Travailleuses de nuit, épisode 1 : une nuit à Rungis avec Stéphanie

29 avr. 2022

4min

Travailleuses de nuit, épisode 1 : une nuit à Rungis avec Stéphanie
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

Depuis toujours, on dit aux femmes que la nuit n’est pas faite pour elles. Qu’il est dangereux pour elles de s’y aventurer, qu’elles feraient mieux de rester chez elles, en sécurité. Alors chez Welcome to the Jungle, nous avons eu envie de rencontrer et capturer la vie nocturne des effrontées, de celles qui, en plus de travailler de nuit, doivent se faire leur place dans des milieux “testostéronés” où il faut “s’accrocher”, sages-femmes, conductrice de taxi, agentes de sécurité…


Rungis, 3h du matin. Au beau milieu d’un des plus gros marchés du monde, entre les camtars et les entrepôts, nous rencontrons Stéphanie Brocheriou-Loy, l’une des rares femme que nous avons croisée ce soir là et l’une des trois associés de l’entreprise familiale Porcgros, un grossiste spécialisé dans la découpe de porc. Charlotte, blouse et casque enfilés, l’attachée de direction de 48 ans nous fait le tour du propriétaire et se livre à quelques confidences nocturnes.

Bonjour Stéphanie, pouvez-vous nous raconter comment vous avez commencé à travailler à Rungis ?

Je suis arrivée dans l’entreprise en 2006 avec le fils de l’associé de mon père, nous avons tous les deux pris la succession de nos pères qui dirigeaient la boîte car Porcgros est une entreprise familiale depuis trois générations. Avant cela, je travaillais dans une bijouterie à Paris, je suis passée de la vente de pendentifs en forme de fées et de dragons au porc ! Et aussi étonnant que cela puisse paraître de l’extérieur, je suis très attachée à ce métier. Il y a un lien charnel avec la viande qui ne s’explique pas.

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Comment se déroule une “nuit classique” sur le marché en tant qu’attachée de direction commerciale ?

Quand j’arrive, vers 3h du matin, je vérifie les commandes sur lesquelles il reste à préparer des choses, j’en pèse certaines puis j’accueille les clients dans la bonne humeur et toujours le mot pour rire puis j’aide à leur amener les commandes. Je vais aussi saluer les hôtesses de caisse et on en profite pour regarder les prix du marché pour le porc. Ensuite, mon travail en bureau commence : les commerciaux appellent leurs clients et on vérifie les factures du jour, les stocks et la préparation de commandes pour le lendemain. Enfin, vers midi, je rentre chez moi, et là, j’enchaîne sur la deuxième journée avec les lessives, le rangement… ce que font beaucoup de femmes à la maison… ! Je dors environ 2h l’après-midi, puis je vais chercher ma fille au collège, on dîne et à 20h30/21h, je suis au lit ! Je dors entre 6 et 7 heures chaque jour, mais en deux fois.

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Vous appréciez ce rythme de nuit ?

Oui, je ne pourrais pas en changer ! Quand je suis très fatiguée, je me dis parfois que c’est trop dur mais le sentiment se dissipe rapidement. Le corps s’habitue plus vite qu’on ne le pense à ce rythme atypique… Et il y a quand même des avantages. On peut faire certaines choses comme prendre des rendez-vous l’après-midi si besoin, et puis surtout, il n’y a pas de problème d’embouteillages pour venir travailler. Le seul truc dont je dois me soucier, c’est de ne pas heurter les animaux qui traversent la route puisque j’habite proche de la forêt de Fontainebleau.

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Vous pouvez les ramener ici, au pire… (rires)

(Rires) Aussi, quand on bosse de nuit, il y des petits plaisirs qui nous sont réservés : on voit de superbes levers de soleil et on peut admirer la lune chaque soir. Sur le marché, j’aime nous voir comme des petits lutins de nuit, qui préparent tout pendant que les autres dorment…

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L’ambiance de travail est-elle différente la nuit ?

C’est sûr, la nuit rend peut-être les choses… un peu plus “folles” ! Mais bon, c’est aussi l’ambiance de Rungis qui est très particulière. Dans mon équipe, je dirais qu’il y a beaucoup de solidarité et… qu’on se marre bien. Nous avons des métiers difficiles : nous passons nos nuits dans le froid, à porter des charges lourdes, alors c’est plus agréable si on le fait dans une atmosphère “bon enfant”. On prend soin des autres et c’est très agréable. D’ailleurs, heureusement que mon mari n’est pas jaloux, car ici, j’appelle tout le monde “chéri”.

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Y a-t-il beaucoup d’autres femmes sur le marché de Rungis ?

Oui, il commence à y en avoir pas mal mais tout dépend des produits ! Il y en a de plus en plus à la volaille, il y en a une au bœuf, mais je suis la seule au porc et côté fruits et légumes, c’est encore très masculin… Après, il y a beaucoup d’entraide entre les femmes de Rungis. On se serre les coudes. Et de plus en plus d’initiatives sont développées pour nous faciliter la vie, une crèche a même ouvert ses portes en 2020 avec des horaires adaptés pour soulager les parents.

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Le fait de devoir porter des charges lourdes bloque-t-il des femmes à l’entrée de vos métiers ?

Il faut effectivement être sportive. Moi, je renforce beaucoup mon dos et mes épaules en faisant du sport pour pouvoir aider à porter les commandes au client. Je soulève au maximum des charges de 20 kilos mais plusieurs fois dans la journée, c’est ça qui est réellement épuisant. Mais si peu de femmes s’engagent dans cette voie, je pense c’est parce que ce sont des métiers méconnus dans lesquels on ne nous incite pas vraiment à aller. Moi, j’ai la chance d’avoir vu mon père évoluer dedans depuis que je suis petite. C’est ça qui m’a ouvert les portes.

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Ce monde vous impressionnait donc moins ?

Effectivement. Mais je dois dire que j’ai quand même pris une grosse claque lorsque j’ai pris la succession de mon père qui a pris sa retraite il y a 11 ans. Déjà, parce que j’étais “la fille du patron”, mais aussi parce que je ne venais pas du même monde. J’ai mis six ans à vraiment m’affirmer dans ce monde d’hommes…

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Comment avez-vous fait votre place ?

Il a fallu que je prouve énormément, j’ai dû montrer que je n’avais pas peur de travailler, de mettre la main à la pâte. Dans ce milieu, il faut travailler plus dur qu’un homme. Aujourd’hui, je sens qu’il y a beaucoup de respect mutuel dans mes relations professionnelles. Je prends soin des autres, et ils prennent aussi beaucoup soin de moi !

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Article édité par Romane Ganneval
Photo par Thomas Decamps

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