Mais ça veut dire quoi, au juste, "être professionnel·le" ?

19 avr. 2022

4min

Mais ça veut dire quoi, au juste, "être professionnel·le" ?
auteur.e.s
Sandra Fillaudeau Expert du Lab

Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso

Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer… Comment fait-on, en tant qu’individu ou entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C’est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil pour entreprises “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleur·ses.

J’ai récemment été témoin d’un débat sur le réseau professionnel LinkedIn, suite au post d’une femme qui partageait un événement très personnel – une fausse couche – pour évoquer l’impact que cela avait eu sur sa disponibilité pour son travail. Un homme, en commentaire, l’accusait de se contempler le nombril, et des dizaines de personnes se sont empressées de la défendre et de l’accuser, lui, de manquer sacrément d’empathie. Étant moi-même quelqu’un de très pudique, et souvent gênée voire agacée devant l’étalage de détails trop intimes, j’avais pour ma part cette fois été réellement touchée par ce post, parce qu’il surfait pour moi habilement sur la crête entre le perso et le pro.

Surtout, ça a été l’occasion de me poser une question : derrière ces échanges sur “ce qui se dit” ou “ce qui se fait” sur un réseau professionnel, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire aujourd’hui, à l’heure du floutage des frontières du pro et du perso, être “professionel·le” ? Qu’est-ce qui est un comportement, un post, ‘professionnel’ et où traverse-t-on la frontière vers le ‘non-professionnel’ ? Est-ce que parler de sa vie la plus intime, ses failles, rend moins professionnel·le ? Est-ce que c’est une question de dosage dans le niveau de détail que l’on partage ? Ou plus fondamentalement une question de posture ?

L’ère du storytelling pro

À l’image de ce post, on voit de plus en plus de partages « perso » sur des plateformes initialement conçues pour le « pro ». Ça fait déjà de nombreuses années que le storytelling est en vogue – d’une anecdote personnelle, on tire des leçons plus universelles. Et ça marche ! Le mot « inspirant » n’a jamais été aussi employé, et à juste titre (même si ça m’agace), parce qu’à voir ce que les autres vivent, créent, arrivent à faire, on se sent pousser des ailes, on change son comportement, c’est souvent vertueux.

Là où ça coince, c’est quand le niveau de détail rend le partage malaisant, impudique. Quand on verse dans le TMI (too much information), cette expression anglo-saxonne pour parler de ces situations où on a accès à un niveau de détail que l’on préférerait ne pas connaître, qui n’est pas adapté à la situation, à la relation. Et ça, bien qu’il y ait des normes sociales, très liées à la culture locale, c’est aussi beaucoup une question de sensibilité personnelle.

La vulnérabilité crée le lien

Il y a pourtant beaucoup de circonstances où assumer de parler du « perso » dans un contexte de travail permet de renforcer sa posture « pro ». On parle de plus en plus de vulnérabilité dans le contexte professionnel. Brené Brown, une célèbre chercheuse américaine en sciences humaines et sociales, a mené des milliers d’interviews et découvert que ce qui est au cœur de la connexion sociale véritable, c’est la vulnérabilité. Et la vulnérabilité, ce n’est pas la faiblesse, mais au contraire le courage de partager de soi, de ses doutes, de ses difficultés, de « remplacer ‘la distance professionnelle’ par l’incertitude, le risque, et l’exposition émotionnelle ». C’est ce qui construit la confiance, fondement du travail en équipe.

Une étude récente de Catalyst a établi des conclusions similaires en interrogeant plus de 12 000 employé·e·s à travers le monde pour comprendre ce qui créait la connexion entre un·e manager·euse et son équipe. Deux choses intéressantes sont ressorties de l’étude : d’une part, que les leaders peuvent créer un sentiment de connexion avec leur équipe en cultivant l’ouverture et la vulnérabilité. Et d’autre part, seuls 39% des personnes interrogées indiquaient que leur manager était souvent ou toujours ouvert, et seuls 24% ont répondu que leur manager était souvent ou toujours vulnérable.

Je vois les dirigeant·e·s s’emparer doucement mais sûrement de ces sujets. Récemment, un client qui déploie une formation sur les émotions pour ses managers·euses, me confiait que l’équipe RH y allait à tâtons – convaincue de l’intérêt, mais pas franchement persuadée que les managers·euses, eux, y adhéreraient. Bien sûr le contexte joue : je me souviens d’une invitée dans un épisode de mon podcast avec laquelle nous parlions de types d’humour. Elle me racontait l’histoire d’un manager anglais qui avait tenté l’autodérision avec son équipe française, et avait fait un flop. En France, l’humour sous forme d’autodérision, donc en se moquant de ses attributs personnels, est encore souvent perçu comme de la dévalorisation, et quelque chose de peu professionnel. Il faut donc avancer en expérimentant, en testant, et en réajustant.

C’est quoi, être professionnel·le ?

Revenons à la situation du départ : qu’est-ce qui rend un comportement “professionnel” par essence, quels sont les critères ? J’ai eu envie de poser la question à ma communauté d’auditrices et auditeurs des Équilibristes. J’ai volontairement posé une question très ouverte (« Ça veut dire quoi, être professionnel·le ? »), laissant le champ libre à leurs réponses. Et parmi celles-ci, très diverses, empreintes de leurs histoires, j’ai identifié trois grandes valeurs, piliers, qui sous-tendent une attitude “professionnelle” (n’excluant pas le “personnel” !) :

  • la première, c’est la notion de responsabilité : prendre la mesure de ses responsabilités, les honorer (même quand on n’en a pas envie, quand on n’est pas motivé·e), honorer ses engagements ;

  • la deuxième, très souvent évoquée, c’est le respect : respect de soi, respect de l’autre, avec la notion d’empathie mentionnée à plusieurs reprises. Respect, enfin, d’un niveau d’exigence pour bien faire les choses ;

  • enfin, l’honnêteté : sur ses capacités, ses champs d’expertise, ses limites de compétences.

Ces trois piliers, cette femme les a « respectés » dans son post – elle a été responsable vis-à-vis de ses clients et engagements professionnels, honnête sur ce qui lui arrivait, ce qu’elle ressentait, ce qu’elle était en mesure de délivrer ou pas, et parfaitement respectueuse.

Le clivage né de ce post, entre celles et ceux qu’il gênait, et celles et ceux qu’il touchait est intéressant. La ligne entre perception de narcissisme et partage utile aux autres est fine. Une dernière réponse à mon sondage m’a marquée : la personne y évoquait le fait de créer un lien sans tomber dans la familiarité. J’ai trouvé ce mot très juste. Partager, sans trop partager pour ne pas s’autosaboter (entre autres), s’intéresser aux équipes sans s’immiscer ni sortir de son rôle : c’est exactement le fil sur lequel nous évoluons aujourd’hui, particulièrement quand on est manager·euse.

Article édité par Clémence Lesacq ; Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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