« Je me suis fait licencier avec mes 800 collègues, sur Zoom, en 15 minutes »

07 sept. 2023

6min

« Je me suis fait licencier avec mes 800 collègues, sur Zoom, en 15 minutes »
auteur.e
Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

contributeur.e

Dans chacun de nos articles « Confidences », nous donnons la parole à une personne anonyme qui revient sans langue de bois sur une histoire marquante qu’elle a vécue au travail. Un témoignage subjectif dans lequel certains d’entre vous pourront (peut-être) se reconnaître et qui questionne le monde du travail. Dans cet article, vous découvrirez l’histoire de Noé (1), 34 ans, responsable produit, qui a été licencié sur Zoom en quinze minutes avec les 800 autres salariés de son entreprise.

Si on m’avait dit il y a dix ans que des entreprises allaient, dans un futur proche, licencier des centaines de salariés en quelques minutes en visioconférence, j’aurais cru à un scénario de fiction. Pourtant, avec le covid, ce genre de pratique s’est banalisé. Alors que je travaille depuis sept ans dans une entreprise où tout se passe à merveille, on me convoque un jour à une réunion sur Zoom avec mes 800 collègues pour nous mettre à la porte. Voici comment je me suis reconstruit après l’événement le plus déshumanisant de ma vie professionnelle.

« Tu es licencié »

La vie dans cette structure est plutôt douce : équipes adorables, projets stimulants… Mais comme on dit : quand tout est trop beau pour être vrai, c’est souvent que ça l’est. La boîte n’a jamais été rentable, mais on tient la route depuis plus d’une dizaine d’années grâce aux levées de fonds. Jusqu’à ce que le covid arrive et agisse comme un catalyseur sur le plan économique. À la sortie des confinements, on ne fait plus nos objectifs et le déclin commercial se précise. Baisse des budgets, gel des recrutements… ça sent le roussi. Dans l’entreprise, ce climat tendu n’échappe à personne. Un beau jour, le mot licenciement est lâché : beaucoup vont devoir partir et les chanceux qui restent devront cravacher pour maintenir l’entreprise à flot. Le plan doit être activé immédiatement et étant un porte-parole de la hiérarchie en tant que manager, il me revient la lourde tâche de colporter ces mauvaises nouvelles aux membres de mon équipe.

Quand je comprends que cette fois-ci, j’échappe à la vague de licenciements, je me sens coupable et soulagé en même temps. En revanche, je ne suis pas dupe : ce n’est qu’une question de temps avant que mon tour ne vienne. On me donne une feuille de route, mais une fois en salle de réunion avec les employés, je suis seul à devoir assumer cette décision. Cela me fait prendre conscience que je ne suis absolument pas formé aux situations de crise. C’est très déconcertant car il faut agir vite, avec finesse, sans pouvoir prédire les réactions auxquelles je serai confronté. Cerise sur le gâteau : je dois également annoncer à des salariés que je ne manage même pas que leur départ est imminent tant les RH sont débordés. J’essaye alors d’expliquer la situation à chaque collaborateur en douceur et chiffres à l’appui, mais dans les discussions, l’émotion et la désolation prennent le dessus. Quelqu’un qui perd son job se fiche complètement des chiffres.

Les événement s’enchaînent à une telle vitesse que je n’ai même pas le temps de réfléchir à mon cas. J’enfile mon costume de bon élève qui, même si tout va à vau-l’eau, tente de maintenir le cap. Bien sûr, ça n’a pas duré…

« Je suis licencié »

Un mois plus tard, le plan de licenciement n’est pas encore terminé quand je reçois un appel de ma manager à 7h du matin. Ça ne sent pas bon. À peine ai-je avalé mon café qu’elle m’informe de son licenciement, du mien et celui de l’ensemble de l’entreprise. « On met la clé sous le paillasson, tout le monde perd son boulot. » Tout le monde. La once d’espoir que j’avais est atomisée. Je colporte la nouvelle officieuse aux équipes, puis nous recevons une invitation pour une réunion Zoom de 15 minutes, prévue une semaine plus tard, qui doit réunir les 800 salariés de l’entreprise, à l’échelle mondiale. Entre-temps, tout le monde reste chez soi. Plus personne ne bosse.

Une semaine plus tard, l’heure sonne. Je clique sur le lien de l’invitation, incapable de prédire le déroulé de ce point. Les micros et les caméras sont tous désactivés. Parmi la marée de noms qui flottent dans les cases grises, je retrouve mes amis, les boss de l’entreprise, les RH, des noms que je ne connais même pas. Tout le monde est dépossédé de son niveau hiérarchique. Nous avons beau être des centaines, je ne me suis jamais senti aussi seul que mêlé à cette foule de victimes muettes. C’est d’une froideur totale et ça annonce la couleur : le discours va être « top-down ». Je découvre à ce moment-là que c’est un administrateur judiciaire qui va prendre la parole dans le cadre de la liquidation. Rien de tel que les doux mots d’un inconnu pour réconforter ! L’administratrice aux airs de croque-mort prend dix minutes pour nous présenter les chiffres d’un ton monocorde et balance dans les cinq dernières minutes que tout est terminé. C’est notre dernier jour de travail et nous sommes priés de rendre nos clés, nos téléphones, nos ordinateurs. Merci, au revoir. Difficile de faire pire en termes de déshumanisation.

Les choses auraient peut-être été différentes si l’annonce avait été faite par un visage familier. Quelqu’un qui aurait été dans l’émotion, qui aurait honoré la super aventure collective qu’on avait écrite ensemble. On aurait pu se dire : « On a fait tout ce qu’on pouvait, on n’y est pas parvenus, ne regrettons rien ! » Car dans le fond, se péter la figure, c’est le lot de beaucoup de business : ça tient et parfois ça ne tient plus. Déposer le bilan n’est pas un crime. Pourquoi dans un cas critique comme celui-ci, l’humain disparaît ?

« Nous sommes licenciés »

« Bon, bah voilà c’est fait. » C’est la première chose que je me dis, seul et bouche-bée dans mon salon. Le processus de deuil s’enclenche déjà. À la stupéfaction s’ajoute coup à coup, la tristesse, la colère et même la révolte d’avoir été largué de cette façon. Je passe ma journée au téléphone avec mes collègues pour trouver du réconfort, mais aussi pour partager nos inquiétudes. La situation est tellement inédite qu’on se demande si on doit encore boucler des tâches, si on va recevoir notre dernier bulletin de salaire… Les questions pratiques s’imposent elles aussi à moi, et notamment le stress des finances qui passe au premier plan de ma liste de préoccupations. Étonnamment, j’arrive à rester optimiste. Le matin même, j’ai également appris le décès d’un ami et je crois que d’une certaine manière, cela m’aide à relativiser. Ok, je passe une journée de merde et les prochains mois ne vont pas être marrants, mais je suis en vie et je vais trouver des solutions.

Et c’est exactement ce qu’il s’est passé. Comme lorsqu’on se fait larguer par quelqu’un, il y a des jours où on a le moral et des rechutes. Je me remets rapidement en selle pour trouver un nouveau job car les factures ne vont pas se payer toutes seules, mais je m’enflamme, je ne suis pas encore prêt à passer à autre chose. Encore attaché à mon ancienne boîte, je suis incapable de me vendre en processus de recrutement. La liquidation était si soudaine que tout est resté intact : les adresses mails restent actives un mois encore après la fermeture de la société et je ne peux pas m’empêcher de consulter la mienne. Je suis dans le déni, à checker les mails d’une entreprise qui n’existe plus, figée dans le temps, pétrifiée comme à Pompéi. Je n’ai pas tourné la page et un échec ou un rejet dans un processus d’embauche pourrait encore entamer mon estime de moi. J’ai besoin de m’accorder une pause pour digérer. Alors pendant une dizaine de mois, je prends des missions en freelance, je grappille sur les économies, le temps de me remettre de ce tsunami émotionnel.

La seul antidote qui me permet de me remettre de ce licenciement inhumain, c’est l’humain. Je revois très régulièrement mes anciens collègues avec lesquels nous nous évertuons à nous remonter le moral, à nous coacher, à nous remémorer les bons souvenirs. Une entraide inouïe se met en place : on s’envoie des offres d’emploi, des lettres de recommandation, on se refile les bons filons… On rebondit tous ensemble ! Même si j’ai vécu un licenciement atroce, ce nouveau lien très particulier qui s’est créé entre nous me fait poser un nouveau regard sur le genre humain et c’est celui-ci que je veux retenir de cette histoire.

Pendant ce temps de pause, j’apprends aussi à écouter ma douleur, à ne pas la mettre sous le tapis. Je découvre de nouvelles facettes de ma personnalité. Mon côté fonceur, hyperactif et rationnel prend congés pour laisser place à l’émotion, à la lenteur, la réflexion. Je me demande si je suis bel et bien aligné avec les valeurs auxquelles je suis attaché et je réalise que ça n’a pas été le cas dans cette dernière expérience. Mes parents m’ont toujours appris à être gentil, droit, à ne pas dépenser l’argent que je n’ai pas. Or les « licornes » sont aux antipodes de ces valeurs : elles font des levées de fonds alors que les caisses sont vides, s’endettent, et débranchent tout quand les choses se gâtent. Mais il y a quand même des humains derrière ! Je ne veux plus travailler dans une entreprise irresponsable. Par la force des choses, je revois mes critères pour sélectionner une entreprise : il faut que l’ambiance soit au rendez-vous, que le projet soit stimulant intellectuellement, mais il doit aussi être solvable ! C’est devenu un point non-négociable pour moi. Au fil des échanges et des phases d’introspection, le processus de deuil s’est achevé.

Avec mon groupe d’anciens collègues, nous avons tous retrouvé du boulot, moi y compris. Maintenant, je peux dire que j’ai appris à manager en temps de crise. J’ai aussi appris à licencier. Oui, c’est horrible, mais ça fait malheureusement partie de la vie professionnelle. Il y a peu de chance qu’un tel événement se reproduise, mais j’aborde la vie professionnelle avec plus de maturité, en ayant conscience qu’elle est jonchée de hauts et de bas qui nous forgent. Dans mon cas, il y a eu un avant, un pendant, et un après.

Article édité par Romane Ganneval ; Photo de Thomas Decamps
(1) Le prénom a été modifié

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