Une journée au front avec... Hadel, agent de la propreté urbaine

20 avr. 2020

8min

Une journée au front avec... Hadel, agent de la propreté urbaine
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

Depuis le début de l’épidémie de Covid-19 en France, certains prennent des risques en allant travailler tous les matins, on les appelle “les travailleurs en première ligne”. Welcome to the Jungle a décidé d’aller recueillir leur ressenti. Deuxième épisode, immersion dans la journée - du 14 avril 2020 - d’un agent de la propreté urbaine à Roubaix (Nord).

9h-10h : Tout le monde sur le pont

Comme tous les matins, il est 9h moins quelques minutes et Hadel pénètre dans les bureaux de la propreté urbaine (dites “PU”) de Roubaix. Aujourd’hui n’est pourtant pas un jour ordinaire. Depuis minuit 01, Hadel a 40 ans. Un anniversaire qu’il ne fêtera pas tout de suite, car, depuis quatre semaines et l’annonce du confinement, comme pour tous les Français, sa vie perso comme pro est complètement chamboulée. Autour de lui, les collègues sont déjà tous là, on échange des coups de coudes pour ne pas se serrer la main. Et, entre deux vannes, on se questionne : « ta pause du matin, tu la prends à quelle heure toi ? » Dans le service, la règle veut désormais que les travailleurs se croisent le moins possible dans les locaux. Timing réglé, les quatre équipes de deux vont pouvoir se déployer dans les rues roubaisiennes. Hadel attrape les clés du plateau numéro 135, une fourgonnette cinq places qui peut contenir 7 mètres cubes de déchets. Jusqu’à 17h30, avec son binôme David, 37 ans, le fonctionnaire arpentera le Nord de la ville pour récupérer les dépôts sauvages, tas d’ordures déposés plus ou moins aléatoirement le long des trottoirs.

Autour de lui, les collègues sont déjà tous là, on échange des coups de coudes pour ne pas se serrer la main.

Mais avant ça, le grand brun doit s’équiper. Au-dessus de son jean et d’une polaire noire siglée Ville de Roubaix, Hadel enfile, sautillant sur une jambe, une large surblouse blanche, rehaussée d’une capuche. Depuis quatre semaines, les tenues ont - elles aussi - évolué : en plus de cette surblouse, les gants en plastique jetables ont remplacé les gants de manutentionnaires, et on respire désormais à travers un masque. Pas n’importe lequel. Chaque agent de la PU s’est vu offrir deux masques en tissu anthracite tissés à Roubaix, ville fière de son passé industriel dans le textile, dans lesquels se glissent des filtres blancs également lavables. Tout cet attirail n’entache pas la bonne humeur d’Hadel, il sait qu’il le protège du Covid-19. Il n’a pas peur pour lui, mais pour ses deux filles de 5 et 8 ans. « Fin mars, en Belgique, une ado de 12 ans est morte du coronavirus. Ça existe. » Et pas la peine de parler statistiques avec un papa-poule.

Dans l’utilitaire, Hadel et David commencent par allumer la musique, Mouv’ dans les baffles. « Quitte à ramasser des déchets, autant le faire dans la bonne humeur ! » se répètent les complices. Surtout quand ce n’est pas votre tâche habituelle. Car si le duo est aujourd’hui sur le terrain, c’est parce que toute la “PU” a dû revoir son organisation. De 80 hommes et une femme, le service n’en compte plus que 30 désormais. Entre les contrats aidés qu’il a fallu mettre en pause et les confinés pour raison de santé ou familiale, les effectifs ont fondu comme neige au soleil. Alors, tous volontaires, Hadel et ses collègues se débrouillent pour assurer la propreté de la ville de 100 000 habitants. Les hiérarchies ont été aplanies : tout le monde ramasse, un point c’est tout. Hadel a donc remisé, pour un temps, sa casquette d’agent coordinateur.

Alors, tous volontaires, Hadel et ses collègues se débrouillent pour assurer la propreté de la ville de 100 000 habitants.

Premier quartier près du canal, ECHO. Dans la longue rue aux trottoirs cabossés, un premier tas mêle sacs poubelles, vêtements, carton et jouets en plastique, qu’il faut attraper à la main et jeter sur le plateau. Penchée à la fenêtre d’une ancienne maison ouvrière, une riveraine les interpelle au saut du lit : « vous pouvez revenir dans une heure, il y en aura encore ! » Les dépôts sauvages, c’est une véritable plaie pour la ville aux mille cheminées. Un éternel recommencement pour les nettoyeurs. Pendant que David racle le sol bitumé à la pelle, Hadel finit de regrouper les derniers objets d’un coup de balai. « C’est sûr qu’on est trois fois moins nombreux qu’avant à faire le boulot, mais avec le confinement j’ai surtout l’impression qu’il y a encore plus de déchets » assure Hadel. « Les gens mangent davantage chez eux, ils ont commandé plein de trucs en ligne pour bricoler, la déchetterie est fermée… ça finit déposé n’importe où. » Alors, Hadel court de dépôt en dépôt, ramasse, balaie, balance. Trois rues plus tard, l’utilitaire est déjà plein. Et il n’est même pas dix heures.

« C’est sûr qu’on est trois fois moins nombreux qu’avant à faire le boulot, mais avec le confinement j’ai surtout l’impression qu’il y a encore plus de déchets. »

10h-13h : Pas d’applaudissement

De retour à la base, il faut vider le chargement dans une grande benne à l’air libre. Puis, c’est le bras armé d’un rouleau compacteur qui vient écraser la masse protéiforme : crissements de plastiques, cartons et verres mêlés. Il fait gris et doux, après plusieurs jours de beau temps, une chance. « Depuis le début du confinement, la météo est vraiment avec nous ! souligne Hadel, ses yeux gais tournés vers le ciel. Tant mieux car maintenant je suis 100% hors du bureau, et quand il pleut, c’est pas la même pour ramasser les ordures ! » Quand il a fallu se porter volontaire, Hadel n’a pas hésité. Et quand on lui demande pourquoi, il a l’air étonné. « Qui va le faire sinon ? Qui va s’occuper de nettoyer la ville ? » Et puis, mieux vaut être dehors que de tourner comme un lion en cage. « On vient d’emménager dans une petite maison semi-bourgeoise typique du Nord. Mes filles et ma femme ont de la place, mais moi tant qu’à faire je préfère rester actif. Garder le rythme. » Ça tombe bien, plaisante celui qui court désormais partout, « la salle de sport est fermée ! »

Et quand on lui demande pourquoi, il a l’air étonné. « Qui va le faire sinon ? Qui va s’occuper de nettoyer la ville ? »

Dans les quartiers nord, classés « prioritaires de la politique de la ville » (anciennement ZUS), comme 75% du territoire roubaisien, les va-et-vient entre le fourgon et le trottoir reprennent de plus belle. Toutes les 10 minutes, il faut jeter les gants en plastique violets et en enfiler de nouveaux. Là, c’est un stock de nourriture périmé, salades molles et fraises désormais grises, « probablement déposé par un restaurateur qui n’a pas pu les écouler.» L’odeur est loin d’être agréable, mais tant qu’il n’y a pas de rats ! Dans le fourgon, quand même, on parle covid-19. Un collègue confiné vient d’appeler Hadel, pour savoir s’il avait eu des informations particulières ce matin au bureau, suite à l’allocution présidentielle de la veille. « Pour le moment, non. Comme tout le monde on se dit qu’à partir du 11 mai, on pourra revenir peu à peu à la normalité dans le service. » David demande : « Et cette histoire de prime, un peu comme les caissières, tu en penses quoi toi ? » « Je sais pas trop…» hésite Hadel, un peu frileux. « Bien sûr ça serait génial de la toucher, mais on verra bien ! »

Engouffrée dans une rue à sens unique, la fourgonnette s’arrête au gré des besoins. Derrière, concert de klaxons, un livreur s’exaspère. David avance au bout de la rue et se décale pour laisser passer. Le livreur double, s’arrête fenêtre ouverte : « Tu aurais pû faire marche arrière et me laisser avancer avant toi ! c’était vraiment pour faire chier ! » et repart en trombe. Hadel et David sont restés impassibles. Des gens qui s’énervent sur leur passage, il y en a toujours eu, et non, la crise sanitaire n’a rien changé. Ce truc de la reconnaissance des « travailleurs en première ligne », ils n’en n’ont pas vu la couleur. « Il y a des gens qui nous disent “merci”, mais pas plus qu’avant » constate Hadel. Son collègue, comme souvent, préfère en rire : « Moi je pensais que nous, on nous applaudirait à 19h !… Mais en fait non.»

« Moi je pensais qu’à 19h les gens allaient nous applaudir !… Mais en fait non. »

13h-17h30 : Pop-art et pédagogie

Dans la salle de repos de la “PU”, cinq travailleurs se posent. Il est 13h, ils ont une heure pour déjeuner, c’est une demi-heure de moins qu’en temps normal. On garde ses distances malgré les phrases et rires qui rebondissent de table en table. En fond, BFMTV. Ça reparle coronavirus et discours de Macron, évidemment, mais pas que. Hadel aurait dû partir samedi pour des vacances à Tanger - « je suis d’origine algérienne mais j’adore le Maroc ! » - alors il ressasse un peu. Chacun y va de son commentaire : où partir en vacances après ça, qui maîtrise l’anglais ou non ? Café avalé et tables nettoyées, Hadel croise l’équipe de 6h du matin. Check de coudes et sourires en coin : « Alors, comment ça se passe dans le Sud ?» « Comme dans le Nord, non ? On voit des trucs, c’est de l’art ! » « Quel genre ? De l’art abstrait ? » relance Hadel. « Du pop-art ! »

On garde ses distances malgré les phrases et rires qui rebondissent de table en table. En fond, BFMTV.

Sur les boulevards bordés de maisons en briques rouges, petits commerces et kebabs fermés, David et Hadel reprennent le rythme. Les rayons du soleil commencent à déchiqueter le voile nuageux. Dans les mains d’Hadel, un énième sac se déchire et déverse restes alimentaires et asticots au sol. « Oh non… », souffle l’agent dans un mélange de rire et de dégoût. Derrière, une voiture met ses warnings, un père et un fils en descendent, demandant s’ils peuvent déposer leurs “affaires” directement dans le camion. Hochements de tête des agents de la “PU”. « C’est ça où ils auraient tout déposé dans la rue de toute façon… » En trois quatre allers-retours père et fils vident le coffre et les sièges arrières, emplis de pièces détachées, puzzles d’aspirateurs et autre béquilles brisées. Le binôme aide, mais conserve ses distances sanitaires. La fourgonnette est à nouveau pleine, pour la quatrième fois il faut retourner la vider.

Les détritus qui ne font que réapparaître, aux mêmes endroits, dans les mêmes rues, Hadel ne s’en formalise plus. Lui qui d’habitude parcourt la ville dans sa voiture pour coordonner les associations de réinsertion, voit ça tous les jours depuis qu’il est entré à la PU en août dernier. « C’est triste de voir les rues comme ça, mais on ne peut pas se rendre malheureux pour autant. Je ne vais pas déprimer tous les matins en allant au travail, en me disant que je ne fais que répéter la même chose tous les jours… On a choisi de travailler à la PU, on savait qu’on ferait ça. » Pour changer les comportements des riverains, le Roubaisien croit beaucoup à la pédagogie. « On croise des gens, des jeunes, on leur explique que c’est dommage, que c’est l’image de leur ville qu’ils abîment. Parfois ça marche. »

« On croise des gens, des jeunes, on leur explique que c’est dommage, que c’est l’image de leur ville qu’ils abîment. Parfois ça marche. »

17h30-18h30 : Le bilan des héros

À 17h30, utilitaire garé, Hadel et David nettoient la cabine à coups de lingettes désinfectantes. Tableau de bord, poste radio, sièges et têtières : tout doit être nickel pour l’équipe de nuit qui prendra le relais. Puis, un des quatre chefs d’équipe ira saisir les données de la journée, pour envoyer le topo par mail à la cheffe de service. Pour Hadel, ce sera demain. En attendant, chacun peut prendre sa douche dans les vestiaires s’il le souhaite. Comme beaucoup, le coordinateur préfère se laver chez lui, et il profite de la demi-heure restante pour se poser à son ancien bureau. « La douche, c’est le premier truc que je ferai en rentrant à la maison. Pas parce que j’ai peur du coronavirus, mais parce que je ramasse des déchets toute la journée ! » Dans son entourage, des gens qui continuent à bosser dehors, il en connaît plein. Personne n’est inquiet : « si on est bien équipés, tout va bien. Il ne faut pas tomber dans la psychose pour rien ». Lui même dort comme un bébé. « Est-ce qu’on est des héros qui risquons nos vies ? Non quand même pas, je ne crois pas. »

« Est-ce qu’on est des héros qui risquons nos vies ? Non quand même pas, je ne crois pas. »

Alors, avant de repartir à pied chez lui, Hadel repense à ce discours sur les « travailleurs en première ligne » les petites mains que l’on remarque enfin. Il aimerait bien qu’on revalorise « ces métiers qu’on dit “d’en bas”. » Mais il n’y croit pas trop. « Après les attentats de 2015, les Français ont applaudi les policiers comme jamais. Quatre ans après, ils étaient insultés dans les manifestations de gilets jaunes. Pour le moment, on voit les caissières comme des héroïnes, mais dans quelques mois, quand ça sera fini ? » Hadel a un doute. « On n’est pas des Américains, la France n’aime pas trop les héros je crois. » Pas ceux qui se salissent les mains en tout cas.

« Pour le moment, on voit les caissières comme des héroïnes, mais dans quelques mois, quand ça sera fini ? »

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Photo d’illustration by WTTJ

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