Ukraine, climat...Pourquoi continue-t-on à travailler comme si de rien n'était ?

28 févr. 2022

auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Ce n’est pas la première fois que nous sommes nombreux·ses à éprouver ce sentiment étrange d’un décalage croissant entre la banalité du travail de la « vie normale » et l’ampleur inédite des menaces qui pèsent sur elle. Les débuts de la pandémie ont représenté un grand moment de décalage… jusqu’à l’arrêt brutal de cette vie normale avec le premier confinement, dont on n’a d’abord su parler qu’en des termes militaires (vous entendez encore résonner le « Nous sommes en guerre »). Aujourd’hui, c’est bien dans le registre militaire que cela se passe. Quand Poutine a attaqué l’Ukraine, il a replongé le monde dans un moment d’angoisse collective tel que l’ont connu nos parents et grand-parents à certains moments de la guerre froide. Et notamment pendant la crise de Cuba, en 1962, quand le monde entier était suspendu à la menace du déclenchement d’une troisième guerre mondiale dont l’espèce humaine toute entière ne pouvait sortir que anéantie (mutually assured destruction nucléaire).

En ce qui me concerne, la préparation d’un article sur le bruit au bureau paraît d’autant plus absurde que le bruit dans ma tête est puissant. Ce bruit concerne la guerre en Ukraine, l’ordre international qui vole en éclats et l’extrême incertitude et instabilité ambiantes. Dans ces conditions, le travail ordinaire dont certain·es ont déjà l’impression qu’il est plus ou moins bullshit, paraît être en décalage complet avec la gravité de la situation. Il paraît absurde, étrange et théâtral. Pour autant, faute de pouvoir agir pour combattre la menace, nous ne savons pas faire autre chose que faire comme d’habitude, voire faire comme si de rien n’était. C’est ce qu’on appelle le biais de normalité.

Le biais de normalité au travail

Ce biais cognitif conduit les gens à nier ou minimiser les dangers qui surviennent. Il peut conduire à sous-estimer la probabilité d’une catastrophe et ses effets sur notre existence et à fermer les yeux sur sa possible destruction. Nous tombons dans le biais de normalité tous les jours face à notre propre mortalité et celle de notre espèce parce que nous ne savons pas faire autrement. Il est problématique quand il nous empêche de nous préparer à des chamboulements importants qui pourraient être évités. Il peut paralyser nos facultés d’analyse et nous conduire à faire l’autruche. Notons que l’opposé du biais de normalité n’est guère mieux : c’est le biais du scénario du pire (en anglais, “worst-case scenario bias”) qui consiste à interpréter tout événement anormal comme la preuve que la pire catastrophe possible est imminente.

Dans un remake géopolitique du film Don’t Look Up, nous sommes là aussi divisés en deux camps : ceux/celles qui regardent la comète (en l’occurrence la guerre en Europe) en se demandant ce que cela veut dire et ce que l’on peut faire, et ceux/celles qui préfèrent l’ignorer et/ou ne comprennent pas son impact potentiel sur leur vie (c’est loin, dans un pays qui ne me concerne pas). Pour ces derniers, c’est business as usual … avec parfois, tout de même, un sentiment accentué de bullshit et l’impression de jouer un rôle.

L’incertitude et la loi de la jungle

Comète ou pas, la guerre en Ukraine marque un chamboulement considérable dont l’impact se fera sentir dans le monde du travail. Même si elle reste un événement militaire isolé, ses conséquences économiques et culturelles seront vraisemblablement importantes. En plus d’un drame humain qui est bien suffisant pour rendre difficile le business as usual, il y a au moins trois raisons pour lesquelles ses conséquences n’ont pas fini de se faire sentir :

  • Le règne de l’incertitude est consacré. Depuis le début de la décennie 2020, l’incertitude est maîtresse. Les catastrophes sanitaires, naturelles et géopolitiques s’enchaînent de plus en plus vite, au point de saper les fondations du sentiment de sécurité et de stabilité dans lequel certain·es d’entre nous ont grandi. Plus aucune catastrophe ne semble impossible. En attaquant l’Ukraine, Poutine a enterré l’ordre international mondial (celui qui dit qu’on n’envahit pas son voisin) et la (relative) stabilité géopolitique européenne que nous prenions pour acquise. Même si elle reste peu probable, la possibilité d’une troisième guerre mondiale est entrée dans nos esprits. Si le pire est possible, alors plus rien n’est certain. Comment planifier et travailler dans ces conditions ? Comme au moment de la pandémie, les organisations et les individus font face à nouveau à cette incertitude extrême qui remet en question la pertinence de leurs plans, programmes et prévisions à plus ou moins long terme.

  • La loi de la jungle transforme notre culture. L’expression, née à la fin du XIXe siècle, désigne la loi du plus fort. Quand survivre est une lutte de tous les instants qui voit toujours le prédateur le plus fort l’emporter (avant d’être mangé par plus fort que lui), la loi du plus fort est implacable. Évidemment, elle ne va pas de pair avec la solidarité, la compassion ou des valeurs morales comme l’honnêteté. Là où la loi de la jungle se banalise, on se met à penser le travail en d’autres termes : il s’agit de pousser les autres sur le bas-côté pour avoir le champ libre et progresser. Les admirateur·rices de Poutine (parmi lesquels Donald Trump ou Eric Zemmour) n’ont jamais caché leur mépris pour les faibles et leur valorisation de la force brute. Il y en a aussi dans les organisations où la loi de la jungle vous fait ignorer les règles, corrompre le pouvoir politique et maltraiter client·es et travailleur·euses. Hélas, la loi du plus fort a un pouvoir de contagion.

  • Le rebattage des cartes économiques va se poursuivre. Avec la pandémie, on a connu des chamboulements économiques considérables : accélération de la transition numérique, faillites et redistribution du pouvoir économique entre acteur·rices (avec pour grandes gagnantes les entreprises numériques américaines). Avec la guerre en cours, les cartes économiques vont à nouveau être rebattues à grande échelle. Les sanctions économiques vis-à-vis de la Russie auront des conséquences immenses sur toutes les économies. Le secteur de l’énergie connaît des chamboulements gigantesques, notamment après la suspension du projet Nord Stream 2 par l’Allemagne et la remise en question de la dépendance vis-à-vis de la Russie. L’inflation actuelle, déjà largement causée par les prix de l’énergie, risque d’atteindre des sommets inédits au XXIe siècle. Or l’inflation en tant que telle rebat les cartes économiques en favorisant les endetté·es. Certains secteurs vont connaître une forte croissance tandis que d’autres pourraient décliner. Par exemple, l’Allemagne vient d’annoncer l’accélération de sa remilitarisation et un investissement de réarmement immédiat de plus de 100 milliards d’euros. À son image, l’ensemble des pays de l’OTAN vont renforcer leur puissance militaire… et les activités économiques qui en dépendent. On peut craindre que d’autres projets subordonnés aux finances publiques n’en fassent les frais (parle-t-on autant de soin aux personnes âgées quand on est occupé à produire des armes en série ?) Enfin, l’éventuel afflux de réfugié·es a aussi des conséquences sur l’emploi et le travail. D’abord il s’agit d’organiser leur accueil. Et si les réfugié·es sont amené·es à rester, ils/elles pourraient s’intégrer à l’économie locale (ce qui in fine a généralement des conséquences économiques favorables pour les pays qui les accueillent).

La plupart d’entre nous ne tombent ni dans le biais de normalité ni dans celui du scénario du pire. Mais l’impression d’être suspendu·es aux événements géopolitiques et le sentiment d’impuissance que nous éprouvons face au drame humain d’une invasion déclenchée par un dictateur mégalo rendent le business as usual plus que difficile. Le monde du travail n’a pas fini de se transformer sous l’effet des turbulences, des catastrophes et de l’incertitude généralisée.

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps
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