Hope Labour : quand les jeunes doivent se résoudre au travail gratuit

05 mai 2022

7min

Hope Labour : quand les jeunes doivent se résoudre au travail gratuit
auteur.e
Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

L’espoir fait vivre c’est bien connu. Mais est-ce aussi l’espoir qui nous met en action quand il s’agit de travailler ? C’est la thèse de chercheurs américains qui ont développé le concept de « hope labour ». Au cours d’un stage, lorsqu’on manque d’expérience, au début d’une nouvelle activité, ou encore pour aider un proche sur un projet pro, nous aurions tendance à accepter un travail sous-payé ou gratuit dans la perspective de gagner en employabilité. Des « petits logos » demandés à un graphiste débutant, à l’article rédigé contre de « l’exposition », cette mécanique ne profite-t-elle pas davantage aux bénéficiaires de ce travail gratuit qu’à ceux qui le fournissent ? Décryptage.

Travail à l’horizon : la carotte sans le bâton

Pour les auteurs de Hope Labour : The Rôle of Employment Prospect in Online Social Production (2013) Kathleen Kuehn et Thomas F. Corrigan, le hope labour se définit ainsi : « Un travail non rémunéré ou sous-rémunéré effectué dans le présent, souvent pour l’expérience ou l’exposition, dans l’espoir que de futures opportunités d’emploi pourront suivre. » Le hope labour serait particulièrement répandu dans les métiers du digital, du blogging, en passant par les critiques de consommateurs et contributeurs libres. On le retrouve notamment dans le secteur du graphisme qui regroupe de nombreux appels d’offres non rémunérées ou tirant les prix vers le bas, dans un marché toujours plus concurrentiel où les débutants peinent à faire reconnaître leur travail.

Focalisés sur l’univers des blogueurs, les sociologues américains estiment que ce travail accompli gracieusement profiterait surtout et largement aux entreprises. Les deux chercheurs évoquent même la normalisation d’un système à travers l’idéologie néolibérale, qui fait reposer sur l’individu les coûts et les risques d’un investissement personnel. De cette manière, les travailleurs espèrent développer une expérience, une compétence qui leur permettra dans un futur plus ou moins éloigné de décrocher un emploi dans le secteur en question. Le problème étant que le secteur repose largement sur ce travail gratuit. Le hope labour concourait ainsi à décourager l’embauche dans ces derniers, car les activités à moindre frais y sont la norme acceptée par tous.

Les stages non rémunérés, même combat ?

Services civiques, bénévolats, stages… La liste des statuts les plus susceptibles d’être confrontés à ces propositions de travail gratuit est longue. Qui n’a jamais réalisé un stage dans une entreprise qui semblait ne reposer que sur une armée de stagiaires ? Des salles de rédaction pleines de petites mains, des ONG proposant des opportunités “uniques” à l’étranger, des start-ups offrant une expérience en or… autant d’occasions d’un travail non rémunéré, qui fonctionne via une mécanique similaire à celle théorisée par les deux sociologues américains à propos du hope labour.

Marie, 20 ans, étudiante à Sciences Po, est stagiaire pour six mois à l’étranger au sein d’un organisme international. Sa mission consiste à aider à la protection des droits de l’Homme auprès de réfugiés et personnes en situation de vulnérabilité contre les violences qui leur sont faites. Concrètement, la jeune femme écrit des rapports sur la situation du terrain, gère une partie des relations avec les donateurs étrangers, épaule plusieurs collègues dans différentes missions. Avec des horaires classiques de 8h30 à 17h, du lundi au vendredi. Marie bosse tout autant que ses collègues. Elle considère elle-même que son stage est un vrai travail : « J’ai fais deux stages auparavant qui n’étaient pas payés, ça se rapprochait du bénévolat sur le terrain. Là je vais au boulot tous les jours, je suis derrière un ordi, franchement je fais du taf et je ne vois pas du tout ça comme du bénévolat. »

Pourtant, comme tous les stages au sein de son organisme d’accueil, elle ne touche aucune rémunération pour son activité. « Non seulement je ne suis pas rémunérée, mais je dois prendre le taxi tous les jours pour venir car il n’y a pas de transports en communs ici, je n’ai pas de voiture et je n’ai pas d’aide non plus là-dessus. Ce sont des prix bien plus bas qu’en France mais c’est quand même un coup d’environ 4 euros de la journée. » Le plus gros problème que génère cette gratuité du travail selon Marie, se joue au niveau de l’égalité des chances qu’offrent ces expériences non rémunérées. « Moi, j’ai de la chance que mes parents m’aident pour ma vie ici, mais j’ai conscience que sans eux, je ne pourrais pas faire ce stage, avoir cette opportunité. En discutant avec ma boss, j’ai appris qu’un autre candidat à mon stage aurait pu avoir cette opportunité, mais a dû décliner quand il a appris que ce n’était pas rémunéré. C’est hyper handicapant pour beaucoup de personnes de ne pas être payé et c’est un vrai problème de diversité des profils. »

Ce stage, Marie l’envisage comme une relation à double sens, d’un côté elle apprend de son institution et en échange, elle apporte sa pierre à l’édifice et aide celle-ci. Si l’étudiante apprécie tout particulièrement cette expérience, elle regrette toutefois l’absence totale de gratification. « Parfois, ce n’est pas essentiel que je sois présente pour une mission et c’est plutôt de l’observation, c’est vrai. Mais bon, la plupart de mes potes en stage font eux aussi de l’observation… et sont payés. »

Le travail gratuit, un « déni de travail »…

Lorsqu’on parle de travail gratuit, de quoi parle-t-on au juste. Il ne s’agit pas d’une simple soustraction “travail moins salaire” : c’est avant tout un déni, une non reconnaissance du travailleur, évoque Maud Simonet, sociologue du travail spécialisée dans l’étude du travail gratuit dans un épisode d’Idées larges sur Arte. Citons en exemple, l’engagement dans la sphère associative, qualifié de “bénévolat” et non de “travail”. Un stagiaire n’effectue pas non plus un “travail”, mais est “en formation”. Pour les activités de blogueur sur Internet dont parlent les sociologues américains, il s’agit de l’expression d’une “passion”, mais encore une fois, ce n’est pas reconnu comme du “travail”. Ce déni serait davantage présent dans les activités féminisées telles que le ménage ou les soins, n’étant pas qualifiés donc pas reconnus, analyse Maud Simonet. En ce sens, le travail gratuit est aussi un déni de compétence.

…qui repose sur un système de valeurs

Mais pourquoi les stages ou les services civiques pour ne citer qu’eux, bien souvent gratuits ou faiblement rémunérés, ne sont-ils pas considérés comme du travail à part entière ? On ne parlera d’ailleurs pas de rémunération au même titre qu’un emploi, mais de gratification pour le stage (autrement dit peanuts). Or, si tout travail mérite salaire, cela revient-il à dire qu’en stage on ne travaille pas vraiment ? Pour la sociologue Marie-Anne Dujarier, aucune activité n’est en soit du travail et le critère d’être payé n’est finalement pas déterminant, puisqu’on parle aussi bien de travail bénévole que de travail domestique… Ce qui est reconnu comme du travail, c’est ce qui dispose d’un statut octroyé par une institution. Pour Maud Simonet, il y a donc un enjeu politique à appeler une activité du “travail” ou non. On le voit dans la sphère domestique : les activités de ménage, d’éducation des enfants, sont opérées au nom de valeurs telles que l’amour ou la féminité. Et pour l’humanitaire, c’est la même chose. La solidarité et le don de soi étant valorisés ici au titre d’un sacrifice de revenu. Marie le constate dans sa branche : « On dit souvent que l’humanitaire est un domaine dans lequel tu ne fais pas le job pour la rémunération, ton but c’est d’aider des gens et la rémunération n’est pas supposée être un grand facteur quand tu décides de prendre un poste. »

Mais à qui profite le crime ?

On intègre volontiers les stages dans cette catégorie de hope labour. Pour la sociologue Maud Simonet, ce travail gratuit est aujourd’hui considéré comme une étape dans la carrière professionnelle, un investissement. « Il a pour effet de renforcer le poids symbolique de l’emploi : celui-ci devient une sorte de Graal qu’on pourra peut-être atteindre si on passe toutes ces étapes. On fait d’abord un peu de bénévolat, puis un stage, voire un service civique, un contrat aidé et, enfin, on aura peut-être un “véritable emploi” », explique-t-elle dans une interview accordée à la revue Ballast. Ce processus long augmente la désirabilité de l’emploi comme statut et fait aussi fonctionner des secteurs entiers du marché du travail, sur le dos des individus. Le problème, c’est que cette mécanique nourrit un système défaillant puisque précarisant. Des stagiaires remplacent d’autres stagiaires à la fin de leur contrat, dans une continuité. Marie, qui se dirige vers un master en développement international, ressent pour sa part cet attrait pour un “vrai poste” dans l’humanitaire, qu’elle souhaite obtenir dans management de projet ou dans la partie juridique du secteur. « J’ai hâte d’avoir un contrat, un peu plus de responsabilités, d’être payée pour ce que je fais. Entre employé et stagiaire il y a quand même pas mal d’avantages et c’est aussi une reconnaissance. Je sais que je me condamne un peu à un salaire de merde pour le reste de ma vie mais c’est un choix que je fais avec en accord avec mes valeurs. »

De nombreuses activités ne sont pas considérées comme du travail, bien qu’elles permettent aux entreprises de se développer, aux services publics de continuer de fonctionner, aux associations d’œuvrer face au désengagement de l’Etat. Finalement, les questions à se poser individuellement lorsqu’on a l’occasion de faire un travail gratuit pourraient-être : « Qui en est le bénéficiaire ? Ce travail me profite-t-il en partie ou profite-t-il uniquement à quelqu’un d’autre ? » ou encore : « Est-ce que mes valeurs sont en accord avec le fait de faire cette activité gratuitement ? »

Du haut de ses 20 ans, Marie relativise quelque peu de son côté : « Quand on est jeune, si on peut se débrouiller, ce n’est pas hyper grave de ne pas être payé. » Cet été, juste après son stage, la jeune étudiante devra toutefois travailler (en étant payée cette fois) en tant que serveuse pour compenser ces six mois de dépenses sans rémunération.

Quid de l’action collective ?

En 2015, un étudiant en stage à l’ONU (qui ne rémunère pas ses stagiaires) dans la ville de Génève révélait avoir dormi dans une toile de tante au bord du Lac Léman, faute de moyens pour se loger durant la durée de son stage. Préparé à l’avance, l’étudiant avait mis en scène ce happening pour alerter contre l’extrême précarité des jeunes. L’occasion de rappeler la lente progression du statut de stagiaire en France.

La situation fragile des stagiaires en France, conduit en 2005 à la création d’un collectif nommé Génération Précaire, formé pour protester contre les nuées de stagiaires qui faisaient tourner l’économie de certaines entreprises à titre gratuit. Leurs modes d’actions, du flashmob dans les locaux des entretrpises abusives où les militants portaient un masque blanc symbolisant l’anonymat des stagiaires, à l’appel à la grève, visaient à réguler le statut de stagiaire. Leur combat mène à la loi sur l’Égalité des chances en 2006. À partir de cet instant, la convention de stage devient obligatoire et les stages doivent être rémunérés au-delà de trois mois d’activité. Débute alors à petits pas, des mouvements qui mèneront au statut de stagiaire actuel. En 2007, c’est un comité des stagiaires qui obtiendra auprès du Ministre du Travail de l’époque, un seuil minimum de gratification (fixé alors à 379 euros), qui devient obligatoire à partir de 2 mois en 2009. L’année suivante, les jeunes diplômés n’ont plus la possibilité d’effectuer un stage comme c’était le cas jusqu’alors, et seuls les étudiants inscrits en formation auront cette possibilité. En 2011, la législation contraint les entreprises à un délai de carence entre deux postes de stagiaires pour éviter la prolifération d’emplois déguisés et les stages sont fixés à durée maximum de six mois au sein d’une même entreprise. En 2014, la loi renforçait enfin le statut du stagiaire sur la rémunération, le temps de travail et le droit à des congés. Un long cheminement et une manière de nous rappeler que les mouvements et mobilisations sociales sont aussi un levier d’actions politiques.

Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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