Quand le télétravail tourne à l’espionnage : que dit la loi ?

21 avr. 2020

8min

Quand le télétravail tourne à l’espionnage : que dit la loi ?
auteur.e
Thomas Laborde

Journaliste - Welcome to the Jungle

Le télétravail généralisé lié à la lutte contre le Covid-19 impose aux entreprises de s’adapter. Pas toutes n’étaient prêtes à travailler à distance. Aux États-Unis, par exemple, des logiciels permettent de surveiller intrusivement les employés. La France n’en est pas là mais le problème du contrôle (abusif ?) de l’activité de chacun par les managers et les dirigeants se pose, désormais, chaque jour. Certains salariés n’étaient alors pas prêts non plus à ce qui les attendait. Quand big boss devient big brother, l’anticipation devient réalité pour certains.

« C’est plus sympa en vidéo »

Léo travaille dans un grand groupe d’édition. Le jeune trentenaire a toujours eu besoin d’un cadre de travail bien défini, ce que lui offre son poste avec des horaires de bureaux fixes : « 9 h-18 h. » Mais avec le télétravail forcé, c’est désormais le manque de limites claires qui gênent l’éditeur, et l’évolution de sa relation avec sa cheffe, encore plus : « Tous les matins, on m’appelle quelques minutes après 9h pour parler des derniers mails reçus. Je pourrais avoir une panne de réveil, bien sûr, mais il ne faudrait pas que ça se produise plusieurs fois. » Loin des yeux mais pas du labeur. Chaque jour c’est le même topo : au minimum deux appels, et parfois, “le délire”, cinq appels.

« Tous les matins, on m’appelle quelques minutes après 9h » - Léo, salarié dans un groupe d’édition

Le jeune homme préfère y voir une forme de prévenance : « J’ai l’impression d’être materné mais je crois que ce sont des consignes de management, les responsables doivent s’assurer que ça va, que les salariés tiennent le coup. » Mais pour le néo-télétravailleur, cette bienveillance maladroite finit par s’apparenter à de la surveillance, et le sentiment d’oppression le gagne. Si Léo cherche des excuses à ses chefs, ça ne l’empêche pas de se sentir fliqué. On lui impose même des points visuels. « Pour que ce soit plus sympa, soi-disant. Mais comme je n’ai pas de webcam sur mon ordi pro, j’ai dû connecter mon ordi perso, et ça me gêne. Et en plus de ça, je m’empêche de fumer une clope pendant. »

Lucie, cadre et élue dans une société de délégation de service public, est elle habituée au reporting et aux points réguliers. Ça ne la choque pas. Mais pour elle aussi, les choses vont désormais plus loin. « À peine connectée le matin, plus tôt que d’ordinaire d’ailleurs, j’ai un coup de fil dans le quart d’heure ». Les équipes travaillent sur Teams, une solution de communication à distance : « Quand on est connecté, une pastille verte s’affiche. Les chefs ont pu enlever cette fonctionnalité, pas les autres… »

Le problème, c’est que la boîte de Lucie est habituée à des pratiques bien plus graves : « On scanne ma messagerie régulièrement. Nous sommes nombreux à recevoir régulièrement des messages d’erreur indiquant que quelqu’un d’autre est connecté à notre mail. Ce qui signifie que quelqu’un nous surveille. On sait qu’une personne a été embauchée pour ça à la direction informatique, mais on n’a jamais eu de preuves suffisantes…» La salariée a déjà obtenu de l’inspection du travail qu’elle envoie un rappel à l’ordre à son entreprise. Et pour cause, son courrier était ouvert et vérifié… Mais en vain. En réaction, Lucie tente aujourd’hui de s’adapter : «Désormais, pour certains coup de fil, je passe par mon téléphone perso », déplore-t-elle. Quant à la situation actuelle, elle estime que la crise accroît une ambiance délétère déjà marquée dans son quotidien professionnel mais que sa soudaineté ne lui permet pas d’avoir assez de recul.

« Nous sommes nombreux à recevoir régulièrement des messages d’erreur indiquant que quelqu’un d’autre est connecté à notre mail. Ce qui signifie que quelqu’un nous surveille. » Lucie, cadre dans une société de délégation de service public

Fonctionnalités détournées

La surveillance des télétravailleurs, « c’est la tarte à la crème, le sujet récurrent », assure d’emblée Jean-Baptiste Annat, consultant spécialiste des “new ways of working”. Aux États-Unis, par exemple, la question ne se pose plus. Mais attention, le consultant décrypte là un phénomène propre aux États-Unis : « Le pays a une expérience bien plus poussée que la nôtre du télétravail. Et les distances justifient aussi ça. De nombreux travailleurs sont embauchés à distance et vivent à 800 km du siège de leur boîte où ils n’ont jamais mis les pieds. » L’utilisation de logiciels de surveillance à distance y explose d’ailleurs en ce moment. Certains permettent de faire des captures d’écran des ordinateurs des employés toutes les cinq minutes.

Des usages parfaitement interdits en France, à moins qu’ils ne soient spécifiquement justifiés et proportionnés et que le salarié en soit informé (article 6 de l’Accord national interprofessionnel relatif au télétravail du 19 juillet 2005 ndlr). Un exemple autorisé : celui d’une caméra installée « dans un entrepôt où il y a eu un vol », illustre Caroline Diard, chercheuse en management des ressources humaines et droit qui note néanmoins que les écarts à la loi, en terme de surveillance des salariés, sont de plus en plus facilités par les nouvelles technologies : « une banque m’a dit utiliser un outil de gestion administrative, d’autres ont évoqué des outils internes qui, je pense, s’assimilent à des accès Intranet sécurisés, dont les fonctionnalités ont pu être détournées pour recueillir des données. Pour une étude sur la notion de contrôle, un responsable RH dans un grand groupe bancaire m’a avoué avoir surveillé ses employés. C’est parfaitement illégal ! » Avec le télétravail forcé, Caroline Diard met donc en garde : « le confinement pourrait accroître le manque de confiance entre managers et équipes ». Même dans l’enseignement supérieur, elle perçoit une pression sans égale : « Depuis le confinement, certaines personnes déclarent avoir des réunions Zoom tout le temps pour faire le point. Mais pour faire le point sur quoi ? Ça m’interpelle. Certains se sentent contrôlés. Les managers pointent ceux qui ne sont pas là. C’est surprenant. »

« Pour une étude sur la notion de contrôle, un responsable RH dans un grand groupe bancaire m’a avoué avoir surveillé ses employés. C’est parfaitement illégal ! » Caroline Diard, enseignante-chercheuse en management des RH

Pas de quoi étonner le consultant Jean-Baptiste Annat, dont la tâche quotidienne est d’accompagner les managers dans des formes de management plus souples. « Les managers sont encore trop souvent dans une relation de contrôle, et ils doivent en sortir. Il faut leur faire comprendre qu’ils obtiendront des salariés les mêmes résultats. » Un vrai défi, quand nombre de ces managers se sont retrouvés du jour au lendemain éloignés de leurs équipes, sans les bons outils, les bonnes techniques de management et dans des structures parfois mal préparées : « On encourage les managers à piloter leur activité différemment, à réfléchir à des partages d’infos, à faire des points téléphoniques brefs au cours desquels toutes les questions de la journée sont concentrées. »

« Les managers sont encore trop souvent dans une relation de contrôle, et ils doivent en sortir. » - Jean-Baptiste Annat, consultant

Le sens des réalités

Un conseil qui rappelle à Léo, le jeune éditeur, sa situation : « Au bureau, ma cheffe et moi sommes côte à côte. On se parle régulièrement. Elle reproduit donc par téléphone cette situation. Ce n’est pas malveillant, mais c’est usant. »

C’est là qu’intervient le droit à la déconnexion. Meriem Ghenim est avocate, exerçante en droit du travail et défense des salariés. « Il va y avoir des abus pendant cette période exceptionnelle, met-elle en garde. Il n’y a plus de maîtrise de l’équilibre vie pro-vie perso. Cette hyperconnectivité permanente attendue est néfaste. Des salariés m’ont parlé de mails reçus à 6 h du matin de la part de leur manager. Personne ne sait plus où il est. On perd le sens des réalités. » Pire encore, l’avocate a déjà été contactée par des personnes à qui les horaires de connexion sur le serveur de l’entreprise avaient été reprochés. Elle s’inquiète donc pour ceux dont l’entreprise s’est retrouvée sans préparation au contexte de télétravail forcé général : sans vérification des serveurs informatiques mis en place pour l’occasion, les risques liés à la surveillance sont nombreux.

« Des salariés m’ont parlé de mails reçus à 6 h du matin de la part de leur manager. Personne ne sait plus où il est. » Meriem Ghenim, avocate en droit du travail

Ces constats inquiètent Caroline Diard. Elle pointe du doigt les risques psychosociaux qu’un télétravail forcé, et les pratiques abusives ou maladroites engendrées, peuvent générer : « La transformation brutale de la nature du travail en situation de confinement conduit à une relation homme/technologie qui peut être perçue comme intrusive. Le risque de burn-out apparaît alors s’il ne parvient pas à se mettre des limites dans une activité. »

Droit à la déconnexion et surveillance sont alors étroitement liés dans ce contexte de télétravail forcé et posent la question d’un véritable cadre.


Que dit la loi ?

Sous quelles conditions peut être exercé un contrôle ?

Comme Meriem Ghenim, avocate en droit du travail le rappelle, la validité de tout dispositif de contrôle des salariés est normalement soumis :

  • au respect des libertés et droits fondamentaux des salariés, en particulier de leur vie privée, qui implique que le contrôle doit être justifié et proportionné ;
  • au respect des prescriptions du RGPD (règlement général sur la protection des données, texte législatif européen) dès lors que le dispositif constitue un traitement de données personnelles ;
  • à l’information et la consultation préalable du comité social et économique sur le dispositif et ses conséquences

En tout état de cause, il appartient à l’employeur, sous le contrôle des représentants du personnel, de préciser notamment :

  • Les modalités de contrôle du temps de travail des télétravailleurs (système auto déclaratif, pointage par ordinateur, contrôle des temps de connexion au logiciel de l’entreprise, etc.) et de la charge de travail.
  • Les horaires de télétravail (en particulier s’ils sont modifiés dans le contexte du confinement) et les plages horaires (correspondantes ou non) pendant lesquelles le télétravailleur peut être contacté par son employeur, dans le respect du droit à la déconnexion.
  • Les modalités d’évaluation du télétravail et de la réalisation des objectifs (critères de résultats exigés, obligations de reporting et de restitution, contrôle des mails professionnels envoyés ou des flux informatiques, sondage auprès des clients, etc.).
  • Les éventuelles restrictions à l’usage des outils informatiques ou de communication électronique et les sanctions encourues (art. L.1222-10 du Code du travail).

Quels dispositifs de contrôle sont autorisés en cette période deconfinement ?

David Lecomte, avocat spécialiste de la protection des données rappelle que « L’employeur a le droit et parfois le devoir de contrôler l’activité de ses collaborateurs. Néanmoins, la crise que nous vivons n’exonère pas l’employeur de respecter les règles qui protègent la vie privée de ses collaborateurs. « Un système d’auto-déclaration ou un logiciel de pointage sur l’ordinateur peut être installé. Mais il ne pourra pas l’être dans la précipitation sous prétexte que le télétravail est devenu impératif pendant le confinement. De même, un outil de traçage comme un keylogger (enregistreur de frappe) n’est pas en soi interdit pour contrôler l’activité des salariés, à condition toutefois de respecter un certain formalisme comme l’information du CSE par exemple, conformément à l’article L. 2312-38 du Code du travail, et à condition de pouvoir démontrer des circonstances exceptionnelles qui justifient d’enregistrer toutes les actions accomplies sur un ordinateur, notamment un fort impératif de sécurité. L’article L. 1222-4 du Code du travail prévoit une obligation de loyauté : « Aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance ».

L’avocat rappelle ainsi à cet égard que les principes de la protection des données continuent à s’appliquer. Parmi eux :

  • le principe de limitation des finalités (à quelle fin ?) : Pour la détermination des finalités, si l’une d’entre elles est bien de contrôler individuellement l’activité des collaborateurs, alors il convient de l’assumer et de l’écrire. Garantir la sécurité des systèmes d’information est une autre finalité et se contenter de préciser cette finalité, ce serait alors commettre un détournement de finalité. »
  • le principe de minimisation des données (quelles données ?)
  • le principe de licéité (quelle base juridique ? l’intérêt légitime ?)
  • **le principe de transparence (quelle information ?)
  • principes d’intégrité et de confidentialité
    etc…

PS : Les prénoms ont été modifiés

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Photo d’illustration by WTTJ

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