « bonnes pratiques », qu’il suffirait de copier pour réussir. Quant aux business schools, leur pédagogie repose largement sur la méthode des cas, qui invite à tirer les leçons d’une expérience précise, généralement réussie.

On peut pourtant s’interroger sur la logique qui inspire ces différentes approches. Au nom de quoi pensons-nous que le succès des un·es puisse servir de boussole aux autres ? Et dans quelles circonstances ce raisonnement peut-il s’avérer erroné, voire dangereux ? À y regarder de plus près, le culte de la success story nous expose à, au moins, quatre biais de raisonnement.

Le biais du survivant : vous regardez l’exception et pas la règle

Le premier problème des success stories, c’est que, par définition, elles sont sélectionnées parce que ce sont des succès. Et à première vue, rien de plus logique : pourquoi irait-on s’inspirer des échecs ? Si « 100% des gagnants ont tenté leur chance », comme le disait une publicité célèbre, c’est donc qu’il faut tenter la vôtre.

Le problème de ce raisonnement, c’est le biais du survivant : si on ne considère que les « survivants » de la compétition, on est face à un échantillon fortement biaisé. Pour prendre un exemple extrême, essayez d’évaluer les effets de la roulette russe en n’interrogeant que ceux/celles qui y ont joué et… survécu : vous trouverez qu’ils/elles sont tou·tes en excellente santé, et un peu plus riches qu’avant leur pari ! Mais vous n’en conclurez pas, pour autant, que la roulette russe est une bonne manière de gagner sa vie…

Dans le business, la manifestation la plus fréquente du biais du survivant consiste à célébrer l’ambition, la prise de risque et la persévérance : elles n’ont que des avantages, bien sûr… quand on ne regarde que les exemples de réussite ! Par exemple, les fondateurs d’Airbnb racontent volontiers que, lorsque leur projet peinait à décoller, ils vendaient des céréales de petit déjeuner pour joindre les deux bouts. Conclusion : quoi qu’on vous dise, faites feu de tout bois, même en allant chercher les idées les plus farfelues, et surtout, ne vous découragez jamais ! Mais évidemment, tous les entrepreneurs qui ont fait faillite ont persévéré, eux aussi, jusqu’à la dernière minute. Et toutes choses égales par ailleurs, si personne ne croit à votre idée, est-ce vraiment le signe que vous êtes sur la bonne voie ?

Le biais rétrospectif : vous refaites le match plutôt que le jouer

Deuxième problème : dans une histoire de succès, tout nous semble concourir au résultat. L’histoire que nous racontons (ou que nous lisons) interprète tous les choix, tous les paris, tous les événements du passé comme conduisant inexorablement à l’heureux dénouement. C’est le biais rétrospectif.

Or cette lecture est trompeuse. Pour nous en rendre compte, il suffit de regarder l’actualité : des événements que personne ou presque ne voyait venir – Brexit, élection de Donald Trump, manifestations des gilets jaunes – semblent, une fois qu’ils se sont produits, parfaitement explicables. Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, le même quotidien (Libération) peut titrer « L’impensable » en page 1 et expliquer en détail en pages intérieures « les raisons de cette guerre qui ne devait pas avoir lieu ». Une fois qu’on connaît la fin, l’explication est toujours évidente : ah, les « causes profondes » que nous n’avions pas comprises ! Les « signaux faibles » que nous aurions dû percevoir !

Le même mécanisme est à l’œuvre dans les histoires d’entreprises. La même grosse acquisition, par exemple, sera interprétée comme une folie qui trahit l’hubris du dirigeant, ou au contraire comme le signe de son ambition inflexible et visionnaire… une fois le résultat connu. Comme ces spectateur·rices qui « refont le match » après le coup de sifflet final, il est facile de dire ce qu’il fallait faire et ne pas faire, en oubliant qu’au moment du choix, on est toujours dans l’incertitude. Et que les décisions auxquelles nous attribuons le succès auraient pu avoir un résultat bien différent.

L’erreur d’attribution : vous ne prenez pas suffisamment de recul sur le contexte global

Une variante du même problème se présente quand on analyse rétrospectivement des choix qui comportent une part de risque. L’autrice J.K Rowling a souvent parlé des innombrables refus qu’elle avait essuyés avec le premier tome de la saga Harry Potter. Quand on connaît le succès qui s’ensuivit, on ne peut évidemment que sourire avec elle de la terrible erreur qu’ont commise ces éditeurs. Ah, comme ils doivent s’en mordre les doigts ! Et quelle prescience chez celui qui a, lui, donné sa chance à l’apprenti sorcier !

À bien y réfléchir, pourtant, la leçon à tirer de cette belle histoire est loin d’être claire. L’éditrice d’un manuscrit – comme le producteur d’un film ou la capital-risqueuse qui investit dans une start-up – prend un risque. Elle sait qu’elle ne gagnera pas à tous les coups, bien sûr ; mais elle sait surtout qu’elle doit faire des choix parmi les projets innombrables qui lui sont soumis. Ce qu’on nous invite implicitement à conclure de l’exemple Harry Potter, c’est qu’il y a des « bons » et des « mauvais », selon qu’ils/elles sont capables ou non de déceler les futurs best-sellers.

Mais il faudrait évidemment les juger sur l’ensemble de leurs choix, pas sur une seule décision… Nous commettons une erreur classique, l’erreur d’attribution : nous attribuons le succès ou l’échec aux individus plutôt qu’aux circonstances, et à leurs talents, supposés fondamentaux et permanents, plutôt qu’à la chance. La conclusion apparemment logique qu’on en tire – faire confiance à celles ou ceux qui ont un « track record » de succès – a donc toutes les chances de nous conduire à des déceptions.

L’effet de halo et le biais de confirmation : vous vous racontez des histoires

Dernier problème, mais pas le moindre : dans l’histoire que nous racontons, quels sont les éléments décisifs ? Superficiellement, le « halo » positif de la réussite crée l’illusion que tous les choix et toutes les pratiques de l’entreprise contribuent à son succès – alors qu’il est pourtant possible qu’une entreprise réussisse en dépit de certaines de ses pratiques, et non à cause d’elles. C’est l’effet de halo.

Lorsque nous creusons un peu plus, pour raconter la « success story » et en tirer des leçons, nous devons faire des choix : donner un fil conducteur au récit, focaliser l’attention sur les tournants décisifs, ordonner le chaos. Sans cela, il n’y aurait pas d’histoire, seulement une suite incohérente d’événements disjoints. Mais, en opérant ce tri, nous utilisons invariablement nos hypothèses préexistantes. Pour raconter l’histoire d’une réussite (et même pour choisir laquelle raconter), nous nous appuyons, volontairement ou non, sur nos convictions, nos croyances, nos aversions. C’est le biais de confirmation : on trouve presque toujours dans la réalité la confirmation des hypothèses avec lesquelles on la regarde.

Un exemple : le rôle du design dans le succès d’Apple. Comme l’a écrit son biographe Walter Isaacson, « ce qui faisait de Jobs une exception, parfois même un génie, c’était sa passion fougueuse pour la beauté ». Jobs refusa notamment certains prototypes de l’Apple II parce que des composants internes de la machine lui semblaient inesthétiques. Même s’il s’agissait de composants purement fonctionnels et invisibles des utilisateurs, ses principes de design devaient s’appliquer.

Rien d’étonnant à ce que des générations de designers, et plus généralement tous les amoureux de beaux produits, racontent inlassablement cette histoire. Mais il est évident que pour beaucoup (notamment en-dehors du haut de gamme), l’obsession du design peut être un facteur de « surqualité » coûteuse, plutôt que de succès. Et tout aussi évident que beaucoup d’autres facteurs ont contribué au succès d’Apple. C’est pourquoi Apple fournit un réservoir inépuisable de success stories où chacun·e trouve facilement la confirmation de ses hypothèses… biais de confirmation oblige.

L’inspiration, pas la leçon

Nous n’allons bien sûr pas renoncer aux « success stories ». Nous sommes des consommateur·rices d’histoires ! Toute la question est de savoir quel usage en faire. De même qu’on peut lire les paraboles de la Bible ou les mythes de l’Antiquité sans les considérer comme des prescriptions à prendre au pied de la lettre, on peut lire les belles histoires de business sans y voir des modes d’emploi de la réussite.

Lisons donc les success stories pour ce qu’elles devraient être : des sources d’inspiration, de motivation, voire de sagesse. Mais quand le moment vient de se demander comment réussir à notre tour, plutôt que singer des modèles de succès ou imiter de prétendues bonnes pratiques, nous avons d’abord besoin de démarche scientifique, d’esprit critique et de réflexion originale. Ce n’est pas dans les histoires des autres que nous les trouverons !

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps
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