Travailler en temps de crise : ce que nous apprend la philosophie stoïcienne

15 mars 2021

6min

Travailler en temps de crise : ce que nous apprend la philosophie stoïcienne
auteur.e
Julie Falcoz

journaliste freelance

Entre la situation sanitaire, les journées de télétravail imposées, le manque de management qui peut se faire ressentir, cette période compliquée n’est pas propice à la sérénité et à l’efficacité au travail. Et si la philosophie classique pouvait aider ? Pas de panique, cet article n’a pas pour but de vous faire revivre certains traumatismes des cours de philo de terminale. Mais, au contraire, de vous montrer que la philosophie peut être très simplement appliquée au quotidien. C’est le cas notamment du stoïcisme, école de pensée de la Grèce antique, qui peut apporter des clés concrètes pour faire des points réguliers, prendre du recul et anticiper d’éventuelles difficultés. Suivez le guide avec les philosophes Julia de Funès et Jean Mathy et la coach Claire Delepau.

Le stoïcisme, un outil précieux au travail

Contrôler ce qui peut l’être

De la philosophie qui s’applique au monde du travail, cela ne vous a jamais traversé l’esprit ? C’est normal ! Mais sachez que c’est le cas du stoïcisme, qui peut être de bon conseil lorsqu’il s’agit de mener à bien un projet ou de manager une équipe par exemple. Car cette doctrine s’adresse à tout le monde. Pour preuve, elle compte deux penseurs à l’opposé sur l’échelle sociale. D’abord, l’esclave affranchi Epictète. Puis, Marc Aurèle qui a été empereur de Rome à la fin de sa vie. Si, aujourd’hui, elle est notamment utilisée par les entrepreneurs et les managers pour les aider à prendre des décisions ou par les sportifs de haut niveau pour performer (“un esprit sain dans un corps sain”), elle peut largement s’appliquer à tout type de travail et même à une recherche d’emploi.

Et elle prend tout son sens en temps de crise, où tout est plus incertain. Car cette doctrine repose sur le fait que les événements sont divisés en deux catégories : ce qu’on peut contrôler et ce qu’on ne peut pas contrôler. Et elle invite à nous concentrer sur la première catégorie : nos pensées, nos jugements, notre comportement, notre responsabilité sur les évènements… Pour lâcher prise sur la deuxième. Rendez-vous à l’évidence, vous ne pouvez pas contrôler les jugements des autres, les peurs de vos collègues ou de votre boss par exemple, ou encore leurs pensées et leurs comportements.

« Cette philosophie empêche de tomber dans une volonté de maîtrise absolue, détaille Julia de Funès, philosophe. En tant qu’être humain, elle nous rend humble et nous responsabilise uniquement sur ce qu’on peut contrôler ». Par exemple, il est difficile de solutionner la crise sanitaire, encore moins la crise économique. Pourtant, tout le monde donne son avis, conseille, informe qu’une source sûre a assuré d’un prochain confinement… Alors qu’il n’y aurait qu’une seule chose à faire à l’échelle individuelle : appliquer les gestes barrière, porter un masque, télétravailler… Dans le monde du travail, vous pourriez faire un parallèle avec votre attitude par rapport à vos supérieurs hiérarchiques, êtes-vous juste avec eux ? ou encore le fait de juger les collègues ou le boss qui décide de partir à 17h un jour.

Le stoïcisme demande ainsi de prendre du recul suite à un événement extérieur, encore plus quand il a cette envergure, et de lâcher prise une fois qu’on s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas y faire grand-chose. L’idée est d’accepter ce qui arrive. Le stoïcisme pourrait presque être comparé à la méditation telle qu’on la pratique de nos jours : « C’est très stoïcien de laisser passer évènements, pensées et idées et de les regarder sans intervenir », analyse Julia de Funès. Comme si vous aviez fait le choix de ne plus contrôler, temporairement, votre flux mental. Apparaît alors un certain “état stoïque”…. La personne qui vous a recruté change de poste ? “Déso” mais vous n’y pouvez pas grand-chose. Votre première réaction serait de vous sentir abandonné et trahi peut-être. Mais, grâce au stoïcisme, vous vous rendez compte que vous n’y pouvez rien. Elle ne vous doit rien. Et puis, elle n’allait pas rester votre manager indéfiniment…

« C’est même une philosophie de résistance face à l’adversité et d’engagement à faire le bien, voire même une école d’encouragement à se préparer au pire et être prêt à l’affronter », complète Claire Delepau, coach et dirigeante de Terre de sens. Adopter le stoïcisme lors de votre prochaine présentation de projet se traduirait par le fait d’anticiper tous les freins possibles pour être capable d’y répondre, mais sans vous faire un sang d’encre sur ce que vous n’auriez pas pu voir venir ni surréagir le jour J si cela ne se passe pas exactement comme prévu…

Se retirer en soi-même

À tout moment, et plus particulièrement dans les mauvais, les penseurs du stoïcisme nous invitent aussi clairement à nous retirer en nous-même pour faire le point sur ce qui peut être contrôlé et ce qui ne relève pas de notre responsabilité. Pour cela, Claire Delepau propose un exercice simple. En début d’année ou à n’importe quels autres moments propices à la réflexion, posez-vous la question de savoir ce qui est important pour vous, ce qui est prioritaire. « Et voyez ce qui en dépend et quelles sont les actions concrètes à mettre en place pour y arriver. Quelles sont ces étapes que vous pouvez franchir pour arriver à votre objectif ? », explique-t-elle. Et si les étapes vous semblent insurmontables, allez-y petit à petit. À court terme, lâchez prise sur le résultat et acceptez que cela ne puisse pas marcher, ou que cela ne fonctionne pas tout de suite. « Cette règle peut tout simplement aider à passer à l’action. Parce que, même si le résultat n’est pas là, vous vous êtes respecté(e). Vous ne l’aurez pas fait pour rien, il y a donc une action vertueuse, une petite graine de plantée. »

Par exemple, avant un entretien d’embauche, posez-vous la question de ce que vous pouvez contrôler pour le réussir (bien se préparer, être en forme le jour J, se renseigner sur le recruteur…). Concentrez-vous uniquement sur ces points et oubliez le reste. En cas de réponse négative, essayez d’en identifier la raison et de déterminer si elle dépendait réellement de vous : de meilleurs candidats que vous, une évolution en interne, salaire insuffisant…

En poste, si vous avez décidé de vous exprimer de manière convaincante à la prochaine réunion et de formuler correctement des objectifs, la façon dont vous le dites, votre préparation, vos arguments et votre énergie dépendent de vous. Alors que la réaction des autres, en tout cas de manière indirecte, non. Ne vous morfondez donc pas si votre N+1 était mal luné le jour où vous avez présenté un projet en béton.

Anticiper et contourner

« Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ». Cette fameuse citation de Sénèque résonne comme un mantra tant elle a été vue et revue sur les réseaux sociaux mais elle résume assez bien la vision du stoïcisme sur l’anticipation. Cette philosophie permet en effet de maîtriser ses propres freins, comme ses peurs ou les pensées limitantes. « Nous sommes programmés pour avoir peur et fuir les dangers. Mais les stoïciens permettent de suivre un cap et de ne pas se laisser embarquer par la peur », détaille la coach. Pour aller encore plus loin, les stoïciens n’approuvent pas l’adaptation mais prônent plutôt des techniques d’appropriation : « De manière naturelle, l’être humain a tendance à s’adapter. Or, le principe stoïcien prône la désautomatisation », prévient Jean Mathy, cofondateur de Noetic Bees, entreprise spécialisée sur la conduite des changements grâce à la philosophie. Exemple : Une nouvelle N+1 tyrannique ? Naturellement et instinctivement, vous auriez tendance à courber l’échine. Le stoïcisme suggère plutôt de sortir de ce schéma et d’aller creuser un peu plus loin. ? Essayez d’aller comprendre pourquoi elle en est arrivée là. Peut-être que vous relativiserez sur ses coups bas après.

Enfin, pour vous approprier les pensées stoïciennes, le mieux est d’écrire ! « N’hésitez pas à tenir un journal de bord professionnel pour y faire le point de ce qui vous arrive au travail. Comme si vous digériez ce qu’il s’est passé, invite Jean Mathy. Ce petit moment d’introspection permet de prendre du recul et fait gagner du temps a posteriori. »

Profiter du temps qui passe

En plus de tout ça, tout stoïcien qui se respecte se pose la question du temps qui passe et s’habitue à l’idée de la mort. Cette notion de durée aide à faire les bons choix et ne pas différer ce qui est important. « Dans son ouvrage De la Brièveté de la vie, Sénèque l’explique bien. Il ne faut pas attendre pour faire ce qu’on a envie de faire. Ses réflexions ont plus de 2000 ans mais elles sont toujours d’actualité », rappelle Claire Delepau. Julia de Funès de renchérir : « Le sens de la finitude de la vie aide à savourer les bons moments ». Et vous ? À quoi voulez-vous passer votre temps de travail ? Sachant que dans une vie entière, le temps de travail représente 12 % en moyenne (selon le sociologue Jean Viard), quel métier vous donne envie de vous lever tous les matins ? Vous avez 4 heures…

Une philosophie qui peut-être loin de la vie actuelle

Si le stoïcisme permet d’avancer de manière rigoureuse, il peut être un peu inaccessible selon Julia de Funès : « Il nie une partie de la vie. Je ne vois pas comment on peut vivre comme ça tout le temps. À force de moins prendre en compte les méandres de la vie, on peut basculer dans le rigorisme ». Un rigoriste serait une personne très à cheval sur ses principes, sans aucune possibilité de faire preuve de souplesse ni d’ouverture d’esprit.

Pour aller plus loin, Claire Delepau prévient que cette philosophie voit les émotions d’un mauvais œil, « comme si elles nous empêchaient d’avancer. Alors qu’aujourd’hui, on sait que lutter contre elles ne fonctionne pas. Au contraire, mieux vaut les accepter, sans les subir ».

Même si le stoïcisme a ses limites, c’est une bonne réponse quand on a besoin de recul, de rigueur et de clarté. « Il y a des âges ou des situations professionnelles - quand on démarre sa carrière notamment - pour lesquels on a besoin de ce cadre », conclut Julia de Funès. Si, en ces temps de crise, vous avez l’impression d’atteindre vos limites, rappelez-vous du stoïcisme et de ce que vous pouvez contrôler, ou non. Vous verrez, la pression redescendra rapidement - et vous aussi !

Les thématiques abordées