BADASS : faire “comme les hommes” ou la révolution : doit-on choisir ?

Publié dans BADASS

03 mars 2022

6min

BADASS : faire “comme les hommes” ou la révolution : doit-on choisir ?
auteur.e
Lucile QuilletExpert du Lab

Journaliste, conférencière et autrice spécialiste de la vie professionnelle des femmes

BADASS - Vous vous sentez illégitimes, désemparées, impostrices ou juste « pas assez » au travail ? Mesdames, vous êtes (tristement) loin d’être seules. Dans cette série, notre experte du Lab et autrice du livre de coaching Libre de prendre le pouvoir sur ma carrière Lucile Quillet décortique pour vous comment sortir de la posture de la “bonne élève” qui arrange tout le monde (sauf elle), et enfin rayonner, asseoir votre valeur et obtenir ce que vous méritez vraiment.

Après la parution de ma dernière chronique, j’ai été un peu surprise. Alors que je louais certaines qualités de Miranda Priestly, la boss du film Le Diable s’habille en Prada (avoir confiance en soi, connaître sa valeur, gérer son temps, ne pas se surresponsabiliser pour les autres, savoir dire non…), des réactions ont pointé du doigt qu’elle était tout sauf un modèle, mais bien le symptôme d’une culture du travail viriliste et oppressive pour ses salariés, notamment les femmes. Et plutôt que de s’en inspirer pour comprendre et suivre les règles du jeu au même titre que les hommes, on devrait plutôt injecter une bonne dose de bienveillance, respect et empathie dans le monde du travail. Ce qui m’amène à me demander : sur le terrain de la “bonne conduite”, les femmes peuvent-elles tout avoir ?

Comportement, ben ouais

Ce n’est pas la première fois que je vois se confronter ces deux approches, deux échelles, deux partis pris : d’un côté, l’empowerment, le coaching pro (souvent dans un esprit très “libéral”) et de l’autre côté, la révolution du monde du travail et le rejet de ses codes, made by men for men (dans un esprit plus militant). Souvent, les femmes qui s’intéressent au premier se demandent si elles trahissent le deuxième, empruntant une autoroute mentale qu’elles connaissent trop bien : la culpabilité.

Concrètement, plutôt que ce soit à nous de nous adapter et intégrer les codes d’un monde du travail loin d’être idéal (et en faire toujours encore un peu plus), ce serait plutôt à lui de changer pour plus d’égalité :

  • Plutôt que d’apprendre à négocier une augmentation de salaire, on se dit qu’il faudrait militer pour la transparence des salaires.
  • Plutôt que d’avoir Christine Lagarde ou d’autres girl boss comme Miranda en rôle modèle, il faudrait choisir des icônes féministes qui luttent contre un système inégalitaire plus qu’elles n’en profitent.
  • Plutôt que de prendre la lumière et réseauter stratégiquement, nous ne devrions pas cautionner le copinage et la survalorisation de l’image pro.
  • Plutôt que de se décomplexer en se disant que même sans 100% des compétences on peut postuler à une offre, nous devrions lutter pour la méritocratie, la vraie.
  • Au lieu de se dire « oui, mais c’est comme ça que ça marche », il faudrait s’indigner et le crier haut et fort.

Bref, plutôt que d’avoir la confiance en soi des mecs, il faudrait faire de chaque geste professionnel l’étendard d’une cause, de son parcours une œuvre militante.

La charge de la morale et de la vertu

Ok, c’est louable, mais aussi injuste. Une fois de plus, l’égoïsme est interdit aux femmes : sur leurs bénéfices personnels immédiats doivent toujours prévaloir l’intérêt du plus grand nombre sur le long terme. N’est-ce pas un peu indécent d’exiger de nous-mêmes, qui subissons des inégalités de rester irréprochables et exemplaires, quitte à continuer de subir ? De nous alourdir d’une charge morale quand nous essayons de nous décomplexer et avancer comme nous pouvons ?

Le résultat, à force de se demander si ce que l’on fait est vertueux, c’est la paralysie… et le statu quo. Car pour faire la révolution, il faut en avoir les moyens et les femmes ne les ont pas. C’est trop leur demander que de changer l’échelle collective par la force de leur échelle individuelle déjà entravée. Elles peuvent refuser de négocier leur salaire, renoncer à jouer le jeu de l’auto-promo, se lever et se casser, dire “merci mais non merci”, et inventer d’autres façons de travailler (mumpreneures, freelances…), souvent au prix d’une précarisation. Et après ? Malheureusement, ça ne transforme pas forcément le monde du travail, qui continuera de rouler sans elles en toute indifférence comme il le fait depuis des décennies.

Beaucoup de femmes tentent - dans un pragmatisme propre aux personnes qui ne peuvent pas se permettre de penser au futur mais ont l’urgence du temps présent - de se décomplexer, de comprendre les codes pour tirer leur épingle du jeu. Elles méritent de ne pas culpabiliser.

À l’inverse, le problème, c’est qu’on se demande si l’on peut “réussir” sans se transformer en une caricature façon Loup de Wall Street sans foi ni loi, quitte à nourrir le système qui nous a donné tant de fil à retordre. Et que, parfois, cette dimension empowermentsi tu veux, tu peux”, finit elle aussi par être culpabilisante et déresponsabiliser le monde injuste qui nous entoure. Peut-on améliorer sa vie pro et changer le game en même temps ? Où tracer la ligne rouge ?

Entre coaching pro et révolution, comment faire le bon mix ?

Oui, ayez la confiance en vous d’un mec blanc médiocre

Pour moi, le plus gros morceau du coaching pro, c’est de se décomplexer. Les femmes sont plus enclines à connaître le syndrome de l’imposteur, le syndrome de la bonne élève, être perfectionnistes et ne pas se sentir légitime, ne pas vouloir déranger… Rappeler qu’on peut « avoir la confiance en soi d’un mec blanc médiocre » (selon l’expression consacrée outre-atlantique) ne veut pas dire devenir médiocre, mais rappeler que les gens qui grimpent, sont promus ou augmentés la majorité du temps ne le sont pas toujours par sens de la méritocratie, mais parce qu’ils sont privilégiés. À celles qui culpabilisent d’être des “femmes quotas”, je répondrais que peu d’hommes ont culpabilisé d’être à leur place parce qu’ils ressemblaient à leur boss. Qu’importe les raisons, prenez la place.

Tant que “faire comme les hommes” consiste à ne plus se gêner pour demander ce qu’on veut, ne pas être trop perfectionniste, ne pas s’embêter du regard des autres, allons-y gaiement. Qui sait, cela pourrait en inspirer d’autres.

Red flag = ce qui nuit à autrui

Être badass, c’est tordre les biais avec lesquels on a été éduquées (sois sage, dis merci) pour gagner du pouvoir. En revanche, imiter les hommes en reproduisant les codes by men for men, notamment en discriminant les autres femmes, pour montrer patte blanche et faire partie du “club”… plutôt badant.

La ligne rouge est là, et elle vaut que l’on soit homme, femme ou non binaire : on doit toujours le respect et le professionalisme aux autres. Tant que ce que vous faites ne nuit pas à autrui (et à vous-même), vous pouvez dormir sur vos deux oreilles. Donc s’approprier le travail des autres, discriminer une personne qui vient d’avoir un enfant, faire des blagues sexistes, s’appuyer sur le présentéisme pour écraser les collègues, préférer embaucher des gens comme soi… Ça ne sert ni vous, ni la révolution. En revanche, boycottez ces comportements ne vous empêche pas de bien travailler ni grimper les échelons, tout en participant à un assainissement du monde du travail, façon révolution de velours.

Rendez au coaching ses limites

Don’t get me wrong : si je parle de coaching pro, c’est que j’y crois. Il permet de regagner confiance, de savoir mieux se défendre, de connaître ses droits aussi. Mais il est capital, essentiel, selon moi, de toujours le remettre dans le contexte et rappeler ses limites, pour ne pas faire croire aux femmes que tout ne dépend que d’elles, de leur volonté et de ce qu’elles disent dans le miroir chaque matin (culpabilité, te revoilà). Tous les conseils et mantras en italique sur fond rose du monde n’empêcheront pas un employeur de vous discriminer, ni le sexisme d’opérer dans un monde du travail peu inclusif.

Surtout, le coaching pro nécessite du temps, de l’énergie et parfois de l’investissement, que nous n’avons pas toujours. Un jour, une abonnée Instagram m’a confié se trouver “nulle” de ne pas arriver à appliquer les conseils, et se sentir tellement loin du compte. Je lui ai répondu que la démarche de s’intéresser au coaching pro est déjà un effort, un travail bonus que nous n’aurions pas à faire dans un monde idéal où l’éducation des filles ne les freine pas d’entrée de jeu. Prendre conscience de ses biais, du contexte et des solutions, c’est déjà beaucoup.

Militez, un peu, beaucoup, passionnément

Le travail extra bonus, c’est d’essayer de faire rayonner les bonnes pratiques autour de soi. En vrai, on le fait déjà via le coaching pro individuel : quand vous demandez une augmentation, quand vous corrigez un collègue qui vous interrompt en pleine réunion, vous œuvrez indirectement pour les autres femmes à grande échelle.

Si on a encore de l’énergie, du temps et l’envie, on peut s’engager pour la révolution : en militant sur les réseaux, en rejoignant des associations, en tentant de convertir les RH aux bonnes pratiques, en signant des pétitions (comme cette superbe pétition pour 10 propositions pour l’égalité pro du collectif Femmes et Travail dont je fais partie)… et ce dans votre entreprise, auprès de votre entourage, dans votre vie perso même (« enfin Michel, tu ne vas pas mettre Sylvie au placard parce qu’elle est enceinte ! »). Mais cela ne doit pas se faire au prix de votre carrière. Rappelons-nous toujours que charger les victimes (qui ont moins de moyens) de leur émancipation est une injonction plutôt perverse et bien pratique pour les non-concernés. Ce n’est pas aux femmes de batailler pour l’égalité, c’est à l’égalité à venir à elles.

La révolution a besoin du coaching, et le coaching a besoin de la révolution. Les deux sont nécessaires, complémentaires, tout comme la responsabilité est à la fois individuelle et collective, tout comme il faut avoir de l’indulgence pour celles qui sont pressées dans le court terme mais aussi du respect et du soutien pour celles militant sur le long terme afin de changer les codes. Coaching pro et révolution ne sont pas antinomiques, ils ne s’annulent pas l’une et l’autre. Au contraire, ils partagent un même adversaire (le monde du travail encore biaisé) et un même objectif : l’égalité. À grande ou petite échelle. Par les petits ou les grands moyens.