« J'ai créé ma boîte… et j'ai dû licencier »
14 juin 2022
6min
SD
Journaliste et chargée de mission emploi
Monter sa « petite entreprise », c’est se confronter à de nouvelles responsabilités, celles d’un entrepreneur, mais aussi d’un employeur. Développer son activité implique en effet de recruter une équipe. Mais il arrive que certains salariés ne partagent pas (ou plus) la même vision du projet voire du travail. Ceux qui ont un jour recruté se retrouvent alors dans une situation qu’ils n’avaient ni imaginée, ni souhaitée : licencier un membre de leur équipe. Trois dirigeants racontent leur expérience.
« C’est comme un divorce, il y a forcément un lésé »
Josh, commerçant à Nantes, est un témoin du temps qui passe. Un entrepreneur de la première heure qui, très jeune, a pris son envol, loin de l’ère start-up. Après plusieurs business, le voici à la tête d’une cave à bières-bar-restaurant.
« J’ai commencé en 1985. J’ai mis le pied à l’étrier après une saison où j’attendais d’être payé par un patron sans scrupule. La comptable m’a glissé mon chèque en douce, j’ai emprunté de l’argent et j’ai ouvert une pizzeria. Sa revente m’a permis de lancer un bar de nuit et j’ai rencontré tous les problèmes de la terre : mafia, drogue, nuisances, etc. J’avais du mal à me faire respecter à cause de mon âge. Il a fallu que je m’impose par le travail en arrivant avant et en partant après tout le monde.
Les premiers licenciements n’avaient rien de paisible. Parmi les nombreux couacs, un cuisinier m’a littéralement mis un couteau sous la gorge. J’ai déposé une plainte et le mec est parti. À l’époque, dans le milieu, c’était “marche ou crève”. Au fil des années, j’ai réussi à garder des équipes. Pour moi, ce qui fonctionne, c’est être sympa et leur montrer que je connais leur métier. Ne jamais être dans la position du patron, mais dans celle d’un collègue avec des responsabilités en plus. En travaillant longtemps avec les mêmes, tu apprends à fermer les yeux sur certaines choses. L’important, c’est de tirer le meilleur de l’employé. Personne n’est parfait et le droit à l’erreur existe. Ce qui est embêtant, c’est de manquer de volonté ou d’énergie. Après, chacun voit midi à sa porte. C’est aux deux parties de s’adapter. Si cela fonctionne, c’est super, mais on ne peut pas empêcher les envies d’ailleurs.
La plupart du temps, les licenciements ou fins de contrat arrivent avec des choix de vie. Dans mon secteur, on a des horaires décalés : c’est usant physiquement et psychologiquement. Garder la personne insatisfaite, c’est s’exposer à des problèmes de retard ou des conflits internes… Avant, on avait le choix entre la faute ou la démission. On était forcément dans le conflit. Aujourd’hui, il y a automatiquement une rupture conventionnelle. Un départ de salarié n’est jamais parfait. C’est comme un divorce, il y a forcément un lésé. Dans ce cas, on considère que c’est à l’entreprise d’en prendre plus à sa charge. Et je suis d’accord avec ça. Les employeurs qui sont tout le temps dans le conflit ont une charge mentale plus forte que la mienne. Pour en revenir au licenciement, quand j’ai des doutes, je me place du point de vue de l’entreprise. Ma responsabilité réside dans le fait de pouvoir continuer de payer les autres employés. La meilleure solution, c’est celle qui est bonne pour l’entreprise, pour l’équipe. »
« On a beau être à l’écoute, on ne peut pas changer une personne »
Julien a longtemps managé des équipes. Il y a quelques années, il a sauté le pas en prenant les commandes d’Appaloosa, son entreprise spécialisée dans le développement d’applications mobiles, à Biarritz.
« En tant que dirigeant, tu es amené à recruter des personnes de tous horizons. Au début, tu crois sur parole, tu prends des profils sur recommandation. Quand tu rencontres des gens motivés, tu te dis : “Ouah, là il y a quelqu’un qui va m’aider à faire avancer mon rêve”. Mais tout ne se passe pas toujours bien…
J’ai eu un collaborateur qui faisait peur à l’équipe, un absentéiste et une autre qui ne travaillait tout simplement pas sur les projets. Dans ces moments-là, je me suis senti bête. J’aurais voulu déceler ces personnalités pendant les entretiens et j’ai regretté de ne pas m’être fait accompagner. Je me souviens aussi de ce salarié qui avait un gros problème de communication, c’était un “ours” ! Si je l’avais laissé continuer, toute mon équipe aurait été impactée. Oui, un élément peut suffire à pourrir l’ambiance globale et freiner l’avancée du projet. Alors j’ai pris le temps de lui expliquer que son attitude n’était pas la bonne. J’ai essayé de faire avancer la situation avec bienveillance. Sa réponse a été : “Je ne changerai pas, je pars”. Lui ne voyait pas le problème, mais pour l’équipe, le décalage était complet.
Hélas, on a beau être à l’écoute, on ne peut pas changer une personne. Alors parfois, on met fin à la période d’essai ou au contrat, et c’est difficile à vivre. La personne peut avoir quitté son précédent job pour nous… Même si je sais que je résous un problème pour le bon fonctionnement de l’équipe, je n’aime pas ça. En même temps, garder un collaborateur avec qui ça ne fonctionne pas est pire. Avec cet “ours”, par exemple, j’aurais été triste, c’est moi qui aurais eu la boule au ventre le matin. Et puis, si tu ne prends pas ce genre de décision, c’est toute une équipe qui est stressée. On ne peut pas se décharger de cette responsabilité. Depuis, pendant les périodes d’essai, je suis super sensible à certains signaux. En particulier à ceux émis par mes collaborateurs. Je leur demande leur avis et comment s’intègre le nouvel arrivant. J’observe aussi comment il fonctionne et s’il est conforme à mes attentes, s’il réagit positivement aux feedbacks… En procédant de cette façon, je me trompe rarement. »
« J’ai largué des mecs, mais jamais je n’avais largué des employés »
Caroline, créatrice d’une entreprise agro-alimentaire basée à Paris, est passée de l’autre côté du miroir : celle qui communiquait sur les bons et beaux produits, les fabrique aujourd’hui.
« Quand tu crées une boîte, tu envisages de créer de l’emploi. On savait qu’on allait pouvoir le faire avec notre projet de relocalisation en France. Nous avions une vision idéalisée. Ayant longtemps été indépendante, je n’avais jamais été confrontée aux RH. Recruter, ce n’est pas une mince affaire. On consacre un temps fou et beaucoup d’énergie à recevoir des gens. Le processus individuel est rapide alors qu’il faut quelques mois pour bien connaître une personne. Heureusement que les périodes d’essai existent. Cela permet à tous de voir comment cela se passe, notamment avec le reste de l’équipe… Nous sommes une petite entreprise. Des personnes, nous n’en avons pas recruté des mille et des cents. Il y a des salariés en CDD, d’autres provenant de chantiers d’insertion et un chef de production.
Notre atelier de production a subi de plein fouet la crise du Covid : réorganisation de la production et perte de chiffre d’affaires. Nous avons aussi dû déménager le laboratoire. Pour tenir, il fallait faire évoluer l’entreprise. La décision d’arrêter la production en interne a été prise après le premier confinement. C’était difficile. J’ai largué des mecs, mais jamais je n’avais largué des employés… Nous allions devoir nous séparer de l’équipe de l’atelier, c’est-à-dire de deux opératrices et du chef de production, et nous ne pouvions pas leur offrir un autre emploi. Tu te sens mal, mais il faut l’annoncer et il y a un processus à respecter. Ces règles sont utiles car ce n’est pas évident de faire comprendre ce qu’il va se passer. Tu convoques les employés et là, tu prends toutes les pincettes possibles, mais le résultat est le même : ils n’ont plus de job. Malgré tout, nous nous sommes démenés pour les aider. On a fait jouer notre réseau pour leur trouver d’autres opportunités. Et nous sommes restés en contact avec eux.
Dans le cadre de cette réorganisation, nous avons proposé à une personne un CDD d’un mois afin de lui laisser le temps de se retourner. Sauf que… Le jour de la signature, qui correspondait au début de son contrat, ce salarié a refusé d’apposer son nom et nous a signifié qu’il était de fait en CDI puisqu’il aurait fallu qu’il le signe avant. J’étais désarçonnée. Cette attitude était très éloignée de l’esprit de notre boîte. En agissant ainsi, il brisait notre confiance et entraînait le reste de l’équipe dans une mauvaise ambiance. Tout a fini par se régler, et au fond, nous avons beaucoup appris. Quand tu démarres une entreprise, tu n’es pas du tout préparé à cela. Ce n’est pas un moment réjouissant pour l’employeur. Tu te mets à la place de l’employé : tu deviens celui qui lui enlève cette partie importante de sa vie. Aujourd’hui, pour améliorer notre travail collectif, nous utilisons la méthode de rétrospective DAKI : “Drop” pour ce que l’on laisse tomber, “Add” pour ce que l’on ajoute au processus, “Keep” pour ce que l’on garde et “Improve” pour ce qui fonctionne mais mérite d’être amélioré. Il est essentiel de se remettre en question constamment pour avancer. »
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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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