Comment concilier vie pro et vie perso quand on est le « big boss » ? Ils racontent

15 nov. 2022

6min

Comment concilier vie pro et vie perso quand on est le « big boss » ? Ils racontent
auteur.e
Marlène Moreira

Journaliste indépendante.

contributeur.e

LA SOLITUDE DU BOSS. C’est le genre de titre qui vaut certainement son pesant d’or dans certains dîners, mais au-delà de l’étiquette du grand manitou, le statut de dirigeant implique son lot de contraintes. Nombreux sont les chefs d’entreprise, notamment, à témoigner d’un puissant sentiment d’isolement. Mais à quoi est-il dû ? Quelles en sont les causes et les effets ? Et surtout, comment se défaire de cette solitude ? Plongée en trois actes au cœur de l’une des problématiques phares du haut de l’organigramme, qui n’est pas sans conséquence sur le reste de l’entreprise et des équipes.

Une étude BPI France Le Lab de 2016 interrogeant les dirigeants de moins de 40 ans sur les sources d’isolement de leur fonction révèle qu’ils se distinguent de leurs aînés par une sensibilité beaucoup plus forte à l’arbitrage entre vie privée et vie professionnelle. Est-ce le prix à payer ? Une contrepartie inévitable du pouvoir que la fonction octroie ? Pas forcément. Après un premier article consacré au poids écrasant des responsabilités et du pouvoir, et un second centré sur leurs difficultés à bien s’entourer, découvrez le dernier article de cette saga sur l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle de ces décisionnaires.

Jongler entre la fatigue, les calls et les biberons

Jérémy Clédat, CEO et expert du Lab de Welcome to the Jungle, vit une enfance à mille lieux de l’effervescence de l’entrepreneuriat, et des préoccupations de cet étrange monde du travail qu’il observe à distance. « J’ai grandi avec ma mère, dont la priorité était de passer du temps avec moi. Le travail n’était pas au cœur des discussions dans notre entourage. Ni pour elle, ni pour ses amis. Je me souviens m’être toujours dit que les adultes travaillaient simplement “parce qu’il le fallait” ». Alors, est-ce « parce qu’il le fallait » qu’il trouve son premier emploi ? Sans doute pas. Car Jérémy fait un choix de carrière exigeant : la finance. Réputée pour sa compétitivité et son rythme effréné, pas question ici de compter ses heures. Une situation qu’il accepte sans remise en question. « C’était une machine infernale, je dirais même que c’était un peu addictif, admet-il. Mais ce n’était pas une souffrance pour autant. Car j’avais la chance de savoir que je pouvais changer de job si je le souhaitais. » Une porte de sortie qui reste dans un coin de sa tête pendant plusieurs années, et qu’il ouvrira en 2014.

« Être parent, quand on a un job stressant, c’est presque idéal finalement. C’est une manière immédiate et agréable de couper du boulot. »

Tout juste devenu papa, il rencontre Bertrand Uzeel et lance Welcome to the Jungle. Conjuguer vie de famille et lancement d’une start-up, mission impossible ? À d’autres. Le soutien sans faille de son épouse l’encourage à jongler entre les calls et les biberons. Un “contrat” indispensable à passer avec son entourage, tel que le recommande Sandra Fillaudeau, fondatrice de Conscious Cultures et experte du Lab. « L’équilibre est trop souvent présenté comme un exercice individuel, alors qu’en réalité c’est une succession d’accords passés avec les autres, explique-t-elle. La sensation d’équilibre du dirigeant repose, en partie, sur des relations apaisées avec son entourage, qui comprend et respecte ses choix. » Pour cette spécialiste du sujet, le déséquilibre se produit justement quand ces conversations n’ont pas lieu et créent du ressentiment. Et si Jérémy reconnaît des périodes compliquées, la difficulté majeure étant à ses yeux de récupérer de la fatigue, celui qui est rapidement devenu papa une seconde fois voit dans la famille un engagement salutaire. « Être parent, quand on a un job stressant, c’est presque idéal finalement. C’est une manière immédiate et agréable de couper du boulot », observe-t-il.

Définir ses choix, ses sacrifices et son sens des priorités

Car pour beaucoup de dirigeants comme Jérémy, le travail ne s’arrête pas une fois la dernière visioconférence terminée. Il est toujours présent, de jour comme de nuit. Concilier vie professionnelle et vie personnelle ne consiste alors pas uniquement à trouver du temps pour l’un ou l’autre, mais d’être 100 % concentré sur son activité en cours. « Cela demande de la discipline d’être réellement présent pour ses enfants, à savoir physiquement ET mentalement. Mais l’avantage, c’est qu’ils n’ont pas de filtres : ils savent nous reprendre à l’ordre si besoin », admet-il. Une « présence » véritablement essentielle à la sensation d’équilibre du dirigeant d’après Sandra Fillaudeau : « Notre capacité d’attention et de concentration a fortement diminué ces dernières décennies. Et ce n’est pas pour rien que l’on parle de plus en plus de méditation ou d’entraînement, c’est parce que c’est une véritable clé pour notre équilibre de vie de manière générale, et celui d’un ou d’une chef·fe d’entreprise débordé en particulier ».

Alors pendant que Jérémy joue au Uno en famille, son téléphone continue à vibrer. S’il ne répond à ses mails qu’une fois ses enfants couchés, c’est un autre aspect de sa vie qu’il a dû sacrifier pour maintenir ce fragile équilibre. « Beaucoup de gens trouvent que j’ai une vie sociale trop calme, raconte-t-il en souriant. Dans la vie, tout est une question d’allocation de son temps. Moi, j’ai deux priorités absolues : ma famille et mon travail. Alors oui, il y a forcément des perdants : j’ai très peu de temps pour ma vie amicale ou pour les loisirs. Et ce depuis toujours. » Pour Sandra Fillaudeau, il faut retomber amoureux de cette notion de choix. « Dans l’idée de l’équilibre, on nous fait croire que l’on peut tout choisir, alerte-t-elle. Or, on oublie parfois une donnée de base : le temps est une ressource physique, et limitée. Un dirigeant qui est très clair sur ce qu’il priorise et ce qu’il sacrifie à plus de chances de se sentir satisfait de l’équilibre qu’il a réussi à trouver. »
L’american dream nous aurait-il menti ? Ne pourrait-on donc pas tout avoir ? Triste vérité, que certains dirigeants - biberonnés comme tous à l’idée de croissance infinie - apprennent parfois trop tard. Sandra Fillaudeau aime rappeler la distinction entre fatigue physique, et fatigue émotionnelle et morale. « Dans cette société qui valorise la productivité, on nous fait parfois croire que l’énergie est quelque chose de très linéaire, observe-t-elle. Or c’est fluctuant. Alors il faut être plus malin que soi-même et parfois faire quelque chose de contre-intuitif : quand on déborde, plutôt que de laisser notre cerveau nous pousser à nous accrocher et à forcer, il faut savoir s’arrêter. Et à la place, faire quelque chose qui nous ressource. » Une véritable discipline de vie que les dirigeants mettent parfois longtemps à accepter.

« On a beau être amoureux de son projet, il faut savoir en accepter les contreparties. Sans quoi il y a un véritable risque de se noyer, de s’épuiser. »

Chez Welcome to the Jungle, Jérémy a ainsi mis en place la semaine de 4 jours. Une nouvelle manière de voir l’organisation du travail, qui invite chacun à se ressourcer davantage. Mais comme beaucoup de dirigeants, Jérémy ne fait pas mentir l’expression : les cordonniers sont les plus mal chaussés. Si ses salariés bénéficient d’un jour de repos supplémentaire, il reconnaît travailler tous les jours de la semaine, week-end inclus. Il a malgré tout adopté cette méthode de travail à sa manière : un jour par semaine, il refuse toutes les réunions afin de se concentrer sur des sujets de fond et de profiter de quelques parenthèses avec ses enfants. « Tous les mercredis, j’essaie de les emmener à leur cours de dessin, et je prends le temps de déjeuner avec eux, par exemple. »

Au fond, comme de nombreux chefs d’entreprise, Jérémy n’est jamais réellement en vacances. « Même l’été, je préfère travailler un peu tous les jours pour rester dans le flow, reconnaît-il. Alors je m’adapte au planning des autres et dès que j’ai un temps mort, j’en profite pour bosser une heure ou deux. » Sandra Fillaudeau le rappelle : « On n’a pas tous la même énergie, la même capacité de travail, le même amour pour ce que l’on fait. Et c’est pour ça que cette notion de choix est si importante : on a beau être amoureux de son projet, il faut savoir en accepter les contreparties. Sans quoi il y a un véritable risque de se noyer, de s’épuiser ».

Expérience : la semaine de 4 jours chez Welcome to the Jungle

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Un équilibre indispensable face aux aléas et au poids des responsabilités

Et que faire, quand une fois l’équilibre atteint, un événement extérieur vient le perturber ? En 2020, la période du COVID bouleverse les habitudes de travail de nombreux Français, collaborateurs et dirigeants inclus. Pour Jérémy, c’est à la fois le pire et le meilleur moment de sa vie : « D’un côté, j’avais mes enfants tous les jours, on passait du temps en famille, c’était un vrai plaisir retrouvé. De l’autre, la situation de l’entreprise était terrible. Une grande partie de notre activité s’est arrêtée du jour au lendemain et il a fallu prendre beaucoup de décisions rapides, difficiles et radicales ». Un grand écart émotionnel, sans aucun doute.
Car en réalité, le rythme de travail n’est pas aussi lourd à porter que le poids des responsabilités. Et avoir trouvé son propre équilibre n’empêche pas pour autant les doutes. « Bien sûr que toutes les semaines je me dis que je vis à un rythme infernal, reconnaît-il. Mais avec un peu de recul, je sais que le rythme n’est pas réellement un sujet, c’est le stress et les responsabilités qui sont les plus difficiles à gérer. Je suis persuadé que l’on peut bosser trois heures par jour et avoir le même ressenti. Finalement, c’est ce qu’il y a dans ces heures de boulot qui compte : les prises de décision difficiles, les éventuelles tensions humaines… » Une réalité confirmée par Sandra Fillaudeau : « La vie d’un dirigeant aussi est faite de tâches qui lui plaisent, et d’autres moins. Et encore une fois, l’énergie est une réalité fluctuante : certaines périodes de vie et certains sujets vont prendre davantage d’énergie que d’autres ».

Alors pour soulager sa charge mentale et son emploi du temps, Jérémy fait maintenant deux à trois jours de télétravail chaque semaine. Un temps gagné précieux. Et sa façon à lui de concilier sa vie personnelle et sa vie de dirigeant. « Même si j’ai un rythme de travail élevé, j’ai le luxe d’être maître de mon emploi du temps, conclut-il. Je peux emmener ma fille au tennis à 17 h, et bosser avec mon ordinateur sur les genoux en l’observant pendant son cours. Finalement, je m’offre la liberté dont j’ai besoin. » Et si c’était ça, le vrai équilibre ?

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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ