À quoi ressemblera la figure de la réussite en 2022 ?

05 janv. 2022

9min

À quoi ressemblera la figure de la réussite en 2022 ?
auteur.e.s
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Quand j’étais petite, j’étais persuadée que l’incarnation de la réussite c’était… d’avoir un attaché-case ! Évidemment, depuis les années 1980-1990, ce symbole a décliné, dans la société comme dans mon imaginaire, en même temps que la cravate, le costume et le tailleur. Il faut dire aussi que ce modèle de la réussite-attaché-case se conjuguait difficilement au féminin. Il y avait bien eu cette publicité de 1992 avec Cindy Crawford, mais elle semblait se préoccuper bien plus de ses cheveux que des papiers dans sa mallette.

Ces symboles ne sont pas anodins. Ils ont durablement été associés à une vision du management et de la carrière qui a de plus en plus du plomb dans l’aile. Que serait l’équivalent de l’attaché-case aujourd’hui ? Un micro pour avoir un meilleur son sur Zoom ? Une chaise ergonomique rembourrée pour être plus performant à la maison sur son tableau Excel ? Si on transpose ces incarnations de la “réussite” des années 80-90 au monde actuel, ça donne des individus qui passent leur journée dans des “tunnels Zoom” pour la finir avec leur boîte mail. Il faut bien reconnaître que ça ne fait pas vraiment rêver…

Autrement dit, l’idée que l’on se fait de la carrière, de la réussite et de l’ambition est toujours le fruit d’une époque, du modèle d’organisation typique de cette époque et de la culture que ce modèle engendre. Le paradigme dans lequel nous avons tous grandi, c’est celui construit autour de l’âge de l’automobile et de la production de masse, pour reprendre les catégories de l’économiste Carlota Perez. Le paradigme qui prend le relais, c’est celui issu de la révolution numérique. Et dans cette période de transition entre l’économie de masse et l’économie numérique, il est normal que les institutions du passé basculent dans l’obsolescence.

Cela fait des années que les modèles de la réussite d’hier se ringardisent. Mais force est de constater que, depuis deux ans, la crise sanitaire accélère sérieusement les choses. Avec la pandémie, le roi est nu. On voit mieux que la “réussite” d’hier s’accompagne de valeurs productivistes destructrices de la planète et du lien social. On voit les emplois chronophages qui ne laissent pas de place aux plaisirs de la vie, à la famille, aux ami·e·s, à la communauté.

Alors, à quoi ressemblera la figure de la réussite en 2022 ? Au risque de vous décevoir, je ne crois pas qu’il y en aura une. Mais je vais tenter ici de décrypter ce qui a changé.

La réussite d’hier s’obtient en éliminant les autres

Qu’il s’agisse des chirurgiens qui ont d’abord réussi à éliminer leurs concurrents au cours de leurs études de médecine, puis à intégrer la spécialité la plus sélective, ou des banquiers d’affaires qui ont vaincu leurs rivaux pour intégrer l’institution la plus prestigieuse, le modèle de la réussite professionnelle dont on a hérité se base sur la sélectivité. Plus vous éliminez de concurrents, plus votre réussite est grande.

C’est vrai dès l’étape des études. HEC est une plus grande “réussite” que l’ESSEC ou l’EM Lyon parce que plus de candidats ont été éliminés. Idem pour Polytechnique par rapport à Centrale-Supélec. Cela n’a rien à voir avec les enseignements, les projets et la pédagogie proposés. Le prestige vient de l’élimination du plus grand nombre de candidats. Tout le monde le sait sans avoir besoin de le dire. Quand je préparais les concours des écoles de commerce, je n’ai pas regardé les enseignements proposés par les écoles. Je connaissais le “classement” basé sur la sélectivité.

Ce modèle se poursuit après les études quand le jeu consiste à intégrer l’institution professionnelle la plus prestigieuse, c’est-à-dire la plus sélective. Les diplômés d’écoles de management cherchent à entrer chez McKinsey ou Goldman Sachs ; les diplômés ingénieurs visent Google ou toute entreprise industrielle réputée pour son “exigence”. Et ça ne s’arrête pas là : pour monter les échelons, il faut continuer à éliminer les concurrents, comme quand on cherche à devenir associé·e dans un cabinet de conseil. Il n’est pas étonnant que cette réussite s’accompagne de métaphores guerrières.

… et en sacrifiant sa propre vie

Après avoir bien “tué” ses concurrents, pour rester au sommet de la pyramide et profiter du prestige de l’institution qui vous emploie, il s’agit de tout lui sacrifier. La logique sacrificielle caractérise presque toutes les incarnations du modèle d’hier : des traders aux chirurgiens, en passant par les banquiers d’affaires, tous glorifient le surtravail et font des plaisanteries sur le fait de « faire 35 heures en deux jours ». C’est un sacerdoce.

Les Américains parlent de greedy jobs (« emplois avides » en français) à propos de ces emplois qui exigent des investissements en temps qui empêchent tout équilibre de vie, comme dans le monde de la finance, par exemple. Ces postes “avides” expliquent pour beaucoup l’écart de “réussite” entre les femmes et les hommes car ils excluent la plupart des mères de famille, des aidant·e·s et toutes les personnes ne pouvant ni voulant travailler 70 heures par semaine.

L’expression a d’ailleurs un double sens : les greedy jobs sont à la fois des jobs avides de temps et valorisant la cupidité (greed). Dans les années 1980, la réplique de Michael Douglas incarnant le financier Gordon Gekko dans le film Wall Street a marqué toute une génération avec sa définition de la réussite : greed is good” martèle-t-il. On continue de s’y référer pour la critiquer (non, la poursuite des intérêts individuels ne contribue pas à l’intérêt général).

Les greedy jobs rendent les individus cupides pour une autre raison. Les individus qui les occupent sont convaincus que puisqu’ils sacrifient leur vie à leur réussite, ils « méritent » cette réussite. Ils ne doivent donc rien aux autres et n’ont rien à leur donner. C’est ce qu’explique bien l’auteur Michael Sandel dans son livre The Tyranny of Merit : la croyance dans la méritocratie nourrit le mépris des autres et la cupidité. « Plus nous pensons que nous nous sommes faits tout seuls et que nous nous suffisons à nous-mêmes, plus il est difficile d’apprendre la gratitude et l’humilité. Et sans ces sentiments, il est difficile de se soucier du bien commun », explique-t-il.

La réussite d’hier a du plomb dans l’aile

On connaît tous/toutes des incarnations de la “réussite” qui correspondent encore à ce modèle sélectif et avide que je viens de décrire. Mais on sent bien que ce modèle a moins la cote et qu’il est critiqué de toute part. Les uns expliquent que ce modèle cupide a provoqué l’explosion des inégalités. Les autres affirment qu’il est responsable du réchauffement climatique et insoutenable pour la planète. D’autres encore disent qu’il est raciste et produit des inégalités de genre. À tout cela s’ajoute une crise de santé mentale dont la réussite d’hier peut être tenue pour largement responsable.

La crise sanitaire a contribué à intensifier ces critiques. Les morts de la pandémie, les burn-out, le stress, le brouillage pro/perso en télétravail, la révélation de nouvelles inégalités, les changements de vie et déménagements ont rebattu les cartes. La “grande démission” touche des millions de gens. Ils/elles quittent leur emploi pour de meilleures conditions de travail, se reconvertissent après un burn-out, ou cherchent un meilleur équilibre de vie. Le phénomène fragmente et diversifie la “réussite”. Des alternatives émergent.

Au moins 4 moteurs de changement

1 - Le télétravail, révélateur d’absurdie ?

Le sacerdoce “présentiel” de la réussite corporate s’accompagnait d’une vie sociale souvent gratifiante. Les signes de pouvoir et de richesse, tangibles et visibles, comme les beaux bureaux et meubles, les attributs vestimentaires et accessoires, la voiture de fonction, les déjeuners d’affaires dans les grands restaurants sont à la fois des compensations matérielles appréciées et des manières pour les individus de montrer leur réussite. En télétravail et même en travail “hybride”, les personnes concernées perdent beaucoup. Comment signaler son statut sans ces attributs ? Sur Zoom, la hiérarchie est aplatie : chaque personne a une fenêtre de taille identique sur l’écran. La réussite ne se voit pas.

Le télétravail et sa surcharge de travail numérisé a accentué la crise cognitive qui nous frappe avec la multiplication des communications numériques. On a l’impression de passer sa vie entière devant un ordinateur à surfer d’une application à une autre, comme un rat en cage dont l’horizon s’est totalement rétréci. Les temps de trajet économisés ont été remplis par davantage de réunions en visio. Et les temps de repos sont consacrés aux mails. Pour beaucoup, le sentiment d’aliénation s’est accentué.

Le brouillage croissant entre vie privée et vie professionnelle rend plus absurdes les corvées professionnelles. Avec la famille dans les parages, le sentiment de passer à côté de sa vie semble plus fort. Les conflits familiaux sont aussi plus fréquents. Au Japon, où les cadres aux plus belles carrières (le plus souvent des hommes) avaient l’habitude de rester 70-80 heures par semaine au bureau, la cohabitation domestique est devenue problématique : souvent leur conjoint ne supporte plus qu’ils ne participent pas aux corvées domestiques. La division genrée des tâches ne passe plus. On divorce davantage.

En bref, le modèle de la réussite d’hier s’affaiblit considérablement avec le télétravail. Il reste la paye, bien sûr. Mais les contreparties ne sont plus les mêmes. Les conditions de travail peuvent être franchement dégradées, avec plus d’heures et pas forcément plus de liberté. En théorie, le télétravail permet plus de flexibilité dans l’organisation de son travail. En pratique, pour les emplois qui correspondent aux codes de la réussite, c’est surtout plus d’heures et du présentéisme à distance.

2 - La réussite par l’influence : les modèles alternatifs montent en puissance

Si la réussite d’hier dépend de votre capacité à éliminer les autres, celle de l’âge numérique dépend au contraire de votre capacité à rassembler et influencer les autres. La crise sanitaire a accéléré la montée en puissance des influenceurs et créateurs (YouTube, Instagram, TikTok ou Substack), qui tirent un sentiment de réussite de la capacité à être “suivis” par le plus de gens possible. Ce modèle n’est pas nécessairement vertueux car il repose sur un narcissisme exacerbé et la dictature des algorithmes. Mais il a permis à des individus non issus de l’élite classique de donner à voir des modèles de réussite différents.

À mesure que le modèle plus inclusif de la réussite par l’influence concurrence celui de la réussite par l’exclusion (la sélectivité des institutions), ce dernier voit son prestige décliner. Il y a de moins en moins d’étudiants dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Quant aux organisations qui recrutent, même les plus prestigieuses se plaignent d’une baisse des candidatures, de leur moindre qualité ou du fait que les candidats exigent un meilleur équilibre des temps de vie.

Il y a dix ans, les ingénieurs, commerciaux et consultants ambitieux n’auraient pas imaginé ne pas être salariés. Depuis quelques années, et encore plus depuis le début de la crise sanitaire, la réussite se conjugue avec l’indépendance. Les freelances et entrepreneurs revendiquent aussi la “réussite”. On se demande même parfois s’il n’y a pas désormais une injonction nouvelle à réussir loin du salariat.

3 - Les crises écologiques et sociales chamboulent le vieux modèle

Il n’y a pas que le Covid qui fait l’actualité depuis deux ans. Les catastrophes environnementales, crises géopolitiques et sociales semblent se succéder à un rythme toujours plus effréné. Cela n’a hélas pas poussé les dirigeants de la planète réunis à Glasgow à l’occasion de la COP26 en automne 2021 à se mettre d’accord sur des mesures coercitives pour baisser les émissions de gaz à effet de serre. Déçus des politiques, beaucoup de jeunes (et de moins jeunes) voudraient que l’impact de leur travail sur la planète soit plus positif. Cela explique pour partie le succès de la certification B-Corp, par exemple.

Greed is good ? Les anticapitalistes et les partisans de la décroissance, autrefois marginaux, ont transformé les élites françaises. Dans leur livre Génération surdiplômée, Jean-Laurent Cassely et Monique Dagnaud parlent de l’ “alter-élite” à propos de la frange contestataire parmi les 20% les plus diplômés. Ils/elles fantasment à l’idée de se tourner vers l’artisanatune petite minorité le fait effectivement — sont en quête de sens et d’authenticité. À la sortie de l’école, ils/elles sont plus nombreux à vouloir travailler dans l’économie sociale et solidaire (ESS). (Même si souvent, la déception est au rendez-vous : les postes proposés sont faiblement rémunérés, le management y est souvent toxique.)

Ce qui est sûr, c’est qu’on a plus de mal à vendre la réussite d’hier à l’alter-élite d’aujourd’hui ! Ils/elles ont d’autres modèles : leur camarade de promo de grande école qui est devenu caviste, celle qui a lancé une startup de l’ESS, celui qui est parti méditer plusieurs années avec des moines et celle qui organise des stages de permaculture… (Pardon pour les caricatures, mais vous voyez l’idée).

4 - Quand tout fiche le camp, où est la sécurité ?

Le vieux modèle, c’était aussi celui d’une grande sécurité. Votre ascension était linéaire. Votre belle fiche de paie vous permettait d’emprunter assez pour accéder à la propriété immobilière. Et le prestige de l’organisation qui vous employait vous assurait de belles perspectives de carrière. Quand vous cochiez toutes les cases, vous étiez à l’abri. Mais cette sécurité-là est-elle la même aujourd’hui ?

La transition numérique a chamboulé les modèles d’affaires et fragilisé tant d’entreprises qui semblaient assurément solides. En valeur relative, les postes dont la paye était “confortable”, comme celle des hauts fonctionnaires ou des professeurs agrégés, rapportent beaucoup moins. L’accès au logement dans les grandes villes est considérablement plus difficile qu’avant. Même la “réussite” ne vous garantit plus le bel appartement parisien si vous n’avez pas d’apport de vos parents.

Quant à la carrière, il y a de moins en moins de postes qui confèrent une sécurité professionnelle durable. Les avocats et les experts-comptables voient leurs métiers transformés par l’intelligence artificielle. Les développeurs informatiques savent qu’ils devront apprendre demain de nouveaux langages. Le prestige de l’organisation ne protège plus contre l’obsolescence des compétences.

On a le sentiment que la sécurité d’aujourd’hui se trouve ailleurs : dans votre marque personnelle, la puissance de votre réseau, un parcours diversifié qui vous a fait développer plusieurs cordes à votre arc, votre capacité à travailler de manière autonome, libéré du joug du présentéisme, et celle de vous réinventer professionnellement.

Alors, s’il ne devait y avoir qu’une figure de la réussite en 2022, ne serait-ce pas celle qui rejette le concept même de réussite ?

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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