First Wives Club, House of Gucci… : la revanche des épouses “de l’ombre”

05 déc. 2022

6min

First Wives Club, House of Gucci… : la revanche des épouses “de l’ombre”
auteur.e
Lucile QuilletExpert du Lab

Journaliste, conférencière et autrice spécialiste de la vie professionnelle des femmes

Sur le grand écran, les “femmes de”, au foyer et conseillères de l’ombre savent se rendre justice. Notre experte du Lab Lucile Quillet revient sur le travail invisible des épouses, qui participent aussi dans la vraie vie à la réussite d’hommes, sans en récolter le mérite.

Quel est le point commun entre la compagne de l’héritier Gucci, une femme de diplomate et l’épouse d’un boulanger ? A priori, ni leur fortune, ni leur mode de vie… Au-delà de leur classe sociale, de leurs goûts, de leurs motivations : elles sont des “femmes de”, des salariées de l’ombre remplissant un rôle qui semble “naturel”, sans jamais vraiment récolter les fruits de leur travail. Sauf au cinéma.

Derrière chaque grand homme, une femme de l’ombre

Commençons par tout ce qui brille. Dans House of Gucci de Ridley Scott, Lady Gaga incarne Patrizia Reggiani, femme bafouée et abandonnée qui décide de faire tuer son ex-mari, Maurizio, qui n’est autre que l’héritier de l’empire Gucci. Le film est inspiré de faits réels, mais il donne au personnage de Patrizia un vernis supplémentaire : celui de travailleuse de l’ombre.

Si Patrizia se venge, c’est aussi par amertume vis-à-vis de ce qu’elle a accompli et qu’on lui a enlevé : un rôle et des crédits dans la prospérité de la maison de luxe italienne. Elle n’a jamais eu de contrat de travail, ni bureau, ni titre officiel, seulement une bague au doigt. Et pourtant, ça ne fait pas un pli dans le film : Patrizia est le cerveau des opérations. Elle a un flair des affaires bien plus développé que son mari, “fils de” par excellence, joué par un Adam Driver plutôt nigaud et passif.

Savoir si elle était intéressée ou très amoureuse, la question n’est pas là : le travail a été fait quoi qu’il en soit. Lequel exactement ? Celui de coach, conseillère, stratège de l’ombre. Celle qui le poussera à se réconcilier avec sa famille, intégrer le groupe jouissant illico d’un poste et d’un bureau XXL. Celle qui l’alerte sur les contrefaçons de plus en plus nombreuses et lui dit comment et pourquoi il faut trahir son oncle puis son cousin, gestionnaires incapables, afin qu’il soit le seul à mener la barque (avec elle, cela va de soi). Elle semble tout savoir mieux que tout le monde. À travers les succès de son mari, Patrizia vit sa propre ambition, mais Gucci n’est jamais réellement à elle.

Après le divorce, le retour de bâton… et des conditions sexistes

Puis, l’arroseuse finit arrosée : arrivé tout en haut de la pyramide grâce aux combines de sa femme, son époux se dit écoeuré par tout ce qu’elle l’a poussé à faire et la congédie à son tour (quel sens du timing). Rejetant toute responsabilité, il est le seul à profiter de la récolte de tout ce qu’elle a semé pour lui. Les mains (et le chéquier) libres, il dépense l’argent de l’empire Gucci avec sa maîtresse dans un lifestyle à faire pâlir Mariah Carey et, en plus, gère mal l’entreprise, jusqu’à en être lui-même écarté.

Pendant ce temps, Patrizia est ramenée à toutes ses conditions : celle de femme plus modeste qui peut s’estimer heureuse, car à l’abri du besoin grâce aux pensions qui lui sont données pour elle et sa fille ; celle de pièce rapportée qui n’a jamais vraiment mérité le nom “Gucci” ; celle de femme qui devrait se contenter de son rôle de mère alors qu’elle a toujours été dans les affaires. « Ce n’est pas un vrai business man […], je l’ai mis où il est aujourd’hui », enrage-t-elle. Pour se rendre justice, Patrizia file un sac rempli de billets à deux tueurs à gages qui ont pour mission de tuer Maurizio.

Au-delà du glamour et des liasses de billets, House of Gucci démontre combien le travail des “femmes de” est précieux, mais jamais reconnu. On rend un peu à César ce qui lui appartient, là où dans la vraie vie, les femmes au foyer (qui sont tout de même deux millions en France) nourrissent des carrières gratuitement, sans garantie. Les femmes qui apportent moins de 40 % de ressources au ménage durant leur vie maritale sont celles qui perdent le plus de niveau de vie (26,5 % en moyenne). Sans compter qu’elles héritent en grande majorité de la garde des enfants et de pensions alimentaires insuffisantes (170 euros par mois par enfant en moyenne), qui ne sont souvent même pas versées. Bref, les comptes ne sont pas bons.

Épouses de diplomates, de militaires, d’expats, de commerçants : les salariées gratuites de l’amour

Le problème, c’est qu’on s’appuie uniquement sur la notion d’argent pour parler de travail. Le “combien ramène chacun” semble déterminer le “combien mérite chacun” au moment d’une rupture. Cela revient à ignorer le rôle joué et la valeur immatérielle créée par celles qu’on réduit aux stéréotypes de “femme de” ou de “femme au foyer”.

Dans mon livre Le Prix à payer, ce que le couple hétéro coûte aux femmes, j’utilise l’image de la locomotive pour parler de cette organisation familiale qui fonctionne du moment qu’on ne se sépare pas : papa et sa carrière tiennent le volant, maman jette le charbon dans le wagon arrière de la locomotive. Le charbon, c’est la façon dont sa carrière et ses ambitions “passent après”, le temps et les opportunités offertes à son mari pour s’investir dans une carrière rémunérée à son seul nom pendant qu’elle gère le domos, les tâches domestiques et parentales.

Le charbon, c’est aussi tous ces petits travaux et services non déclarés car jugés “normaux”, pour “filer un coup de main”, sans contrat ni cotisations à la clé. Combien sont-elles, les “femmes de” commerçants à tenir la caisse et faire la comptabilité pro bono ? Combien sont-elles, les femmes d’expatriés, à gérer la “PME familiale”, entre visites d’appartement, installation, mises à jour administratives et intégration dans le tissu social ? Combien sont-elles, les femmes de hauts fonctionnaires et diplomates, à aider à la bonne représentation de leur époux en société ? Combien sont-elles, les femmes de militaires, à prendre soin de toute la famille et suivre au gré des mutations leur mari ? Combien de femmes coachent, conseillent et poussent les carrières de leur mari au prix de leur indépendance économique ?

Tant que tout le monde est dans le même train, très bien. Au moment de la séparation : la locomotive menée par la carrière de monsieur poursuit son élan. La “femme de”, elle, descend et se retrouve à quai, avec les enfants dans les bras. Elle finit à pied.

Ce travail invisible et ingrat est aussi illustré dans le très bon film Le Club des Ex (en anglais, The First Wives Club) de Hugh Wilson : trois anciennes amies (la triade splendide composée de Diane Keaton, Goldie Hawn et Bette Midler) arrivent à la cinquantaine, larguées par leurs maris, malgré leurs sacrifices. Dans une même scène d’épiphanie, elles constatent l’injustice de leur situation. « Je lui ai donné une carrière et il m’a volé la mienne », s’insurge Élise, actrice botoxée quittée par son mari producteur pour une plus jeune. « Je lui ai donné une maison, une fille, j’ai lavé et repassé ses shorts », peste Annie, mère au foyer. « J’ai travaillé à la caisse dans son premier magasin et les 15 autres », s’indigne Brenda au sujet de son mari devenu roi de l’électroménager, qui refuse de lui verser une pension.

D’épouses inoffensives à vengeresses

Les “first wives” décident de monter un club pour non pas “prendre leur revanche”, mais “obtenir justice”. « Nous les avons aidés à s’élever… nous pouvons les aider à chuter », clame Élise. Les trois héroïnes retournent les outils de leurs époux contre eux : Élise donne tous les cadeaux et biens de valeurs de son époux à Annie pour un dollar symbolique, afin qu’elle les liquide lors d’une luxueuse vente aux enchères où la maîtresse du mari de Brenda fait chauffer la CB, poussée à l’achat par deux complices. Cet argent permettra à Annie de racheter l’agence de son mari. Brenda fouille dans les dossiers frauduleux de son ex-compagnon et obtient réparation en menaçant de le dénoncer.

On sous-estime sans doute trop ces épouses en apparence plus suiveuses que meneuses. Pourtant, elles ont accès aux comptes, à la paperasse et aux gros dossiers. Après la trahison, plus question de fermer les yeux. Dans le réjouissant Triple alliance de Nick Cassavetes, Kate (Leslie Mann) est une épouse au foyer au service de son mari : elle lui souffle de bonnes idées business et signe sans broncher sur un coin de table les papiers qu’il lui donne (« Ne t’inquiète pas, j’ai lu pour nous deux »), venant confirmer le constat fait par les chercheuses Céline Bessière et Sibylle Gollac, autrices du livre Le Genre du capital, comment la famille reproduit les inégalités : plus il y a de fortune dans un couple, plus les femmes sont écartées de la gestion. Alors que certains maris utilisent le nom et la signature de leur femme pour leurs propres affaires en total abus de confiance.

Le jour où Kate découvre que son mari la trompe avec non pas une mais deux maîtresses (Cameron Diaz et Kate Upton), les trois femmes conspirent pour se venger… et rendre justice à Kate, que son mari a rendue à son insu responsable de ses opérations frauduleuses pour se couvrir. Kate restitue l’argent, fait virer son mari et se fait embaucher à sa place par son patron qui préfère désormais « prendre directement les idées à l’usine ». Kate, autrefois épouse manipulée, devient CEO de plusieurs start-up à succès.

Certes, le cinéma nous régale de gros sous, grosses magouilles et gros twists. Dans la vraie vie, les “femmes de” n’ont pas toujours les mêmes outils à disposition, à commencer par notre empathie. Nous avons encore du mal à tout simplement considérer les “femmes de” comme des travailleuses invisibles, sans lesquelles les hommes n’auraient pas les carrières qu’ils ont. Pourtant, Bill Clinton n’aurait pas été président sans Hillary, tout comme Johnny sans Laëtitia, Léon Tolstoï sans Sofia, David Guetta sans Cathy (à chacun·e ses réf). Vivement les biopics !

BADASS - La série qui décomplexe la carrière des femmes

Comment rayonner, asseoir sa valeur et obtenir ce que l'on mérite vraiment au travail en tant que femme ? Notre experte Lucile Quillet vous répond.

Découvrez les articles de la série

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

Les thématiques abordées