L’autonomie selon B. Soubiès : pour un nouveau contrat social durable

31 janv. 2019

6min

L’autonomie selon B. Soubiès : pour un nouveau contrat social durable
auteur.e
Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

Depuis plusieurs années, nous sommes inondés d’articles sur « l’entreprise libérée » comme étant LA solution pour sauver le travail de tous ses maux. Certaines entreprises l’ont déjà expérimenté prises dans l’urgence du tournant technologique et des nouvelles aspirations salariales. Mais qu’est-ce que cela signifie vraiment être une organisation autonome, opale ou holacratique au quotidien ? Est-ce un modèle, une démarche ou… une jolie vitrine de « la tendance RH 2018 » au service de la marque employeur ?

Bruno Soubiès, Fondateur de disRHupt et auteur de « L’entreprise à l’écoute de son personnel - Libérons son pouvoir magique » a accepté de nous éclairer. Ancien DRH et Consultant en accompagnement du changement, il est un militant en faveur de l’autonomie, non pas en tant que modèle préfabriqué et duplicable… Mais comme outil de libération du potentiel humain, véritable facteur de performance et de progrès social. Démonstration.

Comment manager des équipes dispersées ?

Découvrir notre Ebook

Reprenons les bases : être autonome, c’est quoi pour une organisation ?

En m’appuyant sur les résultats d’études sémantiques issus de verbatims de salariés et de nombreux témoignages des acteurs RH et managers, j’en suis venu à cette définition : le cœur de l’autonomie se situe au niveau des collaborateurs. C’est un nouveau contrat moral passé avec l’entreprise pour atteindre un équilibre acceptable entre vies professionnelle et personnelle. Surtout, elle permet de sortir du lien de subordination qui régit les relations de travail : on entretient une relation tellement infantilisante en contrepartie de quoi ? Un salaire versé pour « mise à disposition de leur force de travail. » C’est cela qui désengage, alimente le mal-être et gangrène la performance.

L’autonomie est un nouveau contrat moral passé avec l’entreprise pour atteindre un équilibre acceptable entre vies professionnelle et personnelle.

Opale, libérée, holacratie… On s’y perd. Pouvez-vous nous éclairer sur ces modèles ?

Je suis très méfiant envers les modèles pensés en amont et souvent « par le haut »… Même si l’intention est de faire mieux, on finit par répliquer les mêmes erreurs en se focalisant sur les processus et non les Hommes. La base de ces différents modèles, c’est de comprendre ce qu’ils veulent dire et non pas comment ils fonctionnent : la grande majorité des collaborateurs demande des choses simples telles que de contribuer au développement de leur entreprise, être responsables de leurs actions, évoluer dans un climat bienveillant et être respectés.

La différence se joue sur le degré d’autonomie qu’on accorde, et c’est tout l’enjeu. Qu’est-ce que le management est prêt à « lâcher » ?

Quelques traits communs à ces modèles : supprimer totalement ou partiellement la hiérarchie pour interagir en cercles d’expertise, «out » les pointeuses et autres outils de contrôle, transparence de l’information, organisation par les équipes de leurs plannings, des congés jusqu’à, pour certaines entreprises, instaurer une nouvelle gouvernance. Les salariés sont parfois intégrés aux décisions stratégiques : choix des investissements, politiques de rémunération… La différence se joue sur le degré d’autonomie qu’on accorde, et c’est tout l’enjeu. Qu’est-ce que le management est prêt à « lâcher » ?

Justement, sur quoi doit-on « lâcher » pour instaurer une organisation autonome efficace et, surtout, durable ?

Pour moi, une entreprise qui tend vers plus d’autonomie doit prendre en considération les dimensions physiques, mentales et spirituelles de ses collaborateurs :

  • Plus de marge d’initiative dans le travail quotidien : qui mieux que les salariés connaîssent leur métier, ce qu’il faudrait faire pour l’améliorer ? Il faut sortir de la culture du « chef-qui-sait-tout ». N’imposons rien, laissons-leur le choix dans les modes de fonctionnement. L’exemple des start-up est intéressant : les processus y existent seulement quand les équipes en ont besoin !

Il faut sortir de la culture du « chef-qui-sait-tout ». N’imposons rien, laissons le choix.

  • De la flexibilité dans le travail : l’étude des témoignages collaborateurs ont souligné l’importance de maîtriser sa charge de travail, de pouvoir choisir ses dates de congés et d’organiser son temps en fonction des contraintes de la vie. Le développement personnel et l’évolution professionnelle : tout être humain aime évoluer ! Peu importe le niveau de responsabilité du collaborateur - ouvrier, employé ou cadre - le sentiment de pouvoir grandir et de contribuer à un projet conditionne fortement le degré d’engagement. On doit les autoriser à rêver et à dessiner leur parcours professionnel fondé sur leurs qualités personnelles et non prédéterminés par les départements RH.

On doit les autoriser à rêver et à dessiner leur parcours professionnel fondé sur leurs qualités personnelles.

Et concrètement, la mise en application… Comment fait-on pour que cela fonctionne ?

Il y a un postulat : le courage des dirigeants. Ils doivent remettre le travail des collaborateurs au cœur des préoccupations : ce sont eux les premiers clients en tant que contributeurs à la création de valeur ! Cela implique de faire preuve de courage en actant des décisions « de rupture ». J.D Sénard a décidé d’accélérer l’autonomie chez Michelin en allégeant la lourdeur des reportings : il en a éradiqué la moitié. Il n’y a pas d’autonomie sans simplification car le poids de la hiérarchie et du contrôle étouffe le travail…

Ceci implique une évolution du rôle des managers opérationnels : il faut passer d’un management de représentation ou d’encadrement à des rôles plus transversaux et agiles… Puis s’extraire de la sacro-sainte « logique de territoire ». Pas facile car ils doivent « switcher » vers une posture de contributeur au service de leur équipe et instaurer un climat de confiance avec le droit à l’erreur pour tous.

Il n’y a pas d’autonomie sans simplification car le poids de la hiérarchie et du contrôle étouffe le travail…

Quant aux fonctions RH, elles doivent véhiculer ces nouvelles valeurs et redéfinir le rôle du manager : quels sont ses nouveaux objectifs, les comportements attendus ? Pour le service RH en lui-même, idem. Il faut changer de posture et apprendre à répondre aux besoins des collaborateurs surtout dans des structures de plus en plus matricielles et complexes. Je crois beaucoup à la mise en place d’un référent RH au sein des équipes.

Enfin, l’enjeu est de créer les conditions durables à cette autonomie : il est plus simple de décréter l’autonomie et la bienveillance quand tout va bien. Mais que se passe-t-il en cas de crises ou de tensions ? C’est la consistance des managers qui pourra garantir la pérennité de ce nouveau cadre. Ici, la connaissance de soi est essentielle : la prise de conscience de leur rôle dans l’entreprise et de leurs équilibres internes avant de pouvoir manager les autres.

En période de crise, la connaissance de soi est essentielle ainsi que la prise de conscience de leur rôle de manager dans l’entreprise.

Peut-on vraiment passer d’une entreprise au management directif et « sur-processisée » à une organisation plus autonome ?

Pour moi, il y a autant de modèles d’autonomie que d’organisations ! Chaque entreprise avance pas à pas avec son histoire et sa culture et cela peut prendre du temps.

C’est pourquoi les grands programmes de changement « prédéfini », je m’en méfie car cela ressemble plus à un joli « polish » pour la marque employeur qu’une réelle transformation.

Chaque entreprise avance pas à pas avec son histoire et sa culture et cela peut prendre du temps.

Il faut y aller par étape en reprenant les grands principes du management du changement :

  • Prendre conscience au plus haut niveau que l’on peut et doit faire différemment : la direction doit impulser et les niveaux en-dessous, eux, laisser faire.
  • Lancer une phase d’écoute « quanti et quali » : j’ai lancé des enquêtes lorsque j’étais DRH pour capter puis analyser les verbatims des salariés. Prendre le temps d’écouter attentivement, c’est regarder son entreprise en face et, ainsi, encomprendre la culturepour mieux agir en phase avec les attentes.
  • Repérer ensuite les bonnes pratiques pour mettre en place une phase pilote grâce à des ambassadeurs internes qui seront capables de les diffuser auprès de toute l’organisation une fois les résultats démontrés. Pour les motiver, il faut les valoriser car ils jouent un rôle clé grâce à leur conscience du collectif !
  • Changer pas-à-pas : la notion de temps ne compte pas. Ce sont les actions quotidiennes et les « preuves managériales » qui lancent le mouvement de fond et instaurent la confiance dans ces nouvelles pratiques.

La bascule au niveau global est possible une fois les résultats visibles : comme « l’effet papillon », les autres pôles, départements ou équipes seront plus enclins à tenter autre chose. La communication a un rôle à jouer en exposant ceux qui osent « la résistance aux process ».

Que risquent les entreprises qui se cantonnent aux anciens modèles ?

La société a changé mais les modes de management n’ont pas suivi. La distorsion est de plus en plus grande entre ce que l’on vit en tant que citoyen ou consommateur, où nous avons intériorisé la norme d’autonomie, et notre condition de salarié. La majorité des collaborateurs ne veut plus d’un cadre rigide mais revendique un parcours professionnel évolutif qui leur est propre. En particulier les Millennials, cette génération est en train de déserter les boîtes traditionnelles pour se mettre en freelance (déjà 10% de la population active) : c’est une forme de résistance et une inquiétante fuite des talents impactant l’innovation et la compétitivité des entreprises à terme.

La majorité des collaborateurs ne veut plus d’un cadre rigide mais revendique un parcours professionnel évolutif qui leur est propre.

C’est dommage car les grands groupes peuvent offrir une vraie dynamique collective : on compose ensemble, dans la diversité et il y a une forme d’entraide… Cela a un vrai rôle social dans notre société.

En conclusion, je dirais que la survie des entreprises dépend de leur capacité à jouer ce rôle social… Mais sans étouffer les potentiels et les aspirations individuels. Difficile sans plus d’autonomie et de confiance. C’est cela la marque employeur durable : pas forcément arborer un beau modèle autonome en camouflant son nouveau lot de rigidités… Mais de simplement réintroduire du bon sens au sein des relations de travail. C’est assez simple au final, il s’agit de nous rapprocher de notre nature humaine.

_
Photo : WTTJ

Les thématiques abordées