« En discriminant les profils expérimentés, les entreprises font fausse route »

19 oct. 2020

6min

« En discriminant les profils expérimentés, les entreprises font fausse route »
auteur.e
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Lorsqu’une entreprise souhaite embaucher un nouveau collaborateur, deux profils sont généralement écartés d’entrée de jeu : les jeunes sortis d’école dont beaucoup estiment qu’ils ne sont pas assez expérimentés et ceux qui ont passé le cap de la cinquantaine. En France, l’âge constitue, juste devant le sexe, le premier motif déclaré de discrimination au travail, loin devant le handicap et le fait d’appartenir à une minorité ethnique. Selon l’étude d’ADP The Workforce View in Europe, plus d’un tiers des français estime avoir déjà subi une forme de discrimination liée à son âge. C’est là tout le paradoxe : si les salariés sont amenés à travailler de plus en plus longtemps avec le recul annoncé de l’âge de la retraite dans notre pays, les seniors restent pour les recruteurs des profils coûteux, résistants au changement, peu innovants… et donc à exclure. Une situation que Carole, 52 ans, DRH et directrice administrative en recherche d’emploi depuis un an, ne veux plus accepter. Surtout, elle estime qu’en écartant ces profils expérimentés, les entreprises françaises font fausse route. Elle nous explique pourquoi.

Au chômage, à 51 ans

Les discriminations ne sont pas rares en entreprise, même s’ils nous touchent plus ou moins personnellement. Du commentaire sexiste ou raciste en réunion, au collègue malade chronique qui n’arrive pas à gravir les échelons hiérarchiques ou encore, l’ancien stagiaire qui vient de décrocher son septième CDD. Par chance et jusqu’à présent, j’ai toujours été épargnée. Diplômée d’une école de commerce, j’ai assuré pendant près de trente ans les fonctions de directrice administrative et de responsable RH. On faisait appel à mes services lorsqu’il fallait créer une nouvelle entité, gérer une évolution stratégique ou assainir une situation financière. Mais comme souvent avec les années, le jeu s’est corsé. Dans mon dernier poste, je me suis retrouvée dans une situation difficile alors que je travaillais pour une organisation gérée par des bénévoles élus, loin de se douter de la situation financière de l’association et ce que cela impliquait. Il y avait une divergence claire entre mon pragmatisme et leur vision idéalisée de l’institution. J’ai essayé de leur faire entendre raison, en vain. La situation s’est envenimée et sans avoir vu le coup venir, la direction de l’association a recruté une autre personne à mon poste. C’est ainsi qu’à 51 ans, et presque du jour au lendemain, je me suis retrouvée sur le marché de l’emploi « à la recherche d’une nouvelle opportunité ».

À 51 ans, et presque du jour au lendemain, je me suis retrouvée sur le marché de l’emploi « à la recherche d’une nouvelle opportunité ».

De façon insidieuse, on m’a fait comprendre que l’âge était un problème

Pour retrouver au plus vite une nouvelle position, j’ai mobilisé mon réseau, refait mon CV et commencé à répondre à des offres. Je n’ai pas tout de suite vu que mon âge était devenu un problème, c’était beaucoup plus insidieux. Les recruteurs préféraient me dire que j’étais trop chère, trop expérimentée et que je risquais de m’ennuyer. Un chasseur de têtes m’a finalement mise en face de cette nouvelle réalité : « Vous savez, Madame, l’âge est le premier critère discriminant à l’embauche ». Alors dans mon CV, j’ai supprimé quelques informations : mon âge, ma situation familiale, le nombre de mes enfants… Rien de personnel, à l’exception de mon adresse. Après tout, omettre certaines choses et afficher ses atouts est-il une faute ? Tout le monde le fait. Mais revenons à notre sujet, quels sont les principaux freins à l’embauche d’un senior ? Au-delà des prétentions salariales, il y a cette idée très répandue que passé un certain âge, les salariés seraient moins malléables et adaptables à de nouveaux environnements professionnels. Après avoir exercé des fonctions RH, je suis bien placée pour le dire : en France, les entreprises ne sont pas à la recherche d’un potentiel à exploiter, disons qu’on sélectionne des personnes dont on sait qu’on pourra leur dire ce qu’elles ont à faire et qu’elles s’exécuteront. Comme si, finalement, l’expérience ne comptait pas, ou si peu.

En France, les entreprises ne sont pas à la recherche d’un potentiel à exploiter. On sélectionne des personnes dont on sait qu’on pourra leur dire ce qu’elles ont à faire et qu’elles s’exécuteront.

Disparition de la fonction RH

Au-delà du manque de valorisation de notre expérience, je dirais que nous autres, les quinquas, sommes aussi les victimes collatérales de l’extinction progressive de la fonction RH. Dans l’entreprise, des personnes sans formation spécifique arrivent à des postes de management ou à des postes de RH simplement parce qu’ils sont là depuis un moment et qu’ils ont simplement réussi à gravir les échelons hiérarchiques. Le manque de formation et d’accompagnement de ces nouveaux recruteurs - qui manquent aussi de temps, c’est vrai - entretiennent les stéréotypes sur les seniors dont beaucoup qualifient à tort de “résistants aux changements, difficiles à manager, pas assez engagés, trop usés, insuffisamment productifs”… D’ailleurs, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une coïncidence si pour les profils expérimentés, on ne parle plus d’évolution de carrière, mais bien de « maintien dans l’emploi »… Une expression à la fois négative et défensive.

Finalement, tout se passe comme si les seniors étaient une charge, un problème à régler bien plus qu’une opportunité. La causalité a pourtant été établie scientifiquement : c’est avant tout l’existence de ces clichés qui explique la moindre productivité des seniors, et non l’inverse. Preuve à l’appui : dans ses travaux de recherche, Catherine Hellemans, professeure en psychologie du travail, souligne que les préjugés négatifs dont on fait l’objet entraînent bien souvent des effets « auto-handicapants » qui peuvent se traduire en comportements de sabotage qui vont alors, paradoxalement, confirmer le stéréotype.

Des personnes sans formation spécifique arrivent à des postes de management ou à des postes de RH simplement parce qu’ils sont là depuis un moment et qu’ils ont simplement réussi à gravir les échelons hiérarchiques.

Vision court-termiste des entreprises

Il y a un autre facteur important qui explique à mon sens que, les salariés seniors, sont souvent mis sur la touche : alors que l’allongement de la vie professionnelle nécessiterait de renforcer la formation pour permettre aux salariés de rester plus longtemps efficaces, l’accès à la formation décroît très rapidement à partir de 35 ans pour les employés et de 50 ans pour les cadres. Ça n’a aucun sens ! Un ami m’a raconté une petite anecdote qui illustre bien ce propos : il y a plusieurs années, un constructeur automobile français a embauché des centaines de personnes pour travailler sur la conception de moteurs électriques et la réalisation de véhicules verts. Aujourd’hui, cette firme a beau avoir vendu des millions d’unités, elle n’a pas pensé à former ses employés pour en assurer la réparation et la maintenance. Et se retrouve dans une situation bien compliquée… Ce que je veux dire par là, c’est qu’un salarié doit être accompagné pour suivre la transformation de l’entreprise. C’est un investissement au long court, pas un pion que l’on fait bouger sur un échiquier quand il y a un trou. La vision court-termiste des entreprises veut que lorsqu’on embauche telle personne parce qu’elle sera opérationnelle tout de suite. Mais il faut voir un peu plus loin : on a beau avoir toutes les compétences requises, si personne n’entretient ses connaissances, elles seront bientôt dépassées.

L’accès à la formation décroît très rapidement à partir de 35 ans pour les employés et de 50 ans pour les cadres.

Savoir-être et mémoire vivante de l’entreprise

Aujourd’hui, je me souviens avec un peu de nostalgie, que lorsque j’étais responsable des ressources humaines, je n’ai jamais eu peur de privilégier les profils seniors. D’abord, parce que la maturité de ces salariés se ressent dans leur savoir-être. Il est nécessaire de bien se connaître soi-même pour connaître ses limites, se remettre en question, être à l’écoute de son environnement, laisser son ego de côté, interagir de façon diplomate avec les équipes. Ensuite, je pense qu’une personne qui a quinze ans d’expérience dans un domaine ou dans une entreprise a déjà su faire face à de nombreuses situations et sait comment réagir en cas de problème. Les seniors sont bien souvent la mémoire vivante de l’entreprise. Ils savent ce qui a marché et anticipent mieux les potentiels échecs. Je pose ça là : et si pour éviter la fameuse rupture intergénérationnelle, les entreprises devenaient plutôt un espace de passation ? Une étude intéressante à ce sujet réalisée par le cabinet de RH Robert Half, relève que 63 % des cadres qui managent des seniors, évoquent le transfert de savoirs et de compétences aux jeunes générations, parmi les avantages à embaucher des seniors.

Les seniors sont bien souvent la mémoire vivante de l’entreprise. Ils savent ce qui a marché et anticipent mieux les potentiels échecs.

La nécessité d’un accompagnement adapté

Valoriser les connaissances des seniors et mieux les former serait déjà une grande avancée, même s’il faudrait aller encore plus loin. Passés cinquante ans, beaucoup d’entre nous ont été malmenés par l’entreprise. Certains ont été abîmés par un manager, par une direction, d’autres ont été écartés de projets, ont été placardisés et ont fini par perdre confiance en eux. Il arrive même que certains n’aient tout simplement plus envie de continuer à travailler. Il faut le prendre en compte.

Pour toutes ces raisons, les entreprises doivent réfléchir à des politiques spécifiques. De toute façon, il faudra bien faire avec les seniors ! Personnellement, cela fait maintenant un an que je cherche un travail : je suis toujours motivée, comme au premier jour, et pourtant, comme n’importe quel chômeur, plus le temps passe, plus je me pose des questions. Je vis particulièrement mal, le fait d’être dépendante du désir des autres. D’autant que la situation sanitaire ne facilite pas le retour à l’emploi des profils expérimentés. C’est un peu comme si on nous avait oubliés : 6,5 milliards d’euros ont été alloués au soutien à l’emploi des jeunes pour faciliter leur entrée sur le marché du travail. Et les seniors dans tout ça ? Plus que jamais, le sujet nécessite que l’on s’y attarde.

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Photo by WTTJ

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