« Sécurité psychologique » : le bien-être pro n'est pas qu'une affaire de temps

Publié dans The Social Space

06 avr. 2022

8min

« Sécurité psychologique » : le bien-être pro n'est pas qu'une affaire de temps
auteur.e.s
Christophe NguyenExpert du Lab

Psychologue du travail, enseignant et conférencier, spécialiste des risques psychosociaux

Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

THE SOCIAL SPACE - La psychologie sociale est l’étude de l’individu et de ses émotions en société. Comment et pourquoi modifions-nous nos comportements lorsque nous ne sommes pas seul·es ? Et quid de ces évolutions au travail ? Dans cette série, notre expert et psychologue du travail Christophe Nguyen décrypte une expérience en psychologie sociale, appliquée au monde de l’entreprise. Pour ce quatrième épisode : l’importance de la « sécurité psychologique » et la démonstration, qu’en dépit des a priori, le volume d’heures travaillées n’est pas LE facteur majeur affectant la santé des salarié·es.

Le cas : le volume d’heures n’est pas le déterminant unique du stress

« J’ai récemment rencontré un salarié, Paul, développeur informatique, qui me confiait aimer travailler quand il se sentait passionné ou animé. Une remarque assez classique, n’est-ce pas ? Néanmoins, son histoire est intéressante car elle révèle que ce n’est pas tant le nombre d’heures qui impacte la santé des salarié·es mais le climat dans lequel ils/elles réalisent leurs tâches. En effet, Paul était très stressé dans son ancien poste, dans la même entreprise mais pas dans la même équipe, car le climat était assez délétère : peu de marge de manœuvre, pas d’écoute, des objectifs changeants…

Il décide de changer d’équipe. Résultat : il a senti une grande différence dans son quotidien. Il m’a fait part de plus de satisfaction et d’efficacité. Là où, avant, il était stressé et souvent anxieux, en changeant d’environnement, tout a basculé positivement pour lui. Il semble étonné car il fait exactement le même job : ses tâches sont identiques et le volume d’heures est le même… voire plus élevé qu’auparavant. D’ailleurs, il ne compte pas - ou plus - ses heures. Il est même prêt à se mobiliser davantage pour aider ses pairs et n’hésite pas à faire preuve de souplesse dans son planning.

Ce témoignage questionne les déterminants de la santé psychologique des salarié·e·s. Le stress est-il simplement une corrélation mathématique liée au grand nombre d’heures effectuées ? Si l’on décortique les heures en elles-mêmes, n’y a-t-il pas d’autres paramètres à prendre en compte, plus qualitatifs ? », pose notre expert Christophe Nguyen.

Les expériences : du volume d’heures à la « qualité de travail effectif » comme clé de lecture

Volume d’heures = mauvaise santé, la bonne équation ?

Expliquer le stress ou certaines maladies par une trop grande charge de travail est une vision classique et démontrée maintes fois. En 2021, une étude globale bien connue a été publiée conjointement par l’OMS et l’OIT expliquant qu’au-delà de 55 heures de travail par semaine, il existe un fort risque d’AVC et de maladies cardiaques lié notamment au stress au travail. « Dans une première analyse mondiale des pertes de vies humaines et des atteintes à la santé associées aux longues heures de travail, l’OMS et l’OIT estiment que 398 000 personnes sont mortes d’un AVC et 347 000 d’une maladie cardiaque pour avoir travaillé au moins 55 heures par semaine », est-il précisé. L’étude conclut que le fait de travailler sur cette durée est associé à une hausse estimée de 35 % du risque d’AVC et de 17 % du risque de mourir d’une cardiopathie ischémique par rapport à des horaires de 35 à 40 heures de travail par semaine.

Une autre étude, concernant 11 215 hommes et 12 188 femmes, menée par des chercheurs britanniques de l’Understanding Society lie le nombre d’heures au risque élevé de dépression. Ils ont ainsi démontré que les femmes qui enregistrent des horaires de travail très longs - d’au moins 55 heures par semaine - et/ou qui travaillent tous les week-ends affichent la pire santé mentale parmi l’ensemble des participant·es. Elles présentent notamment des symptômes dépressifs bien plus prononcés que les femmes qui ont des horaires standards, compris entre 35 et 40 heures. « Nos constatations des symptômes plus dépressifs chez les femmes qui travaillent de très longues heures et qui pourraient aussi s’expliquer par le double fardeau que les femmes peuvent subir lorsqu’on ajoute leurs longues heures de travail rémunéré à leur temps de travail domestique », ajoutent les chercheurs.

Quand les conditions d’exercice valent plus que le volume

Les longues heures de travail sont indéniablement un facteur de risque pour la santé des salarié·e·s. Pourtant, pour aller un cran plus loin, il existe d’autres études qui nuancent cette approche, peut-être, un peu trop unidimensionnelle. En effet, beaucoup de recherches n’ont pas réussi à démontrer de lien entre les longues heures de travail et les symptômes dépressifs. Par exemple, l’analyse des données de la Swedish Longitudinale Occupational Survey of Health a révélé de faibles coefficients de corrélation (entre -0,02 et -0,04) entre le contrôle des travailleur·euse·s vis-à-vis des heures de travail et les symptômes dépressifs. D’ailleurs, leur étude montre que le contrôle des travailleur·euse·s sur leur temps de repos prédit davantage la dépression que le contrôle sur leur temps de travail. Ce qui suggère qu’être en mesure d’arrêter son travail lorsqu’on se sent fatigué·e est plus important que de travailler moins !

De même, dans l’enquête de Zadow, A.J., Dollard, M.F, C. Dormann & Landsbergis, « Predicting new major depression symptoms from long working hours, psychosocial safety climate and work engagement: a population-based cohort study », les auteurs ont analysé les possibles prédictions en matière de dépression liées aux longues heures de travail, corrélées au rôle que jouent l’engagement et un climat de sécurité psychologique. En décortiquant les heures, notamment des personnes qui travaillaient plus de 41 heures par semaine, on découvre que ce sont finalement ces deux points qui jouent sur la santé et sur le développement de la dépression.

Attention, il est évident que la charge de travail reste un indicateur à surveiller pour éviter les risques psychosociaux (RPS) et le sur-engagement ! En effet, sur la base de l’échantillon qu’ils ont suivi sur deux périodes, ils ont pu voir qu’il existait un certain volume d’heures à surveiller pour éviter les symptômes dépressifs. Pour autant, ils ont démontré que c’était surtout un climat de faible sécurité psychologique qui jouait négativement sur la santé : il existe un risque 3 fois plus élevé de voir apparaître des symptômes dépressifs majeurs dans ce cas de figure.

Qu’est-ce qu’un climat d’insécurité psychologique ?

  • Le manque de marge de manœuvre / le manque d’autonomie
  • Une mauvaise ambiance de travail
  • L’inexistence d’un soutien social
  • Le manque de reconnaissance
  • L’absence de sens dans son activité
  • L’impossibilité d’exprimer un ressenti négatif
  • Ne pas avoir le droit à l’erreur
  • Des pratiques de management inadaptées…

Ce n’est donc pas tant la quantité d’heures, mais bien les conditions dans lesquelles elles sont réalisées qui sont déterminantes, ainsi que la latitude que les salarié·es ont dessus (capacités à prendre des pauses, des congés, leur autonomie sur le planning…). L’équation proportionnelle « volume d’heures = mauvaise santé » s’avère un peu plus complexe. Une autre donnée, avec une pondération plus forte sur la santé, entre en ligne de compte : la notion « d’heures de travail qualitatives ».
On peut, à l’opposé, se questionner sur l’effet d’une sous charge prolongée de travail pouvant induire notamment une perte de sens, un manque de reconnaissance ou un isolement.

Climat de sécurité psychologique : comment instaurer des heures de travail qualitatives ?

1. S’inspirer du modèle tridimensionnel de Karasek

La mise en place d’un climat de sécurité psychologique rejoint le modèle tridimensionnel de Karasek. Il faut donc creuser le concept d’heures de travail et examiner tous les déterminants de cette charge, ainsi que les ressources pour pouvoir réaliser le travail demandé.

Les déterminants à surveiller sont :

  • La demande psychologique : qui revêt de nombreux aspects, aussi bien quantitatifs que qualitatifs, tels que la charge psychologique associée à l’exécution des tâches, à la quantité et à la complexité de celles-ci, aux tâches imprévues, aux contraintes de temps, aux interruptions et aux demandes contradictoires. La charge de travail n’est pas que la somme des tâches demandées, elle prend aussi en compte les moyens dont on dispose, les aspects émotionnels, le vécu et la réalité concrète.
  • La latitude décisionnelle : il s’agit de faire prévaloir l’autonomie du/de la salarié·e dans certains domaines. Deux aspects sont mis en lumière : d’abord, l’utilisation des compétences, à savoir, la possibilité pour lui/elle d’utiliser ses compétences et d’en développer de nouvelles. Puis, l’autonomie décisionnelle qui est la faculté de choisir sa façon de travailler et à participer aux décisions qui y sont liées. On a aussi vu précédemment, que le pouvoir d’agir et la possibilité d’organiser ses pauses peuvent être bénéfiques pour la santé.
  • Le soutien social : soit le fait de se sentir soutenu·e et écouté·e par son/sa manager et de pouvoir être aidé·e par ses pairs. C’est là où l’ambiance de travail joue aussi sur le vécu du travail. Paul avait le sentiment de ne pas pouvoir compter sur son management dans son ancien poste, craignant qu’il ne lui laisse pas le droit à l’erreur. Sur la durée, la tension vécue l’a épuisé.

2. Assurer les quatre conditions de base en faveur d’un climat de sécurité psychologique au travail

Qui sont :

  • Un CODIR engagé sur les sujets de sécurité et de santé au travail : le sujet doit être porté au niveau stratégique pour éviter l’effet gadget. Concrètement ? Les indicateurs autour de la santé sont aussi importants que ceux liés à la performance financière.
  • Un corps managérial attendu sur les sujets de santé au travail dans leurs objectifs et résultats annuels : les démissions, les burn-out, les congés maladie de longue durée… tous ces indicateurs doivent être pris en compte. Plus encore, la culture managériale doit être revisitée pour prioriser le bien-être des collaborateur·rice·s via de nouveaux usages : communiquer ouvertement, accepter les vulnérabilités, écouter et soutenir ses équipes, être proactif·ve, bien comprendre son rôle au quotidien sur ces sujets…
  • La Qualité de Vie au Travail (QVT) est l’affaire de tou·te·s : chacun·e est acteur·rice et co-responsable sur ce sujet. Du/de la collaborateur·rice à la Direction, il faut un alignement parfait et clair sur la QVT et la santé au travail.
  • Une communication organisationnelle à 360° : il existe une communication explicite et sans détour sur la santé et la sécurité psychologique au travail. Pour cela, les collaborateur·rice·s sont entendu·e·s sur le sujet et ce, de manière récurrente. Puis, des actions concrètes suivent les propositions émises. L’ensemble des acteur·rice·s est donc force de proposition, contribue en continu et agit pour la santé au travail.

3. Suivre les indicateurs de la qualité de travail effective

Qui sont :

  • La surveillance du volume d’heures travaillées : car, on l’a vu, il y a des bornes à ne pas dépasser dans tous les cas. Pour cela, l’employeur peut être vigilant·e aux moments où les personnes se connectent ainsi que le volume d’échange de mails. Des solutions de suivi peuvent être très utiles pour identifier les comportements tendant à la surconnexion. Par exemple, certains outils de reporting offrent la possibilité d’obtenir une visibilité et des informations sur tous les accès des utilisateur·rice·s. Ils permettent d’alerter sur l’activité de connexion.
  • Les enquêtes régulières : qui permettent d’interroger les salarié·e·s sur leur sentiment de travailler correctement ou non. Est-ce qu’ils/elles se reconnaissent dans leurs actions quotidiennes ou encore, sont-ils/elles fier·e·s de ce qu’ils/elles accomplissent ? S’ils/elles sont en dissonance ou ont l’impression de réaliser des actions au rabais, il faut le prendre en compte et corriger le tir.
  • Les points managériaux : la relation managériale est un point névralgique pour capter les variations de la qualité de travail. Des échanges réguliers doivent être institués entre le manager et chaque collaborateur·rice. Le but ? Identifier les moteurs individuels. Ou encore, décrypter les sources de satisfaction et d’insatisfaction. Pourquoi ils/elles s’investissent ? Quel degré d’autonomie souhaitent-il/elles ? Adresser ces sujets est critique pour la santé des salarié·e·s bien plus que le volume d’heures stricto sensus. Les collaborateur·rice·s et managers doivent savoir et pouvoir parler de charge de travail dans toutes ses composantes.
  • Une culture d’entreprise en faveur de la déconnexion : au-delà des injonctions ou des directives qui peuvent être données, il s’agit d’être exemplaire. Le management et la direction ont un rôle pivot à jouer. Ils/elles doivent être pédagogues pour lutter contre le « stress numérique », promouvoir « l’empathie numérique » et encourager une « écologie digitale » personnelle. Cette approche raisonnée du numérique passe par un renouvellement de la culture d’entreprise incluant de nouveaux principes de comportements sains.

Déconnexion : 5 pistes pour aider vos salarié.e.s à décrocher

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Et en mode hybride… Comment assurer un climat de sécurité psychologique ?

Seul un tiers des managers dit avoir été accompagné dans la mise en œuvre du télétravail pendant la crise sanitaire. Or, le management est essentiel dans la détection des signaux faibles à distance car c’est lui qui crée la proximité psychologique.

Quelques exemples d’indicateurs à suivre ? Les travailleur·euse·s sur-investi·e·s, les amplitudes horaires (les mails envoyés trop tôt ou trop tard), la sur-réactivité aux mails ou encore les premiers signes de détresse psychologique : mal de dos, difficultés de sommeil, fatigue intense… Il est donc nécessaire de former les managers aux RPS et qu’ils/elles mettent en place des canaux de communication pour faciliter l’expression des besoins des salarié·e·s. Il existe un panel d’outils qui encouragent la remontée ou la détection des signaux faibles… L’essentiel est de capter les questions que les personnes se posent afin d’assurer un climat serein pour ses équipes.

Photo par Thomas Decamps, Article édité par Mélissa Darré

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