Pourquoi autant de gens fantasment sur leur boss ?

14 févr. 2022

8min

Pourquoi autant de gens fantasment sur leur boss ?
auteur.e
Antonin Gratien

Journaliste pigiste art et société

C’est une réalité au parfum de scandale. Lové dans leur couette tard dans la nuit ou en pleine réunion zoom post-dej’, certains salariés caressent l’idée d’une rencontre sexuelle avec leur supérieur.e.s. Effet de l’érotisation des patron.ne.s dans l’espace culturel ? Conséquence d’une attraction socialement construite à l’endroit des détenteurs du pouvoir, ou encore réflexe physio-biologique lié à l’instinct de survie ? À la faveur de cette Saint-Valentin 2022, on dissèque ensemble les ressorts d’un des fantasmes les plus sulfureux de notre époque.

Paris, début février, 18h30. Tandis que le soleil engage pudiquement sa retraite, l’esprit de Soraya, lui, s’emballe. « À chaque fois c’est pareil, confie cette webdesigneuse le sourire canaille aux lèvres, mes collègues prennent leurs cliques et leurs claques et moi je n’attends qu’une chose : qu’ils débarrassent le plancher pour me retrouver seule avec lui ». « Lui », c’est le patron de la start-up qu’elle a intégrée deux ans auparavant. Et si elle croise quotidiennement les doigts pour bénéficier d’un moment privilégié avec celui qu’elle surnomme « l’Hercule » (Monsieur est bodybuildé), ce n’est pas pour faire un point sur ses performances. Ni même négocier son salaire. Non, ce que Soraya a en tête, les murs des locaux dans lesquels elle travaille en rougiraient si ils l’apprenaient. « J’aimerais qu’il me propose de prendre un verre chez lui, ou de me ramener chez moi… » Pour ? « Pour qu’on fasse l’amour brutalement, passionnément, voilà ! », lâche-t-elle, comme pour se délester des gravités d’un secret inavouable.

Tous dans le même bateau ?

Pourtant, loin d’être une excentricité réservée aux âmes lubriques, le fantasme du boss court les rues - enfin, les lieux de travail. Question statistique sur le sujet il n’y a pas foule, mais on n’est pas non plus dans le désert de Gobi. Selon une enquête menée en 2015 par le site de rencontres Gleeden auprès de ses membres, 78 % de femmes mariées fantasmeraient sur leur supérieurs. Dans le cadre d’un sondage réalisé pour OnlineSeduction, l’institut IFOP a révélé, en 2018, que 53 % des hommes avaient déjà fantasmé sur un.e collègue - sans spécifier si cela concernait spécifiquement leur N+1. Dernière donnée ayant fait grand bruit lors de sa diffusion : selon une étude menée par Yougov en 2017 pour Marco Vasco, 25 % des Français âgés entre 25 et 34 ans auraient déjà fait un rêve érotique avec leur patron.n.e. De là à conclure que ce même pourcentage souhaite, dans les faits, coucher avec un.e supérieur.e ? « Ce serait aller un peu vite », freine Alain Héril sexothérapeute auteur de Je fantasme donc je suis (éditions Eyrolles). « Les songes fonctionnent par énigmes soumises à interprétation ; qu’une personne rêve de sodomiser son patron peut signifier qu’elle aimerait l’humilier, et non avoir réellement un rapport avec lui. » Au demeurant, rêves ou pas rêves, l’expert admet sans détour que fantasmer sur un.e boss.e relève du « commun ». Mais pourquoi, au juste ?

Une aura de « réussite sociale » à géométrie variable

Les patron.ne.s peuvent exiger que vous rameniez votre fraise à 6h du matin au bureau parce que « les dossiers ne dorment pas, eux », ou coffrer votre week-end pour plancher sur une présentation laissée en friche par Jean-Mich’. Ils peuvent vous embaucher, vous mettre un blâme, vous renvoyer - bref, les boss.e.s ont un pouvoir quasi monarchique dans le royaume pro’. Et selon la psychologue clinicienne Johanna Rozenblum, cette spécificité est en partie liée avec le fantasme qu’alimentent les patron.ne.s. En tant que personnes ayant la mainmise sur les carrières, « ils incarnent un triomphe social qui les transforme en totems suscitant des désirs ». Être choisi pour une partie de jambes en l’air avec son.sa supérieur.e permettrait de se propulser à la hauteur d’un « modèle de réussite ». Lequel ne nous émoustille pas tous de la même façon, suggère la thérapeute.

« Il paraît probable que le fantasme des patron.ne.s se retrouve surtout dans les secteurs à hiérarchies pyramidales où la figure du boss est particulièrement idéalisée, comme dans l’industrie du luxe. Mais en fonction de l’éducation qu’on a reçue, des valeurs inculquées par l’entourage familial sur ce que signifie gravir les échelons sociaux, il est possible qu’un individu y soit complètement hermétique ». Autrement dit, l’usine à fantasme serait soumise à des déterminismes multifactoriels notamment enracinés dans l’enfance.

Quand Œdipe se tape l’incruste au bureau

Tout se jouerait-il lors de nos premières années ? Psychanalyste et sexologue, Antoine Clavero est plus nuancé. « Le fantasme est un scénario généralement forgé par l’inconscient durant l’enfance », pose le praticien avant d’ajouter : « cette structure primaire évolue brique après brique, couleur après couleur, au fil du temps et des rencontres ». Quid du fantasme des supérieur.e.s, plus précisément ? Notre interlocuteur y devine la trace du célèbre complexe d’Œdipe, théorisé par Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, comme un schéma où l’enfant désire son parent du sexe opposé et nourrit une forme de rivalité avec celui du même sexe.

Selon Antoine Clavero, fantasmer sur son.sa patron.n.e pourrait cacher un désir de réparation, vis-à-vis d’un Œdipe mal goupillé. Une femme chercherait à être choisie parmi ses collègues (des « soeurs symboliques ») aux yeux du patron (lui, « père symbolique »). Quant aux hommes, ils aspireraient à faire chavirer le cœur de la figure (symbolique, toujours) d’une mère qu’ils n’auraient pas séduit étant jeune. Comme si notre inconscient, en habile prestidigitateur, orchestrait un « transfert ». Cas pratique : « j’ai toujours eu un souci d’autorité avec mes supérieures », affirme Souleymane. À chaque fois, les relations avec ses patronnes ont tourné au vinaigre. Et tout aussi étrangement, ce webmaster s’est surpris à ourdir des fantasmes BDSM à l’égard de ses « tyrans ».

Du genre ? « Des jeux de dominations pavés de dirty talk, d’étranglements, de tirage de cheveux - du sexe bestial, quoi ». Lors des soirées d’imagination débridée, plusieurs accessoires s’invitent même à la fête. « Boules de geisha, harnais cloutés, martinet… », égrène notre dominateur en herbe. « Cette personne pourrait reproduire inconsciemment au travail les frictions de sa relation d’antan avec une mère jugée castratrice, commente Antoine Clavero. Peut-être qu’il essaie de guérir cette blessure en reprenant l’ascendant sur le plan fantasmagorique ». Et si passage à l’acte il y avait, Souleymane se retrouverait dans un « rapport de pouvoir inédit », souligne le thérapeute, puisqu’il disposerait d’un précieux « outil de nuisance » dans la mesure où les relations au travail, sans être interdite par la loi en France, restent mal vues. Se glisser dans le lit du boss, c’est parfois inverser l’équation de domination à travers l’acte sexuel. Mais aussi toujours disposer, à l’arrivée, d’un outil de pression - voire de chantage.

L’instinct de survie fait irruption

Résumons. Qui fantasme son.sa boss.e pourrait - dans les limbes de l’inconscient - vouloir compenser une carence affective (« enfin, tu m’aimes »), ou prendre sa revanche (« à moi de dicter la loi »). Sans rien rejeter de l’importance des ressorts oedipiens dans l’attraction vers nos supérieur.e.s, Alain Héril souligne que ce magnétisme renvoie aussi, plus globalement, à « un vieil enchevêtrement du lien entre autorité consacrée et sexualité » qu’il localise notamment à travers la légende du « droit de cuissage ». Une pratique dont il a pu exister des exemples locaux au Moyen Âge - sans qu’elle ne soit jamais inscrite dans les lois féodales d’époque - selon laquelle un seigneur aurait le « droit » de « déflorer » toute femme s’apprêtant à épouser l’un de ses serfs.

« Cette logique de priorisation est traçable jusqu’à la source grégaire de l’humanité, où un mâle Alpha était en possession de nombreuses femelles ». Une manière pour le « chef » d’asseoir son autorité sur le groupe qui présentait aussi un avantage non négligeable pour ses partenaires. Dans une ère de danger constant, « engager un commerce sexuel avec le plus puissant permettait d’optimiser ses potentialités de survie, en devenant une protégée », souligne le thérapeute. « Comme dans la série Casa de Papel : si une des otages de l’équipe du Professeur couche avec Berlin, c’est moins pour faire germer un amour que pour se placer sous sa garde toute-puissante ». Transposé en dehors des cadres un brin extrêmes de la préhistoire ou d’un braquage retentissant, plutôt qu’assurer sa survie, désirer partager une nuit (ou une pause déj’ enflammée) avec son.sa boss.e renverrait à l’espoir - inconscient ou non - de réduire ses chances d’être renvoyé, et de maximiser celle d’obtenir une promotion. De gagner ses faveurs, en somme.

Les patrons, nouveaux visages de l’érotisme

Ce phénomène d’attraction, qu’Alain Héril n’hésite pas à qualifier « d’universel à travers les âges et les latitudes », a récemment trouvé une myriade de formes d’expressions dans le champ culturel. « On a beaucoup érotisé les boss.e.s, à l’instar d’autres emblèmes de l’autorité comme le policier, l’hôtesse de l’air ou le professeur, en mobilisant une imagerie SM », pointe l’expert. Il n’y a qu’à jeter un œil sur le phénomène 50 Shades of Grey, où une journaliste tombée sous le charme d’un milliardaire s’aventure vers les sulfureux rivages du shibari (bondage). Côté littérature, pléthore d’ouvrages aux titres évocateurs fleurissent : Achetée par le Boss, Heures sup’avec mon boss ou encore Ensorcelée par son patron…

Et il n’y a qu’à taper « boss » sur Pornhub pour réaliser à quel point le fantasme est décliné à toutes les sauces. En guise de punition pour son rendu bâclé, un homme est sodomisé par sa supérieure avec un godemichet (pegging). Ailleurs, un entretien d’embauche dérape en concours de fellation et des afterworks finissent en partouzes chapeautées par… des patronnes. Le tout souvent teinté d’une grammaire BDSM soft ou hardcore. « La plupart des fantasmes sont façonnés par des contextes culturels ; il est indéniable que ces médiatisations érotisées de la figure patronale offrent des modèles qui s’inscrivent dans nos inconscients de par leur répétition », souligne Alain Héril.

Prenez Natacha, par exemple. Cette vendeuse en magasin bio se définissant comme « à 80 % lesbienne » reconnaît que le « côté domination manque un peu » dans sa sexualité. Alors, elle s’évade en songeant à son patron. « Pour parler crûment, quand je me masturbe il m’arrive de l’imaginer me baiser, un point c’est tout » selon un scénario qui trempe légèrement dans les eaux du « délire secrétaire dominée par le boss », imprégné de « l’esthétique porn mainstream axé pénétration ». Quelque chose d’un peu brutal, d’un peu féroce. « Serait-ce mon côté sado-maso qui parle ? », se demande-t-elle. Allez savoir…

Du « piment au quotidien », ou une pathologie à l’horizon

Ambiance plus fleur bleue chez Grégoire. « Dès l’entretien mon supérieur m’a charmé, c’était un homme très bien bâti, de belle expression » et pourvu d’un charisme certain - « pas du niveau de Barack Obama, mais quand même… », se rappelle cet ex-vendeur en cosmétique. D’emblée, le fantasme s’étaye. « Un scénario assez romantique avec des gestes d’affection, des étreintes puis in fine des rapports plus intimes ». Sans aucun espoir de concrétisation, d’ailleurs. « *Ce qui m’excitait, par-delà l’interdit lié au monde du travail, c’était surtout l’impossibilité de la rencontre sexuelle, lui étant 100 % hétéro et moi gay… Fantasmer sur lui était un plaisir innocent. Comme un bonbon que l’’on savoure et qui pimente le quotidien* ».

Même ressenti pour Éole à l’égard de son ex-manageuse. « Je travaillais sans passion dans le milieu des assurances, et les pensées que je cultivais pour elle réenchantaient une routine morne », rythmée par « des coups de fil à la chaîne et une monstrueuse paperasse à expédier ». Pour expliquer l’origine de leur attirance, nos deux rêveurs ne versent pas dans la psychologie des profondeurs. Ils citent un simple « crush » rehaussé de l’éclat capiteux de la transgression et du tabou. Lequel n’a « jamais impacté » leur travail, signalent-ils de concert. Ou alors dans un sens positif : « vouloir plaire à son employeur en faisant du bon boulot, ça booste forcément les performances », plaisante Eole. Mais tous ne réagissent pas avec le cœur si léger.

« Fantasmer une relation avec son supérieur peut entraîner beaucoup de dérives », alerte Johanna Rozenblum, « diverses inadéquations de comportements, une nuée de pensées parasites, des jalousies maladives… » Pour certains, la rêverie tourne à un calvaire qui se révèle, parfois, être le symptôme d’une pathologie : l’érotomanie. Soit « le fait de se sentir aimé par une personne qui en réalité ne nous aime pas ». Le désir imaginaire dépasse alors les frontières de l’érotisme récréatif, et s’articule autour de pensées obsessionnelles. « De manière générale, que ceux dont la vie fantasmagorique fait irruption dans la sphère professionnelle prennent gare », averti Johanna Rozenblum. Que ce soit pour apporter un baume sur une plaie d’enfance, par désir d’élection sociale ou simple goût de jouer avec le feu, pensez devise d’or, « NO ZOB IN JOB ». Eh oui, encore et toujours la vieille rengaine… Une perle de sagesse à prendre ou à laisser. Et bonne Saint-Valentin, bien sûr.

Article édité par Gabrielle Predko
Photo de Thomas Decamps

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