Authenticité : peut-on vraiment "venir comme on est" en entreprise ?

06 juin 2022

6min

Authenticité : peut-on vraiment "venir comme on est" en entreprise ?
auteur.e
Olivier Sibony

Professeur de stratégie et auteur spécialiste de la décision

LES FAKE NEWS DU MANAGEMENT - Depuis toujours, vous êtes persuadé que les brainstormings sont le réceptacle idéal des idées créatives. Vous avez la conviction profonde que l’entretien individuel représente le passage obligé d’un recrutement réussi. Ou encore, cela ne fait aucun doute : être un bon manager relève de l’intuition, de l’inné, de l’expérience. Figurez-vous que la science a prouvé de longue date l’inexactitude de ces idées reçues, qui continuent pourtant de graviter dans le monde de l’entreprise. Chaque mois, notre expert du Lab Olivier Sibony, professeur de stratégie à HEC Paris, s’attèle à décortiquer sans langue de bois ces fake news du management.

Si vous lisez cette chronique, vous êtes probablement un·e authentique manager. Mais êtes-vous un·e manager authentique ? La question mérite d’être posée, tant l’authenticité est devenue une nouvelle norme ces dernières années.

Être authentique, c’est quoi au juste ?

Une clarification s’impose d’emblée, car le même vocable recouvre (au moins) deux idées complètement différentes. L’une – défendue notamment par Bill George, auteur de Authentic Leadership – est qu’un leader authentique réconcilie des objectifs apparemment contradictoires : le court terme et le long terme, le profit et la responsabilité sociale, etc. Le leader authentique se distingue ainsi de ceux qui affectent (par exemple) de se soucier de la planète alors qu’ils ne pensent qu’au profit. Et, de fait, rien n’est moins authentique que le greenwashing ou les autres formes de propagande « responsable » qu’on nous sert chaque jour.

Mais le sens le plus fréquemment donné à l’authenticité tient au style de management, plutôt qu’à ses objectifs. Un leader authentique, c’est une personne entière, vraie, sincère. Elle ne laisse pas sa personnalité au vestiaire quand elle arrive au bureau. Elle est en contact avec ses valeurs et ses émotions, ce qui lui permet de gérer les conflits et de résoudre les dilemmes éthiques avec intégrité. En termes plus simples, c’est « quelqu’un de bien », pas un roublard qui vous manipule cyniquement. Chacun a bien sûr son modèle de leader authentique : récemment, Volodymyr Zelensky (le président de l’Ukraine, ndlr) est souvent cité en exemple.

Concentrons-nous ici sur cette seconde définition, qui concerne le style de leadership. Des chercheurs et des consultants ont développé des outils pour mesurer l’authenticité, de préférence en demandant aux subordonnés d’un leader (plutôt qu’à celui-ci) s’il se comporte avec authenticité. Ils ont ensuite tenté de mesurer l’effet de ce style de leadership sur les résultats. Sans grand succès, à en croire une analyse de ces travaux dans le Leadership Quarterly : il y est question de « fondations théoriques instables, de raisonnements tautologiques, d’études empiriques faibles, d’outils de mesure absurdes, d’affirmations non étayées et d’une vision du monde simpliste et dépassée ». Bigre !

Le boom de l’authentique

On pourrait s’attendre à ce qu’un concept aussi sévèrement critiqué ait du plomb dans l’aile. Pourtant, il n’en est rien. Des personnalités de plus en plus nombreuses attribuent leur succès à leur authenticité, à l’image de l’animatrice américaine, Oprah WinfreyJe ne me doutais pas que je pouvais devenir aussi riche en étant authentique. Si j’avais su, j’aurais commencé plus tôt. ») Surtout, le thème de l’authenticité s’impose désormais comme une norme à tous les niveaux. Chacun est invité à « venir au bureau avec sa personnalité tout entière » (“Bring your whole self to work”, comme le suggère un livre à succès dont c’est justement le titre).

Le thème de l’authenticité rencontre donc les attentes de celles et ceux qui n’ont pas eu historiquement le sentiment de trouver leur place dans des cultures où ils se sentaient minoritaires. Mais ce n’est pas une revendication collective. Au contraire, c’est une expression individuelle du droit à la différence. Être « authentique », c’est refuser de se conformer à ce qu’on attend de vous, de faire rentrer votre personnalité dans le corset des attentes du marché ou des standards de l’entreprise. « Ne soyez pas un leader générique sans authenticité : Soyez courageux ! Osez ! Soyez différent ! », explique un expert. Les managers authentiques veulent réussir, mais comme Frank Sinatra, ils veulent pouvoir chanter : « I did it my way ».

N’en doutons pas, la demande d’authenticité répond à un besoin… authentique. Du côté des salariés bien sûr, nous préférons tous être nous-mêmes. Jouer un rôle, se faire passer pour ce qu’on n’est pas, c’est épuisant émotionnellement et contre-productif pour notre efficacité. Du côté des entreprises, aussi : elle gagnent incontestablement à avoir des employés « engagés », pleinement investis dans un travail où ils se sentent reconnus pour ce qu’ils sont, et en « sécurité psychologique » suffisante pour exprimer des idées innovantes ou divergentes.

L’authenticité a ses limites

Mais il en va de l’authenticité comme de toutes les bonnes choses : elle peut être poussée trop loin, mal comprise, et utilisée à mauvais escient. À ceux qui se veulent authentiques, on peut donner au moins quatre conseils pour ne pas l’être trop.

1. Admettez vos limites… si vous êtes excellent

D’abord, il en va des managers comme des produits : mieux vaut être un authentique produit de luxe qu’un authentique produit bas de gamme ! Vous bénéficierez donc sans doute de votre « authenticité » si elle met en avant vos grandes qualités (réelles). Si, en revanche, vous êtes moyen·ne, alors mieux vaut travailler votre communication, quitte à ne pas être parfaitement authentique.

C’est ce que suggère une intéressante étude sur des candidats en entretiens d’embauche : ceux qui souscrivaient à l’idée que « mon futur employeur doit m’accepter comme je suis, avec mes qualités et mes limites » réussissaient mieux que les autres quand ils faisaient partie des meilleurs CV, mais moins bien quand ce n’était pas le cas. Logique… mais utile à rappeler, surtout que nous pouvons tous avoir tendance à nous surestimer par rapport aux autres.

2. Montrez votre vulnérabilité… si vous êtes en position de pouvoir

L’une des grandes prescriptions de l’authenticité, c’est d’admettre ses limites, de reconnaître sa vulnérabilité, de ne pas essayer de se faire passer pour un leader qui ne connaît pas le doute. Par exemple, les self-deprecating jokes, où vous vous moquez gentiment de vous-même, montrent votre humilité et votre humanité. Formidable… si vous disposez déjà d’un statut qui fait que vous pouvez vous le permettre ! Le banquier d’affaires chevronné peut faire des blagues sur ses erreurs de calcul mais ce genre d’autodérision nuit gravement au stagiaire qui passe ses nuits sur des modèles Excel.

Pire : la vulnérabilité est dangereuse quand elle percute les stéréotypes. Une étude a ainsi montré que l’autodérision humanise les hommes, mais décrédibilise les femmes. De manière évidemment biaisée, la compétence des hommes est supposée acquise, alors que celle des femmes reste à démontrer. Gare à l’authenticité qui se tire une balle dans le pied…

3. Partagez vos émotions… quand les autres sont prêts à les entendre

L’authenticité, c’est se révéler, y compris en partageant ses doutes et ses émotions. Par exemple, face à une situation éthiquement douteuse, des personnes « authentiques » choisiront de s’ouvrir à leurs collègues des interrogations et des dilemmes qu’elles perçoivent. On ne peut que les en féliciter. Mais l’authenticité ne justifie pas que vous infligiez à autrui le récit détaillé de vos états d’âme. Si ceux-ci sont liés à des enjeux majeurs qui concernent aussi votre équipe, parlez-en, bien sûr. Mais vos collègues n’ont pas forcément envie que vous leur racontiez toutes vos difficultés professionnelles, et encore moins personnelles. Authenticité ne veut pas dire oversharing (ou grand déballage).

Les managers confrontés à la « Génération Z » de jeunes diplômés sont parfois surpris par une variante de ce comportement. Il n’est pas rare, explique une patronne de start-up, de recevoir le matin un message qui annonce : « Salut, je viens de me réveiller et je n’ai pas le moral, je ne vais pas venir aujourd’hui. » L’authenticité peut ainsi entrer en conflit avec le professionnalisme le plus élémentaire.

4. Soyez transparent sur ce que vous pensez des autres… si vous en pensez du bien

Un autre problème se pose quand on ne parle pas de soi, mais des autres. Un manager américain raconte ainsi s’être trouvé désemparé face à une membre de son équipe qui lui disait : « Je ne fais pas confiance aux blancs », en expliquant que cette méfiance reflétait son « moi authentique ». Authentique, peut-être, demandait le manager, mais peut-on l’accepter ? Sans doute pas. Si vous attendez de votre entreprise qu’elle crée un climat accueillant, ouvert et bienveillant, dans lequel vous pouvez vous exprimer sans crainte, il est aussi de votre responsabilité de contribuer à ce climat.

Il devrait aller de soi qu’on nuit à ce climat de confiance quand on exprime des sentiments hostiles ou trop brutalement critiques. Le fait que les sentiments en question soient sincères n’est pas une excuse – au contraire ! Exprimer ses propres opinions sans considération de l’effet qu’elles produisent sur autrui, c’est de l’authenticité sans empathie – et c’est un comportement toxique. Comme le note un commentateur au langage fleuri : « Ce n’est pas parce que votre moi authentique est un sale c… que l’authenticité justifie vos comportements de m… »

Authentique, mais pas narcissique

Il s’agit certes là d’exemples extrêmes, mais ces dérives ne sont pas marginales. Elles montrent bien, au contraire, ce que l’idée d’authenticité a de suspect. Car ce que les « authentiques » revendiquent, au fond, c’est le droit, ou l’obligation, de placer leur propre identité, leurs valeurs personnelles, au-dessus d’autres considérations – comme l’adhésion à un projet commun, le maintien des normes sociales, voire le respect d’autrui. Comme le note Herminia Ibarra (économiste cubaine, professeure de comportement organisationnel, ndlr), c’est une notion intrinsèquement narcissique. Si vous ne pouvez pas être parfaitement authentique au travail, c’est pour une raison que vous devriez avoir apprise quand vous étiez tout·e petit·e : vous n’êtes pas seul·e au monde. Les autres ont aussi leurs opinions, leurs sentiments, et mêmes leurs préjugés et leurs biais, qui peuvent vous déplaire, mais qui sont aussi réels que les vôtres.

Cela ne veut pas dire que nous devions tous (re)devenir des clones sans aspérités ni originalité. Mais, en toute authenticité, nous ne nous comportons pas de la même manière sur un stade de football et à un enterrement. De la même manière, nous devrions être capables d’avoir des authenticités différentes en fonction du contexte – et de ne pas le percevoir comme une violation de notre intégrité. S’adapter à la situation, tenir compte des autres, c’est forcément nuancer son authenticité. Mais ce n’est pas pour autant renoncer à ce que l’on est. D’ailleurs, ça porte un nom : la politesse.

Article édité par Mélissa Darré
Photo par Thomas Decamps

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